— Oh, non, pas lui...
— Ne t'énerve pas, c'est un test.
— Pas besoin de test, tu m'as déjà lu des textes de Lordon et je n'aime pas son style emberlificoté...
— Tu m'as mal compris. Je ne te teste pas, le test est dans le texte.
— Tu n'as pas encore entamé la lecture que je ne comprends déjà plus rien.
— Dans son texte, intitulé « Critique de la raison gorafique »...
— Gorafique ?
— Oui, tu sais, Le Gorafi...
— Non, je ne sais pas.
— Gorafi, Figaro, parodie.
— Quoi ?!
— C'est ce journal qui fait des titres et des articles parodiques, de fausses fake news...
— Ah, d'accord. Excuse-moi mais je ne passe pas mon temps, comme toi, à lire des âneries en ligne...
— Tu en lis suffisamment dans les magazines que tu empruntes à la médiathèque ou que tu trouves dans la poubelle...
— Exact. Attends, ne me dis pas que ce gros bouquin que tu es en train de lire est signé Lordon ?
— Oui et non.
— Ce n'est pas une réponse.
— Je suis effectivement en train de lire ce pavé, mais ce n'est pas signé Lordon. Enfin, pas seulement. C'est un livre collectif, paru l'an dernier, auquel collaborent plusieurs signatures du Diplo, mais aussi des chercheurs, des sociologues, des écrivains, des gens comme Sandra Lucbert, Laurent Bonelli, Frédéric Lebaron, François Bégaudeau, Sabrina Ali Benali...
— Le Nouveau monde ?
— Oui, la France d'aujourd'hui. De l'an dernier, plus exactement.
— C'est pareil.
— Oui et non. Le nom des membres du gang a changé, même si certains sont encore là avec d'autres portefeuilles, d'autres irresponsabilités, mais l'esprit demeure.
— Tu es bien bon avec eux...
— Pourquoi ?
— Leur prêter de l'esprit...
— Tu as raison. L'esprit, quoi qu'on en pense, c'est Lordon.
— Je n'irai pas jusque-là, mais je ne demande qu'à te croire.
— Pour faire bref...
— Oui, soyons bref, je tombe de sommeil.
— Selon Lordon, dans ce texte écrit il y a un an et des poussières, le discours de ces néolibéraux est devenu gorafique. « On reconnaît le gorafique à ce que les amuseurs ordinaires sont à la ramasse », dit-il. Pour appuyer sa thèse, il propose un test, avançant que tout un chacun est sûr de perdre.
— En quoi ça consiste ?
— Deviner si les déclarations suivantes, ou titres de presse, sont la Réalité ou si c'est gorafique, s'il s'agit d'une parodie. On commence ?
— Oui, s'il te plaît.
— Alors. Muriel Pénicaud...
— ...Je ne sais même pas qui est cette femme...
— Après avoir bossé pour Orange et Dassault, elle a été ministre du Travail de Macron.
— Je croyais que l'ancien ministre du Travail, c'était Borne.
— Certes, mais ce fut Pénicaud auparavant, durant trois ans, je crois, et puis Borne. Bref, ne nous égarons pas. Donc Pénicaud a dit : Pour toucher le chômage partiel, il faudra désormais travailler. Réalité ou Gorafi ?
— La vache... (je parle de la difficulté de l'exercice, pas de Pénicaud...) Je dirais Réalité.
— Alors, c'est un peu plus compliqué. A l'époque, il y a un an, lors de la conception du jeu, c'était Gorafi, aujourd'hui, c'est Réalité.
— Ah oui, mais c'est avec le RSA, non ?
— C'est pareil, on y viendra. Question suivante. C'est un titre : Muriel Pénicaud appelle les employeurs à « ouvrir leur chakras pour mieux embaucher ».
— C'est pas possible ! Gorafi !
— Réalité.
— Je ne te crois pas.
— Je t'avais prévenue : c'est à s'y méprendre. Autre titre : Muriel Pénicaud demande aux intermittents de se trouver un vrai travail.
— Gorafi !
— Exact.
— J'ai bon ?
— Oui, mais ne te rejouis pas trop vite, les salles de spectacle sont vides, tous les films se plantent, les gens sont couchés sur les plateformes, l'intermittence, c'est bientôt fini... Question suivante : Député LREM, peu importe son nom de Playmobil : La méditation pourrait réduire les inégalités à l'école.
— Non, je n'y crois pas ! Gorafi !... Ne me dis pas que c'est vrai !
— Réalité !
— Ils ne reculent devant aucune énormité.
