mardi 22 novembre 2022

La peur au milieu des mots

 

Dieter Krehbiel


 

Rater sa vie, c'est accéder à la poésie — sans le support du talent. 

 

Il est aisé d'être profond : on n'a qu'à se laisser submerger par ses propres tares. 

 

Un livre qui, après avoir tout démoli, ne se démolit pas lui-même, nous aura exaspérés en vain. 

 

Le talent est le moyen le plus sûr de fausser tout, de défigurer les choses et de se tromper sur soi. L'existence vraie appartient à ceux-là seuls que la nature n'a accablés d'aucun don. Aussi serait-il malaisé d'imaginer univers plus faux que l'univers littéraire, ou homme plus dénué de réalité que l'homme de lettres. 

 

Point de salut, sinon dans l'imitation du silence. Mais notre loquacité est prénatale. Race de phraseurs, de spermatozoïdes verbeux, nous sommes chimiquement liés au Mot.

 

Si nous croyons avec tant d'ingénuité aux idées, c'est que nous oublions qu'elles ont été conçues par des mammifères. 

 

Ne cultivent l'aphorisme que ceux qui ont connu la peur au milieu des mots, cette peur de crouler avec tous les mots. 

 

Cioran, Syllogismes de l'amertume

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