dimanche 22 mai 2016

Ton héritage




18 octobre 1966  1 heure du matin. – Mort de ma mère.
Je l'ai appris par un télégramme arrivé ce soir. Elle avait fait son temps. Depuis quelques mois elle donnait des signes inquiétants d'extrême vieillesse. Pourtant ce matin même, j'ai reçu d'elle une carte postale du 8 octobre, qui ne trahissait aucun fléchissement mental. Elle y disait qu'elle était en proie à une mélancolie qu'on dit, ajoutait-elle, être celle de la vieillesse. – Ce soir, il y avait J.M. chez moi : on fêtait son anniversaire. Quelqu'un sonne ; je n'ouvre pas. Quelques minutes plus tard, je suis allé voir s'il y a avait un mot ou quelque chose. Rien. Une heure après, étant allé cherche un livre, je vois un télégramme glissé sous la porte. Avant de l'ouvrir, je savais déjà ce qu'il contenait. Je suis entré sans dire un mot sur ce qui s'était passé. J.M. pourtant vers 11 heures me dit qu'il s'en allait, que je devais être fatigué, que j'étais pâle. Pourtant, j'ai caché de mon mieux mon chagrin, et je crois avaoir été très gai tout le temps. Mais un travail secret devait s'opérer en moi qui transparaissait sur mon visage. 
Tout ce que j'ai de bon et de mauvais, tout ce que je suis, c'est de ma mère que je le tiens. J'ai hérité de ses maux, de sa mélancolie, de ses contradictions, de tout. Physiquement, je lui ressemble trait pour trait. Tout ce qu'elle était s'est aggravé et exaspéré en moi. Je suis sa réussite et sa défaite.
Cioran, Cahiers 1957-1972


Je lis ces lignes ce matin, au réveil. Le hasard. Objectif ou pas. J'ai remonté ces Cahiers dans ma chambre il y a deux jours. Le soir même du coup de fil de ma mère. Elle me demandait si le cinéma de notre ville programmait le dernier film d'Almodóvar. Je l'ai rappelée hier pour lui indiquer les horaires et proposer de l'accompagner dimanche. Je savais qu'elle attendait cette réponse. Combien de temps depuis la dernière fois que nous avons vu un film ensemble ? Des années… Ce que je savais du sujet de Julieta me poussait naturellement à renouer avec cette expérience, malgré quelques critiques négatives aperçues de loin. Sont-ce ces circonstances qui me font accepter quelques facilités de la narration, pardonner les références de la mise en scène, oublier sans difficulté les films précédents plutôt loupés et me laisser emporter par cette épure nouvelle reçue en pleine face comme un rappel aux désordres secrets de nos vies ? Tiré de trois nouvelles de la canadienne Alice Munro, Julieta me semble être le film le plus espagnol de son auteur, celui dont, par mon histoire et celle de ma mère, je me sens le plus proche et dont je ne peux aujourd'hui parler davantage. 
Alors que je copiais le texte de Cioran, la chatte miaulait pour prendre sur mes genoux la place du gros volume. Elle est maintenant endormie la tête cachée dans mon coude. 

19 octobre La mort de ma mère, c'est comme ma mort, puisqu'elle m'a transmis toutes ses infirmités. Je sais à quoi m'en tenir sur mon avenir. 
Il y a dans ma famille une propension au découragement ; de nous tous, notre mère tenait mieux le coup, elle était la plus intrépide. Aussi avec quelle ténacité a-t-elle résisté à la mort !
(…)
Avec mon état de santé, il est incroyable que j'aie pu durer si longtemps. Je suis sans cesse malade depuis l'âge de dis-sept ans. Toute ma vie n'a été que souffrance et réflexion sur la souffrance. Ces rhumatismes, ce fourmillement perpétuel dans le nerf sciatique et maintenant dans tous mes nerfs, ces douleurs au changement de temps, ces nuits passées à me recroqueviller dans le lit comme un serpent frappé de je ne sais quelle malédiction, – parfois j'en ai bien assez malgré ma soif, mon inextinguible soif. 
On ne peut pas discuter avec la douleur physique. 
Ma mère ne souffre plus. C'est comme si elle n'avait jamais souffert, jamais existé.
(…)
Doreen, une amie anglaise, qui se croit ou est atteinte d'un cancer, vient de téléphoner pour dire qu'elle passera dans deux heures pour faire ses adieux. Elle quitte définitivement Paris pour Nice. Que va-t-il falloir lui dire ? comment éviter le faux, les mensonges, la pitié ? On ne devrait jamais parler aux autres de ce qui nous concerne profondément. Les ennuis de santé, d'argent ainsi que les deuils, il faudrait qu'ils fussent une fois pour toutes bannis de la conversation. Quel manque de charité! Ce serait enlever aux hommes le plaisir de se plaindre, le plus grand des plaisirs.
Cioran, Cahiers 1957-1972 





Tour à tour j'ai adoré et exécré nombre de peuples, – jamais il ne me vint à l'esprit de renier l'Espagnol que j'eusse aimé être.
Cioran, Syllogismes de l'amertume
 

4 commentaires:

  1. On reconnaît un homme sentimental, un vrai, au plaisir qu'il éprouve à aller au cinéma avec sa mère.

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    1. Vous savez cher Frédéric de quoi vous parlez – et de quoi je parle…

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  2. J'ai parfois l'impression que ma mère est ma défaite, ce serait long à raconter. S'il fallait l'effacer, je convierais Almodovar/Munro à travers la désormais mémorable Julieta.

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    1. Julieta est prête ! (plus je pense à ce film, plus il me semble être une grande réussite)

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