dimanche 13 mars 2022

Révolution

 

Peter Kertis

Mon père avait connu la bonne époque. Pas de comptes à rendre en place publique, pas de service après-vente, ni pub ni com, il n'y avait qu'à se baisser. Le sang des ouvriers jaunes se confondait avec une seule couleur, la plus belle, la patriote : la couleur de la stabilité de la France. Les rétrocommissions, et les petits compromis, longtemps, personne ne les voyait, ou ne voulait les reconnaître. La corruption avait ceci de bien qu'elle fixait les tarifs du marché. La traîtrise est, quoi qu'on en pense, comme un métal froid : très abordable. 
Paix à son âme, au père : Antoine Rex. Il avait pu travailler en toute tranquillité, à l'abri du regard des uns, des jugements des autres. Ceux qui venaient à la gamelle savaient, mais comme disait papa, ils venaient à la gamelle. Ça les tenait, ces toutous. Les plus dociles étaient parfois les plus puissants, sur le papier. Le défilé à la maison de ministres ventre à terre m'a probablement forgé mieux que toute leçon de vie. Ils venaient chercher un poste futur, un petit service, un conseil d'ami, des enveloppes - un pacte face à leurs propres renoncements. Pourquoi respecter ces indignes ? 
Et maintenant, ils se vengeaient ? Lesquels ? Lequel ? Laquelle ? Dans mon dos, la silhouette se tenait sans un bruit, sans un indice. 
L'élévateur directorial ne m'était pas exclusivement réservé. J'avais tenu à le partager, mais à le partager pour de bon. Les livreurs, et eux seuls, étaient autorisés à l'emprunter. J'aimais ce va-et-vient de sacs à dos bleu, orange, turquoise, vert, arc-en-ciel délavé de notre civilisation dépassée. Ces sans-papiers qui grimpaient les étages de ma holding, à la vue de tous, faisaient des tas d'envieux. Adjoints, assistants, employés, cadres, avaient interdiction d'entrer dans la cage aux fauves, le monte-charge, comme disaient les aigris. 
Mes collaborateurs les plus vifs comprenaient la menace de cet ascenseur asocial. Ils ne tarderaient pas à être corvéables comme ces miséreux à vélos volés. Les moins finauds se moquaient des basanés, qu'ils croyaient envoyés là comme chez Barnum, ou dans le port de Saïgon, fleuron de nos bases arrière passées. Les uns et les autres avaient et tort et raison. Ils s'imaginaient maîtres du monde, misérables abeilles d'une fabrique d'information, ils ne creusaient que leur propre tombe : en voie d'ubérisation ; traqués comme le premier Deliveroo venu. Ce qu'ils ignoraient, les premiers comme les seconds, était le parfait mépris dans lequel je les tenais - premier conseil paternel : je n'avais choisi aucun d'entre eux pour son talent, mais pour sa fidélité. Rivés à leur app maison, les gratte-papier se notaient les uns les autres, se comparaient, se jugeaient, se jaugeaient. Délices du management 360°, cette guerre des étoiles, c'était le nom de l'application, valait mieux que toutes les pointeuses du monde. Cette contre-maîtrise joyeuse, où chacun surveille chacun, gamification de leur servitude, était la garantie de mon pouvoir. Mieux : son socle, bien au-delà de ce que les esprits le plus tordus auraient pu imaginer. 
À l'entrée du bâtiment de Rex News, j'avais fait accrocher cette maxime de papa : 
LA RÉVOLUTION C'EST L'INFORMATION

 

David Dufresne, 19h59,
Grasset, 2022

 

L'auteur sera présent à la librairie Le Monte en l'air, jeudi prochain, 17 mars
pour causerie et dédicace et tout ça.
C'est 2 rue de la Mare, dans le XXe, du côté des gars de Ménilmontant,
à partir de 19h30, qu'on se le dise…

 

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