samedi 28 novembre 2015

Des armes pour l'hiver


Ryan McGinley via Thisisn'thappiness



- Je croyais que tu étais dans Calaferte.
- Je fais une pause.
- Comme pour Boussole ?
- Non, Boussole, c'est impossible de le reprendre. On n'a qu'une vie. Plutôt comme Morgiève.
- Sex Vox je sais pas quoi ?
- Dominam. Ce sont des lectures éprouvantes.
- Peut-être mais je n'arrive pas à comprendre comment tu peux lire deux livres en même temps.
- Calaferte, c'est magnifique, mais il faut remonter à la surface parfois, prendre l'air…
- J'ai lu ça quand j'étais jeune, ça m'avait marquée...
- De plus, je suis tellement fatigué en ce moment, je ne tiens que le temps d'une page ou deux avant de sombrer. Autant lire un ou deux poèmes.
- Tu n'as pas déjà tout lu de lui ?
- Ce sont de nouvelles traductions. Le neuvième volume des œuvres complètes. Je n'ai pas relu ses nouvelles dans leurs nouvelles traductions, et dans leur intégralité.
- Leur intégralité ?
- On présente généralement Raymond Carver comme l'inventeur du minimalisme. Ce sont des raccourcis de critiques à la noix et c'est surtout entièrement faux.
- Pourquoi ?
- C'est son éditeur, Gordon Lish, également écrivain, qui a repris la plupart des textes de Carver, en éliminant le gras. Au début, Carver était furax, mais devant le succès, il a fermé sa gueule. Récemment, on s'est mis à publier les textes non expurgés et retraduits. On pourrait les acheter pour que tu les lises, car tu n'as jamais lu Carver, n'est-ce pas ?
- Non, mais tu m'as déjà lu des poèmes, et même une ou deux nouvelles, il y a longtemps. Et ses entretiens, l'an dernier…
- J'adore ce type.
- Tu vas te taper cette énorme biographie aussi ?
- Oui. Bien que j'en aie
déjà lu une il y a quelques années... Mais il faut de quoi tenir l'hiver qui s'annonce particulièrement rude ! Il y a urgence !
- Je n'arrive pas à me réchauffer.
- Colle-toi à moi. Non ! Pas les pieds !
- Là, ça va ?
- Parfait, ne bouge plus.
Carver
disait écrire des nouvelles et des poèmes parce qu'il ne pouvait consacrer plus de temps à l'écriture entre ses boulots alimentaires, en usine le plus souvent, ses problèmes d'alcool, ses gamins qu'il avait eu très tôt...
- Tu es un peu le Carver de la blogosphère.
- N'importe quoi.
- Remarque, non, je ne veux pas que tu sois un Carver blogueur parce qu'il est mort assez jeune, non ?
- Oui. A mon âge, je pense qu'il était déjà six feet under. Il a réussi à arrêter de boire car on lui avait dit qu'il était condamné s'il continuait. Et là, il est publié, le succès arrive, il vit quelques années fastes et paf, cancer.
- C'est pour ça que tu ne veux pas arrêter de boire ?
- Tu as tout compris. Ecoute ça :

Pas besoin

Je vois une place vide à la table
Celle de qui ? Et de qui d'autre ? Ça ne trompe personne.
Le bateau attend. Pas besoin d'aviron
ni de vent. J'ai laissé la clé
au même endroit. Tu sais où.
Souviens-toi de moi et de tout ce que nous avons fait ensemble.
A présent, serre-moi fort. Comme ça. Embrasse-moi
fort sur la bouche. C'est ça. A présent
lâche-moi, ma toute chérie.
Nous ne nous rencontrerons plus en cette vie,
donne-moi donc un baiser d'adieu. Là, embrasse-moi encore.
Encore une fois. Voilà. Cela suffit.
Maintenant, ma toute chérie, il faut me lâcher.
Il est temps de se mettre en route.
- C'est très sentimental. Je n'en avais pas ce souvenir.
- C'est un de ses derniers poèmes, je crois. Gary aussi était sentimental. Il avait d'ailleurs un mot là-dessus... Il fait trop froid pour se relever, alors, tu me pardonneras, je cite de mémoire : C'est horrible de vivre à une époque où au mot sentiment, on vous répond sentimentalisme. Il faudra bien pourtant qu'un jour vienne où l'affectivité sera reconnue comme le plus grand des sentiments et rejettera l'intellect dominateur.
- C'est dans quoi ?
- Comment s'appelle ce faux livre d'entretiens ?
- L'Affaire homme ?
- Oui, je crois. Non, attends, L'Affaire homme, c'est un recueil de textes. La Nuit sera calme !
- J'espère !
- C'est le titre du bouquin. Enfin, il faudra vérifier si c'est là-dedans. N'ayant pas eu les armes, enfant, pour développer mon intellect, je suis resté un sentimental.
- Et ça, c'est dans quoi ?
- Dans ton lit.
- Sérieusement !
- C'est dans rien. C'était une réflexion – une pensée consolatrice. J'en ai tellement peu que j'espérais que tu les reconnaissais quand elles surgissent inopinément. Tiens, écoute :

Le débat

Ce matin je suis déchiré
entre ma responsabilité envers
moi-même, le devoir 
envers mon éditeur, et l'attirance
que j'éprouve pour la rivière
qui passe en bas de chez moi. Le frai
d'hiver a ramené les truites,
voilà le problème. C'est
bientôt l'aube, la marée
est haute. A l'instant même où
ce petit dilemme 
surgit, et tandis que le débat
se poursuit, les poissons
affluent dans la rivière.
Bah, je survivrai, et serai heureux,
quoi que je décide.
- Tu aimes la pêche ?
- Quelle drôle de question.
- Je trouve ça étrange : depuis le temps qu'on se connaît, nous n'avons jamais parlé pêche.
- Si, tu m'as raconté avoir été vendeur de cannes à pêche. 
- Et de fusils de chasse !
- C'est dingue ! 
- Rimbaud aussi a vendu des armes !... Pourquoi tu ris ?
- J'imagine Rimbaud tenant un blogue...
- Bref, tu as déjà pêché, mon enfant ?
- Beaucoup.
- Je m'en doute. Je parle de parties de pêche.
- Une fois, enfant. A la campagne, en Dordogne. J'en garde un mauvais souvenir.
- Tu étais avec qui ?
- Avec mon père. 
- Je comprends.
- Avec mon frère aussi. Avec les moulinets, des trucs compliqués, tout ça. Mon père était un peu comme Podalydès, très matos. Il était super équipé. Nous aussi, on avait pris un cahier pour noter tous les poissons que nous allions prendre. Tu parles ! On est resté tout un après-midi avec la ligne dans l'eau, en silence - il ne fallait surtout pas faire de bruit -, et on n'a rien pris. Quel ennui ! 
- Ton père devait être furibard.
- Ma mère surtout ! Elle avait prévu du poisson pour le dîner et on n'a rien rapporté. On a dû filer dare-dare à la poissonnerie ! Affreuse, cette histoire de pêche !

1 commentaire:

  1. armes et munitions, oui, l'hiver s'annonce long, des grues dans le ciel bas, il y a un moment déjà

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