mardi 17 novembre 2015

Union nationale

Sage Sohier via camera democratica


- Il faut montrer qu'on n'a pas peur.
- T'as pas fini de dire des conneries ?
- Faut pas leur laisser croire qu'ils ont gagné !
- J'ai l'impression d'écouter France Inter dès que tu l'ouvres...
- Qu'est-ce que t'en sais ? Tu l'écoutes jamais !

- Je tiens à mon intégrité psychique. T'as peut-être raison, après tout. Quand j'y pense, ça les impressionnerait sûrement, les gars de Daech, s'ils nous voyaient là, en train de nous enfiler des bières dans ce vieux rade !

- En tous cas, toute cette tragédie, ça relativise nos petits soucis personnels.
- Tu crois ?
- Tu ne m'as pas raconté : ça s'est passé comment, ta visite à l'hosto ?
- La routine.
- La dernière fois que je t'ai vu, t'étais mort de trouille...

- En fait, je crois que j'avais davantage peur de croiser ma mère que de ce que pouvait me dire le médecin.
- C'est absurde.
- Non, c'est une coïncidence.
- Je voulais dire : c'est absurde de devoir te cacher de ta mère, à ton âge !
- J'ai appris deux jours auparavant qu'elle avait rendez-vous dans ce même hôpital quelques minutes après moi, que voulais-tu que je fasse ?
- Lui en parler.
- T'es dingue ?!
- Pourquoi ?
- Ben, je sais pas, t'es né comme ça... Tu la connais, ma mère : avec ses hausses de tension, ses propres douleurs et son caractère méditerranéen, elle se serait inquiétée...
- ...Pour rien ! Comme toi : tu t'es inquiété pour rien.
- Je me demande encore comment j'ai fait pour ne pas la croiser.
- Vous n'étiez pas dans le même service.
- J'ai quand même navigué d'un endroit à l'autre. Ça aurait très bien pu se produire.
- Comment ça ?
- Arrivé à l'accueil, j'ai donné mon nom et là, on me demande mon prénom parce que deux personnes ayant rendez-vous ce jour-là portent le même patronyme.
- La vache ! Tu leur as dit de ne rien dire à ta mère ?
- J'ai compté sur le secret médical.
- Pourquoi tu dis que tu as navigué ?
- De l'accueil, tu vas à la caisse. Et tu attends dans une salle, devant des boxes. Avec ton numéro. Une fois dans le box, j'entends tous les malades qui passent dans le box voisin dire qu'ils ont rendez-vous avec le même médecin que moi.
- La vache
- Ce qui voulait dire que l'heure du rendez-vous était simplement indicative et qu'il allait y avoir de l'attente.
- De quoi multiplier les chances de la croiser.
- La chance ? Quelle chance ? Depuis que je suis tombé malade, en août, j'ai réussi à le lui cacher. Tu imagines si je tombe sur elle à la caisse ou dans un couloir ?
- C'était peu probable quand même.
- Détrompe-toi : toutes les consultations ont lieu au même endroit. 
- Tous les services sont mélangés ?
- Tout se passe au rez-de-chaussée, au-dessus, c'est les chambres. Les médecins sont dans des boxes.
- Eux aussi ?
- Oui. On doit les mettre en boîte par compassion avec les malades. Après, tu attends dans la salle qu'on t'appelle. Quand c'est ton tour, tu vois une infirmière qui te soumet à un questionnaire. 
- Quel genre ?
- Poids, taille. Vous fumez ? Vous buvez ?
- T'as répondu quoi ?
- Je lui ai dit : comment ça ?
- Ben oui, comment ça ?
- Elle me dit : Combien de fois par semaine ?
- T'as dit quoi ?
- Deux fois.
- Menteur !
- De toute façon, ça ne veut rien dire. Tu peux boire tous les jours et boire moins qu'en buvant simplement deux fois par semaine… D'ailleurs, elle s'en est rendu compte…
- Que tu mentais ?
- Non, que sa question était mal posée. Elle s'est reprise en disant qu'il valait mieux demander combien de verres par jour. Mais c'était trop tard.
- Et après ?
- Tu retournes à ta place et tu attends. Comme à Pôle-emploi.
- Je ne suis jamais allé à Pôle-emploi.
- A la SNCF, si tu préfères.
- Une dernière ?
- Une des dernières, je te connais !
- Comment ça, la SNCF ?
- Ben tu sais, un tableau fait défiler les numéros et le box correspondant.
- Tu peux choisir ta destination ?
- Non, une fois que tu es là, c'est déjà trop tard. J'étais mort de trouille. Je guettais toutes les personnes qui arrivaient dans la salle en redoutant de la voir apparaître. J'ai hésité à mettre mon casque de scooter.
- On a vu mieux comme camouflage. Et ensuite t'as vu le médecin ?
- J'ai enfin été appelé. Le gars, très sympa, a regardé tout le dossier, les différents examens et m'a dit que bon, il n'était pas inquiet...
- Tu vois, je t'avais bien dit !
- Oui, mais c'était mal dit. Et puis, il va quand même aller voir ce que ça raconte, au cas où...
- Donc, tu dois quand même te faire explorer ?
- Oui, peut-être même deux fois.
- C'est-à-dire ?
- Si la caméra montre que le scanner avait raison, ils me revoient pour retirer le truc.