— C'est à ça qu'on les reconnaît. Titre suivant : Jean-Michel Blanquer promet deux enseignants supplémentaires à la rentrée.
— Tiens, je l'avais oublié, celui-ci... Mais ça ne veut rien dire... Par conséquent, j'imagine qu'il a tenu ce genre de propos.
— Non, mais il aurait pu. Dans les faits, c'est Réalité, mais le titre est gorafique. Suivant : Le gouvernement annonce la création d'un deuxième ministère de l'Ecologie.
— Pourquoi donc ? Le premier n'a pas marché, mais « n'est pas un échec » ? J'adore cette formule. Ils sont très forts.
— Donc, mon deuxième ministère ?
— Ben, non, ça se saurait. Ou alors ça m'a totalement échappé, ou j'ai oublié.
— C'est vrai qu'ils misent là-dessus, l'amnésie générale. Les absurdités et autres bourdes et scandales font le buzz un ou deux jours et puis on passe à autre chose, parfois d'aussi énorme...
— Mais alors ? J'ai bon ?
— A quel propos ?
— Ce deuxième ministère de l'Ecologie ?
— Oui, bien sûr, c'est une facétie de notre cher et insatiable révolutionnaire. Titre suivant : Il y a tellement d'ouragans cette année que l'ONU a épuisé les prénoms disponibles pour les nommer.
— N'importe quoi. Les prénoms, c'est pas ce qui manque...
— Faux.
— J'ai bon ?
— Faux, tu as tort. Il fallait répondre : Réalité.
— Comment est-ce possible ?!
— Je t'assure que j'ai vérifié. Il s'agit d'un titre du journal, très respectable, de l'ex-taulard Xavier Niel...
— Le Monde ?
— On ne peut rien te cacher. Question suivante. Autre titre : Regarder les forces de l'ordre dans les yeux sera maintenant passible de six mois de prison.
— C'est vrai ?
— Pas encore. Autre titre : Evacuation de migrants à Paris : Stanislas Guérini...
— ...Je ne sais pas qui est ce type.
— Un crétin de porte-flingue. Ou porte-parole, je ne sais plus quel était son rôle dans cette bande organisée. Bref, je reprends : Evacuation de migrants à Paris : Stanislas Guérini défend le préfet de police : « Rien ne dit qu'il a donné l'ordre de faire des croche-pieds ».
— Non ! Ce n'est pas possible ! Donc, j'imagine que c'est vrai ?
— Exact ! Propos de Gérald
Darmanin : Félicitations à la gendarmerie nationale qui reçoit pour la
6e année consécutive le 1er prix de la relation client dans la catégorie
service public.
— Ça existe ?!
— Apparemment, oui.
— Donc, c'est Réalité ?
— Oui. Suivante. Aurore Bergé : Un journaliste qui enquête et met en cause le gouvernement, c'est une forme de séparatisme.
— Ce jeu est effrayant.
— C'est fait pour. Alors ?
— Réalité ?
— Pas encore... Le
garde des sceaux inaugure la boutique éphémère de Label Peps. Dans
cette boutique, on achète responsable et solidaire des produits
fabriqués en prison dans des conditions responsables et inclusives.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Ces termes de la novlangue de ces as du marketing... Des conditions inclusives ? En prison ?
— Ne m'en demande pas plus.
— Si, dis-moi que ce n'est pas vrai.
— Impossible.
— Non...
— Tout ce qu'il y a de plus vrai. Dans leur monde, j'entends. Allez, on termine, un titre, l'avant-dernier. Emmanuel Macron : Il n'y a pas eu d'épidémie de coronavirus en France.
— Mais non !
— Il n'y a pas eu d'épidémie en France ?
— Non, je veux dire : Il n'a pas pu dire ça !
— Exact. La dernière. Encore lui. Une autre déclaration. Emmanuel Macron : Il n'y a pas de violences policières.
— Mais non, il n'a pas pu dire ça !
— Tu le connais mal !
— C'est fini, j'espère.
— Encore 4 ans.
— Je parle du jeu de Lordon.
— Oui.
— Ce test est drôle et déprimant à la fois. Mais je ne vois pas où il veut en venir...
— Il affirme que nous assistons à l'obscenité déchaînée, sans limites, des gouvernants. J'ajouterais à celle de leurs cabinets de conseil, payés rubis sur ongle avec notre fric. Certes le pire n'est jamais sûr, mais, en substance, il est devenu fortement probable.
— Putain, quatre ans...
— Pour le moment...
— Quel cauchemar...
— J'éteins ?
— Oui, ça suffit pour ce soir. On va encore bien dormir...