jeudi 31 mars 2022

La lumière fut

 

Jean-Michel Fauquet

 

La lumière a vécu si longtemps sans adversaire qu’il nous est difficile d'identifier un tel opposant. Nul besoin de rappeler ici que vivre sans rival vous octroie une suprématie extraordinaire, durable. Un jour pourtant, le règne prend fin. Pour la première fois, après des siècles d’éclat et de progrès, de métaphores enthousiastes par milliers, la lumière suscite notre inquiétude, des doutes, des frais. Bien entendu, ses qualités restent intactes. Tout se voit mieux grâce à elle, la question n’est pas là. Mais ce n’est plus comme avant. Son coût est trop élevé. Comme si le prix du kilowatt portait préjudice au prestige habituel de la clarté même. Et si, pour changer, nous accordions notre confiance à l’obscurité et partant, à l’ignorance, au secret, à la confusion ? 

Au début de Demande à la poussière, le roman de John Fante, Arturo Bandini se remémore une nuit assis sur son lit de l’hôtel où il a trouvé refuge, à Los Angeles. Une nuit d’une importance capitale pour lui puisqu’il lui faut prendre une décision à propos de sa chambre. « Ou bien je paie ce que je dois ou bien je débarrasse le plancher. C’est ce que dit la note, la note que la taulière a glissée sous ma porte. Gros problème ça, qui mérite la plus haute attention. Je le résous en éteignant la lumière et en allant me coucher », nous dit notre héros. 

Cette manière de se précipiter, presque comme en amour, dans l’obscurité puis dans le sommeil, comme si, de la sorte, nous allions trouver la solution à tous nos problèmes, nous pouvons l’observer dans de nombreux livres et de nombreuses vies. Surgit toujours le moment où nous nous sentons attirés par l’obscurité et où il nous semble primordial de ne pas voir, ne pas savoir, ne pas ressentir. 

L’obscurité nous nourrit en quelque sorte. Qui n’est pas allé se coucher comme Bandini, ne s’est pas laissé aspirer par les ténèbres avec l’espoir que, en se réveillant le lendemain, tout soit rentré dans l’ordre sans avoir soi-même dû intervenir ? 

Il y a quelques semaines, j’ai retrouvé cette même parade dans Bel Ami. Le personnage principal du roman de Maupassant, après avoir tenté en vain d’écrire son premier article, jette à tout hasard un baiser dans la nuit, ferme la fenêtre, se déshabille et murmure : « Bah, je serai mieux disposé demain matin. Je n'ai pas l'esprit libre ce soir ». Puis, il se met au lit, souffle la lumière et s’endort presque aussitôt. Affaire classée pour ainsi dire. 

Nous pouvons avancer que la lumière se voit désormais recouverte d’un voile insoupçonné de scepticisme. Bien entendu, elle est utile et pratique, et fait que tout autour de nous fonctionne, mais le prix à payer en vaut-il la chandelle ? Après tout, n’oublions pas que rien n’est plus obscur et retors que les factures d’électricité dont nous devons nous acquitter régulièrement. 

Dans cette guerre que se livrent depuis des siècles la lumière et l’obscurité, cette dernière aujourd’hui regagne du terrain. Dans la perspective de ce nouveau scénario, nous pourrions même être amenés à accorder une chance non seulement à l’obscurité, mais aussi à toutes ses variantes : la nuit, les ténèbres, la noirceur, l’aveuglement. Leur coût reste abordable. Avouons-le, certaines choses nous semblent désormais vaguement intéressantes, non pas pour leur beauté exceptionnelle, mais parce que leur prix est à notre portée. 

 



Juan Tallón, "Menos luz",
chronique parue dans El Periódico de España,
trad. maison

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