- Et tu le passes quand, le premier examen ?
- Début décembre. 
- Je trouve que c'est bon signe, non ?
- Pourquoi ça le serait ?
- Ben, s'il laisse passer tout ce temps, ça signifie qu'il ne pense pas que ce soit très grave.
- T'as avalé la méthode Coué avant de venir prendre l'apéro ou quoi ? Je t'assure que j'aurais préféré le faire tout de suite. Et savoir. Plutôt que d'attendre encore.
- Il t'a expliqué comment ça se passait ?
- Un peu. Ça ne fait pas mal, mais on a des sensations étranges.
- Quel genre ?
- Etranges. L'appareil est impressionnant…
- Il parlait de l'appareil pour l'examen, je suppose ?
- Oui, car il ne m'a même pas examiné.
- Ah bon ?
- C'est pas plus mal. 
- Ça veut dire que t'as pas eu droit à un nouvel envol ?
- Non !
- Dommage, tu commençais à y prendre goût.
- Dans tes rêves !
- J'avoue...
- Tu avoues quoi ?

- C'est quand tu veux...
- Je préfère qu'on reste amis. Tu en prends une dernière ?
- N'empêche, avec cette tragédie, ça te fait pas percevoir la mort autrement ?
- C'est-à-dire ?
- De manière moins égoïste.
- Tu connais ma lâcheté légendaire. Associée à ma misanthropie toujours grandissante, tu vois, dans une situation comme celle du Bataclan, je crois que je n'aurais pas cherché à aider quiconque, je n'aurais pensé qu'à ma gueule...

- T'es vraiment associable, sans coeur.
- Non, honnête. Tu préfères que je joue les fiers-à-bras comme tant d'autres ?
- Ok, Ok... On se retrouve demain, pour le match ?
- France-Angleterre ?
- Ben oui, c'est historique.
- C'est juste un match amical.
- Oui, mais tous les regards vont être braqués sur notre équipe de France après ce qu'il s'est passé.
- Si ce ne sont que des regards, ça va. Mais y'aura pas le mien.
- Il faut montrer qu'on est fier d'être Français !
- Tout ce patriotisme obligatoire, ce bellecisme hypocrite me débectent.
- Il faut oublier les querelles politiciennes !
- Je vois... Au nom de l'esprit du 11 janvier, de l'union nationale, tu soutiens aussi les bombardements en Syrie, et j'imagine que tu n'es pas contre la fusion entre Les Républicains et le PS, la déchéance de nationalité et le travail le dimanche...

- Arrête !
- Excuse-moi, tout ce cirque me fatigue.
- C
'est important d'aller voir ce match !

- Tu vas pas recommencer ? Tu veux qu'avec le bar entier on chante en choeur la Marseillaise ?
- Et alors, tu vas faire comme tous ces faux joueurs français qui refusent de la chanter ?
- Fais gaffe, t'es en train de virer Zemmour, tendance Finkie !
Moi, La Marseillaise, monsieur, je ne chante que celle de Léo Ferré !

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