― ...J'étais chez lui hier soir... Tu te souviens, dernièrement, il m'a reproché de ne jamais, alors que nous sommes ensemble depuis plus de dix ans, lui poser de questions sur les livres qu'il lisait, les spectacles, les films qu'il voyait...
― Oui, je m'en souviens...
― J'ai donc demandé hier s'il avait de la musique. A quoi il a répondu qu'il n'en écoutait jamais. J'étais étonnée, c'est étrange, les gens qui vivent sans musique... J'ai un peu insisté. Il possède une dizaine de CD, bien planqués. Des compilations de variétés des années 80/90. C'est pour les soirées, me dit-il, je n'écoute jamais ça... Il y a plusieurs années, je lui avais offert un album de Bashung. Il m'avait écrit qu'il l'avait écouté attentivement plusieurs fois, l'aimait beaucoup et m'avait vivement remerciée. Eh bien, je l'ai trouvé, le disque que je lui avais offert. Et figure-toi qu'il était toujours sous cellophane. Les bras m'en sont tombés ! C'est incroyable ! Eh bien, maintenant, tu sais, s'est-il contenté de dire, le débat était clos...
― C'est un peu pathétique, non ?
― Il m'avait raconté n'importe quoi... Je me suis demandé si tous ces mots d'amour qu'il m'a écrits durant toutes ces années n'étaient pas aussi du même calibre.
― Les mots d'amour sont des mensonges.
― Tu crois ?
― Non.
― Alors ?
― Je ne crois pas, j'en suis certain. Les mots que nous utilisons pour exprimer des sentiments ne peuvent être qu'approximatifs, à côté de la plaque, d'autant plus lorsque nous les écrivons. Nous avons besoin de nous raconter des histoires, de prononcer certains mots, de les entendre, les lire… Personne n'a la sagesse de se contenter des mots qu'on dit avec les yeux…
― Il n'y a que des livres chez lui, des murs entiers... Il a besoin des mots, de la parole sans cesse. Lors du dîner, après l'amour, je ne sais plus ce que j'ai dit, mais il m'a interrompu en affirmant qu'il s'était justement tu pour compter le temps que j'allais mettre avant de dire quelque chose... Tu entends ça ?
― Ton amant est un cérébral. Et, si je peux me le permettre, un crétin.
― On n'est pas obligé de parler constamment !
― Non, il y a un trop plein de mots. Surtout sur papier...
― Je lui ai rappelé notre rencontre.
― Il ne s'en souvenait plus ?
― Si, mais je lui ai dit combien j'avais eu alors l'impression de passer un entretien d'embauche. Il voulait connaître ma formation, les études que j'avais faites... Je voulais savoir quel était ton parcours intellectuel, rien de plus normal. Je n'avais pas, comme lui, et ses amis, fait de grande école, mais une fac publique, et je travaillais à mon compte. Ce qu'il ne pouvait pas comprendre. Et qu'il ne comprend toujours pas.
― Il a beau dénoncer le libéralisme, le fonctionnement de la bourgeoisie...
― ...Il le dénonce parce qu'il le connaît bien.
― Et que lui-même fonctionne ainsi. L'éternel entre-soi…
― Oui, je ne suis pas du même moule, pas assez bien pour lui…
― C'est pourquoi tu resteras toujours sa maîtresse de l'ombre et ne seras jamais son officielle, comme on dit…
― Oui, c'est ce cellophane qui me l'a enfin fait comprendre, après toutes ces années…
― Vive Bashung !
― Vive Bashung !
― Soirée instructive, donc… Tu as passé la nuit avec lui ?
― Pas du tout. Vers 23h, il est allé faire la vaisselle…
― Un homme moderne tout de même.
― Il m'a commandé un taxi. Il avait du travail, devait également lire ses tweets…
― Lire ses tweets ?
― Oui, enfin, passer du temps sur twitter… Lui, ne tweete pas, il suit des comptes… Il est accro, avoue-t-il, il faut qu'il se connecte tous les matins et tous les soirs…
― Je le comprends.
― Toi aussi, tu es accro ?
― Certainement. Mais je pensais à autre chose. A cette étroitesse d'esprit de sa classe sociale.
― Quel rapport avec twitter ?
― Comme tu l'as dit, on y suit des comptes, que nous avons choisi de suivre, qui nous correspondent, avec qui nous avons des affinités. Et finalement, cet autre entre-soi, virtuel, ne fait que nous conforter dans nos idées, nos centres d'intérêt, notre petit confort intellectuel. Notre étroitesse d'esprit.
― Je n'aurais jamais dû te raconter tout cela…
― Pourquoi donc ?
― C'est comme si je sortais d'une séance chez mon psy. Avoir mis des mots sur cette soirée me la rend encore plus déprimante.
― Paie ta tournée, ça revient moins cher que s'allonger sur un divan. Un jour, tu me remercieras. Tu seras passée à autre chose, et tu te souviendras de nos séances…
― Tu as certainement raison.
― Ne tarde pas trop tout de même. On ne sait pas si une pluie de missiles ne va pas tous nous anéantir d'ici peu…
― Tu as vraiment un don tout particulier pour remonter le moral de tes amis…
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