lundi 27 avril 2015

Pays de Cocagne





- Tu sais ce que tu vas répondre ?
- Non. 
- Tu aurais dû le faire quand ?
- Faire quoi ?
- Répondre.
- Je ne sais pas. Elle n'a pas reçu mes premiers mails et quand je lui pose une question sur la méthode de travail, elle met trois jours à répondre.
- C'est si mal rémunéré ?
- 30 euros le feuillet ! Même à mes débuts, je n'ai jamais été aussi mal payé ! Et les réglements s'effectuent au moment du bouclage du bouquin, en fin d'année…
- Tu n'as qu'à lui dire la vérité…
- Laquelle ?
- Que tu as du mal à trouver la motivation nécessaire pour écrire des articles aussi chiants et payés aussi tardivement.
- Et je me grille…
- Pas très grave, non ?
- Ben, ces trois dernières années, couplés à mon smic, les articles que je faisais pour elle m'apportaient un peu d'air.
- Et là, elle t'en demande plus mais moins bien payé ?
- Exact. Les délais étant très courts, je pense qu'elle va m'en vouloir de refuser parce qu'elle n'a personne d'autre sous la main…
- Tu m'étonnes ! Avec ces conditions, ça ne doit pas être facile à trouver…
- L'idée de renoncer à cet argent, j'ai du mal… De plus, j'ai peur que, par représailles, elle me retire ma petite bouée de sauvetage en fin d'année. Mais c'est tellement dégradant d'accepter ce traitement…
- Moi, je touche 90 euros pour mes résumés de 150 signes.
- Donc, je n'accepte pas ?
- C'est vrai que ça serait bien si tu gagnais un peu plus d'argent. On pourrait voyager.
- Je croyais que tu n'aimais pas voyager.
- Pas du tout. C'est simplement que je n'en ai jamais eu les moyens.
- Tu n'arrêtes pas de dire que tu te sens en vacances, dans cette maison. Pas besoin de partir…
- Je pourrais aussi me réinscrire aux cours de gym : j'ai de plus en plus mal au dos.
- Tu veux que je te fasse un massage ?
- Non, parce qu'ensuite
ça dégénère… Si on avait un peu plus d'argent, on pourrait acheter une maison avec jardin, ça me manque un jardin, pas toi ?
- Oui, peut-être… Cela dit, je n'en ai jamais eu. Une maison non plus, d'ailleurs.
- Toutes les maisons de la rue ont des jardins, sauf la nôtre.
- Elle en a un ! Simplement, il n'est pas accessible.
- S'ils avaient été sympas, ils nous en auraient laissé l'accès.
- Mais ils ne le sont pas. 
- Sous leur aspect cool, mielleux, c'est de vrais cons.
- Tu sais que je n'aime pas ce terme, mais c'est le portrait même des bobos, tel que le dresse le géographe Guilluy, dont je t'ai parlé l'autre jour : des petits-bourgeois qui acceptent de vivre dans des quartiers populaires, mais retirés, enfermés chez eux, sans contact avec les autochtones…
- Il dit ça, Guilluy ? Autochtones ?
- Non, ça c'est moi. C'est ce qu'on appelle de l'humour, je ne sais pas si tu vois ce que c'est.
- Non, tu ne m'y as pas habitué. Mais tu en es un aussi.
- Un quoi ?
- Un bobo.
- Moi ?
- Ben oui, tu es propriétaire d'une maison dans un quartier populaire.
- Un, je ne suis que copropriétaire, qui plus est minoritaire. Deux, cette banlieue populaire, j'y suis arrivé à l'âge de 4 mois. Trois, je suis fils de prolos et prolo moi-même.
- Tu ne travailles pas sur des chantiers comme ton père.
- Certes. Mais attend. 
- Tu fais quoi ?
- Je vais te donner la définition exacte de prolo.
- Je la connais.
- "Personne qui ne peut attendre de ressources que de la rémunération que lui alloue celui auquel il loue ou vend sa force de travail".
- Tu ne fais pas un travail de force.
- Un peu quand même. Mais c'est surtout que si je quitte mon boulot, ou que je suis licencié, je n'ai rien. Je ne peux plus rembourser le prêt et je me retrouve sdf.
- Si tu ne peux plus rembourser le prêt, on perd la maison.
- Tu vois, je vais accepter ce boulot plus que mal payé, car c'est mon destin de prolo fils de prolos. Comment tu disais déjà hier ? Le transgénérationnel, c'est ça ?
- Tu sais, mes parents ont été épargnés, ça a sauté une génération mais moi, je me retrouve dans la situation de ma grand-mère ouvrière en usine dans le Nord.
- Elle ne touchait pas 90 euros pour 150 signes.
- Ça peut s'arrêter du jour au lendemain, je n'ai aucun contrat.
- Ok, mais ta grand-mère n'avait pas de maison.
- Si. Une petite maison d'ouvriers typique du Nord, en briques rouges, et qu'aujourd'hui les ouvriers ne peuvent plus se payer.
- Tiens, hier, je montrais à ma mère les photos et les papiers de la maraîchère qui habitait ici. Je n'avais jamais remarqué ça : son autorisation de pénétrer sur le marché de la fleur coupée de Paris date de 1963.
- L'année de ta naissance !
- Tu crois que c'était à elle, cette maison ? 
- Il me semble. J'aurais aimé voir à quoi elle ressemblait : remplie de fleurs.
- Mais sans eau, ni électricité, ni toilettes.
- Tu sais qu'elle allait dans le jardin pour ça.
- Oui, c'est ce que ces cons nous ont raconté. Combien il la vend sa maison, le vieux ?
- Mon copain ? 600 000, je crois.
- Tu vois ? C'est de la folie.
- Oh, tu sais, l'autre jour, j'ai vu sa femme.
- Et ?
- C'était amusant. J'étais avec ma fille, on rentrait du parc avec le chien, et il y avait une benne qui bloquait la rue. Elle a déboulé derrière nous : « Je vais appeler la police, ça va pas ça ! » Elle est passée en courant devant nous en répétant cette phrase. Arrivée devant les ouvriers qui s'en occupaient, elle leur dit : « Vous en avez pour combien de temps ? », « Cinq minutes », « Cinq minutes ? C'est trop long ! J'appelle la police ! », et là, un des types dit qu'ils ont fini. Et elle : « Trop tard, j'appelle la police ! » Une furie. Ma fille se marre et me dit : « Ah, c'est une femme qui porte la culotte, j'aime bien les femmes comme ça ! »
- D'où sort-elle cette expression ?
- Je ne sais pas !
- Pauvre vieux, il a l'air si gentil.
- Oui. Ça doit être comme ça depuis 40 ans chez eux ! Elle doit l'exploiter le pauvre. C'est lui que j'ai vu sortir sur le trottoir tout leur bordel accumulé dans le grenier depuis des années. Elle, je ne l'ai rien vu porter.
- Elle doit avoir mal au dos.


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