Plus d'un mois que nous ne nous étions pas vus. La sensation d'écouter encore et toujours le même disque. Des nouvelles de ma santé, pour la forme, et le voilà reparti dans ses monologues. Durant l'été, il n'a pas écrit une ligne, a laissé reposer. A la veille des vacances, sa femme a lu son manuscrit en cours, n'a pas trouvé ça très bon. Et lui, ça l'a un peu démobilisé. Certes, il s'agissait d'un récit assez autobiographique, revenant sur leur rencontre, l'époque lyonnaise azimutée entre art contemporain, défonce et positions libertaires. Ils s'étaient trouvés, puis séparés. Parce que ça risquait de devenir sérieux. Revisiter leur passé, ça la dérangeait, et lui, ça l'embêtait de la déranger. Son nouveau roman était en fait une vieille histoire, un vieux texte jadis refusé. Des travaux à la maison avaient nécessité quelque rangement et, par hasard m'avait-il dit, il était retombé sur ces papiers, avait relu l'ensemble, et fut étonné par sa qualité. Elaguer, réactualiser, contextualiser, introduire, et ça ferait l'affaire. Son texte précédent, deux ans de travail, venait d'être définitivement rejeté après une préselection encourageante – une première – chez un éditeur prestigieux. Un an d'attente, d'espoir, d'angoisse. Et, finalement, rien. Le hasard faisait bien les choses et il avait repris son texte d'il y a quinze ans. Il m'en avait parlé tout au long de l'année. Jusqu'à l'été. J'avais beau lui suggérer de ne pas m'en dévoiler trop de plumes, il était intarissable et m'exposait en détail ses questionnements d'auteur, les scènes en cours, celles à venir, les dialogues, la conclusion. Mais il l'avait fait lire à sa femme et tout était retombé. Elle aimait mieux celui d'avant. Elle envisageait même, avec une copine, de monter une petite strucure d'édition et le publier.
En rentrant, il a repris son boulot de correcteur. Et puis, dimanche dernier, profitant de l'absence de sa femme et ses filles, il a allumé l'ordinateur et ouvert le fichier du roman de l'an dernier. De 9h00 à 18h00, il n'a fait que ça. Relire. Avec le recul, il sait ce qu'il faut changer, mais le texte est vraiment bon, meilleur que la resucée. C'est décidé. Le bouclage de son canard fini, il se consacre de nouveau à ce bouquin. L'autre, il le terminera après. Peut-être. Il a déjà le suivant en tête. Et bien entendu, je n'échapperai pas ces prochains mois au récit de l'avancement du récit. Une perspective assez pénible, mais je ne peux lui jeter la pierre.
Je n'ai pas de théorie sur l'écriture. Des pages plus ou moins instructives ont par d'autres été écrites sur le sujet. Le seul point commun entre écrivains est le mal de dos. Mais chacun aborde la question comme il le peut. Ce type a trouvé en moi une oreille qu'il pense bienveillante lorsqu'elle n'est que docile, timide, coincée, parfois amusée. Je n'ai rien à redire de cette abnégation, cette capacité à se mobiliser sur un autre chantier quand les précédents ont été déclarés non conformes aux normes, sachant combien l'écriture permet d'échapper malgré tout à un sinistre environnement, à l'accablement ou la folie. Je suis tellement empêtré dans mes propres écrits, hachés par le quotidien et des textes de commande, que ces conversations à sens unique ne peuvent qu'accroître l'ombre dans laquelle j'imagine m'agiter. Je sais que c'est un travail de longue haleine et de solitude extrême, qu'il me manquera certainement souffle, constance, talent, santé, pour en sortir, et qu'il n'existe aucune alternative au silence.
J'avais ces confuses pensées en tête en parcourant hier soir Un livre à soi*, compilation de textes tardifs de F.S. Fitzgerald. Et en particulier les dernières lignes de L'après-midi d'un auteur, courte nouvelle certainement autobiographique narrant les errances d'un ex-grand écrivain bouffé par l'alcool et la dépression :
Il était devant son appartement – il a levé les yeux vers les fenêtres au dernier étage avant d'entrer.« La résidence de l'écrivain à succès, s'est-il dit. Je me demande quels livres merveilleux il est en train de torcher là-haut. Ce doit être formidable d'avoir un don pareil – simplement s'asseoir avec un crayon et du papier. Travailler quand on veut – partir où bon vous semble. »Son enfant n'était pas encore à la maison, mais la femme de chambre est sortie de la cuisine et a dit :« Vous avez passé un bon moment ?- Parfait, a-t-il répondu. J'ai fait du patin à roulettes et du bowling. Et je me suis amusé avec Man Moutain Dean**, et j'ai fini au bain turc. Des télégrammes ?- Rien du tout.- Apportez-moi un verre de lait, vous voulez bien ? »Il a traversé la salle à manger et il est entré dans son bureau, un instant aveuglé par l'éclat de ses deux mille livres dans le soleil déclinant. Il était assez fatigué – il allait s'allonger pendant dix minutes et voir ensuite s'il pourrait démarrer sur une idée dans les deux heures qu'il avait avant le dîner.
* Ed. Les Belles Lettres, coll. Le goût des idées, trad. Pierre Guglielmina, 2011
** Célèbre catcheur des Années folles
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