mercredi 21 septembre 2016

Une page arrachée



Je mettais un semblant d'ordre dans de vieux papiers lorsque je suis tombé sur une page dactylographiée arrachée. J'ai deviné qu'il s'agissait sans doute aucun d'une de mes premières expérimentations sur une vieille machine à écrire, j'en reconnaissais le rendu, rapportée un jour par mon père, trouvée - volée ? -  sur un chantier. Je ne sais pourquoi j'avais gardé ce texte, copie d'un passage de roman ou d'essai. Il apparaissait désormais comme un objet jugé précieux, le vague souvenir d'une lecture marquante, une clé pouvant rappeler l'état émotionnel de mes 20 ans, faisant peut-être ressurgir un écrivain aujourd'hui oublié. C'est à 20 ans que j'ai commencé, de façon chaotique, à me précipiter dans les livres, au gré des rapines perpétrées sans filet dans un supermarché de la culture. 
Le texte évoque deux amis persuadés que l'extraordinaire va bientôt émerger au coeur de leur médiocre existence. Ils l'invoquent une fois par an, à l'occasion d'une promenade sans but à l'approche de l'hiver dévastateur. Mais rien n'est jamais arrivé, se souvient avec nostalgie le narrateur des années plus tard. En relisant ces lignes, j'étais incapable de me souvenir de leur auteur. Je faisais défiler mentalement la liste des quelques romanciers lus à cet âge, les barrant aussitôt d'un trait grossier. Ils étaient peu nombreux tant fut grande ma frénétique névrose de lire d'un auteur nouvellement découvert et apprécié tout ce qu'il avait pu écrire. Si les vigiles officiant au sein de mon magasin préféré avaient été plus malins, ils m'auraient aisément cueilli en m'attendant par exemple devant les ouvrages d'Emmanuel Bove dont j'ai alors dérobé tous les titres disponibles. 
Je viens de taper sur mon ordinateur au bureau le début du texte jadis tapé sur la machine dans ma chambre. Gougueuleboucs m'a immédiatement retrouvé le livre dont il est tiré. Quoi ?! C'était donc ça ? Certes, il s'agit selon moi du meilleur texte de ce pénible romancier américain dont j'avais lu les premiers titres traduits en français dans ces anes-là et dont je m'étais définitivement éloigné une décennie plus tard, je m'en souviens parfaitement, dans un train bondé m'emmenant à Bobo-Dioulasso, maudissant le style lourdingue de l'Américain et la désinvolture dont j'avais fait preuve en n'emportant dans mes bagages que ce pavé indigeste. J'avais abandonné le livre dans le train et passé dès lors le reste de cette longue traversée avec la poésie de René de Obaldia piquée à ma compagne de voyage, future mère de mes enfants. Mais c'est presque une autre histoire.
Ai-je gardé ce livre malgré mes nombreux déménagements, les bouquins perdus, vendus, volés, balancés dans le grand bordel de la vie ? Si je remets un jour la main dessus, je tenterais peut-être une nouvelle lecture. Aujourd'hui, j'ai le souvenir qu'une partie du livre était consacrée, peu après son décès, au père de cet auteur que j'ai cessé de lire l'année de la mort de mon propre géniteur, quelques semaines après mon retour d'Afrique, cela ne saurait s'inventer.

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