mardi 17 mai 2016

In bed with Catherine Deneuve

Jerry Schatzberg via Pop9

- C'est moi qui t'ai réveillée ?
- Non, je ne dors pas depuis un moment. Il est quelle heure ?
- Tôt.
- Mais encore ?
- 3 h 40.
- On a peut-être le temps de se rendormir.
- Cette attente est insupportable...
- L'action en justice risque d'être bien plus longue.
- On aura quand même tout essayé pour ne pas y aller. On en a proposé des solutions à l'amiable...
- Ces imbéciles nous ont fait perdre beaucoup de temps...
- Nous avons été trop honnêtes.
- Trop bon, trop con, comme disait ta grand-mère.
- Ma grand-mère n'a jamais employé cette expression.
- Ah bon ?
- Tu ne l'as pas connue ! Elle est morte l'année où nous nous sommes rencontrés.
- Je sais. J'aime bien attribuer aux autres ces sentences issues de la sagesse populaire.
- Pourquoi ne l'as-tu pas attribuée à ta grand-mère ?
- Elle ne parlait pas un mot de français.
- Ton autre grand-mère, si.
- Oui, mais comme tu le sais, je ne l'ai vue qu'une fois dans ma vie.
- C'est quoi l'expression équivalente en espagnol ?
- Il n'y en a pas.
- Qu'est-ce que tu racontes ? Tu ne la connais pas, c'est tout !
- Il doit y avoir quelque chose d'approchant, mais en plus vulgaire. Et je suis trop fatigué pour chercher.
- Dommage qu'on n'ait plus d'épisodes de Louie à regarder.
- On peut en revoir un.
- Non, ce qui serait bien, c'est un film bien ennuyeux. On se rendormirait sur le champ. Un film de Duras, par exemple.
- Ah oui ! Le Camion.
- India song ! Ou L'Année dernière à Marienbad...
- Ce n'est pas Duras !
- Je sais, mais ça se vaut. Robbe-Grillet, le nouveau roman, tout ça...
- C'est vrai que Resnais a fait un paquet de films navrants... 
- Il a fait Mélo, quand même ! 
- Sublime, je te l'accorde ! Ou le délicieux Pas sur la bouche. Mais que dis-tu de I Want to go home ? Ou le dernier, comment ça s'appelait ?
- Vous n'avez encore rien vu ?
- Celui-ci était pas mal, en effet, mais je crois que c'est l'avant-dernier. Le dernier, c'est Aimer, boire et chanter, un truc comme ça.
- Ah oui, quel ennui ! Tu crois qu'il buvait ?
- J'en doute, avec son allure de protestant. Cela dit, il était Breton...
- Muriel, ou le temps d'un retour !
- Ah oui, fabuleux dans le genre, celui-là !
- Je me souviens des poignées de porte. Une série de plans de poignées de porte, c'est tout ce qui me reste du film.
- J'avais emmerdé tout le monde chez moi pour faire le silence et me laisser regarder ce film quand il était passé à la télé. On m'a pris pour un fou.
- C'est vrai qu'imposer ça aux autres...
- La Guerre est finie est assez pénible également.
- Avec Montand ?
- Montand, Semprun, Resnais, le trio infernal.
- Y'a pas Geneviève Bujold aussi ?
- Exact. Seul intérêt de ce pensum germanopratin sur la Guerre d'Espagne...
- Germanopratin ?
- Dans mon souvenir, oui. D'ailleurs, la seule fois où j'ai croisé Semprun, c'était dans une librairie de Saint-Germain, peu avant sa mort.
- Resnais aussi ?
- Resnais, non, mais Azéma, oui. Elle était cliente de la galerie de design où je travaillais. Emmanuel Béart aussi. Je me souviens qu'elle avait du revenir chercher sa monnaie.
- Quoi ?
- Elle avait payé une babiole de quelques euros avec un bifton de 500, la caisse n'avait pas assez de monnaie pour la lui rendre. Elle s'en foutait et avait proposé de revenir le soir pour récupérer son fric.
- C'est là que tu as vendu du tissu à Catherine Deneuve ?
- J'ai aidé à la coupe du tissu, pour être précis. Moi, je n'étais que le libraire de la boutique. Les tissus étant stockés face aux livres, il m'arrivait de donner un coup de main pour en couper des morceaux.
- Qu'allait-elle faire de ce tissu ?
- C'était pour un transat dans sa maison de campagne, il me semble. 
- Elle venait souvent ?
- C'est la seule fois où je l'ai vue. Très gentille, la dame.
- J'aurais été pétrifiée...
- Je me souviens de la tête que tu as faite lorsqu'elle est passée dans ton dos à cette fête chez Varda... 
- J'ai juste senti sa présence, mais impossible de me retourner, de bouger. Je l'admire, mais la croiser me terrorise. Dire que lorsque j'étais étudiante, j'allais prendre des lait-fraise sous ses fenêtres de Saint-Sulpice...
- C'est à sa voix que je l'ai reconnue. Sinon, elle avait l'air d'une de ces vieilles oisives très chics du quartier. Le patron de la boîte prétendait qu'il s'était fait draguer par elle dans un café. 
- Tu ne m'as pas dit qu'ils étaient tous homos dans cette galerie ?
- Oui, mais ce n'est pas incompatible avec la beauté.
- C'est vrai qu'il y a beaucoup de beaux hommes homos. Raconte ! 
- Je ne sais plus. La grande Catherine fêtait l'anniversaire d'une copine dans un de ces cafés de Sèvres-Babylone. Et matait le patron de la boîte, qui déjeunait là avec son mec et lui souriait poliment. Elle s'est approchée, lui a demandé d'où ils se connaissaient. Il lui a resitué la galerie, son boulot, ça l'a calmée aussitôt.
- C'est une histoire vraie ?
- C'est une histoire qui a existée en tous cas. Je pense que le type en avait rajouté pour montrer combien il était irrésistible.
- Et toi, elle ne t'a pas draguée quand elle achetait son tissu ?
- Je crois qu'elle ne m'a même pas regardé. J'étais un larbin parmi d'autres, pas un client de brasserie de luxe. Eternel clodo...
- Tu exagères !
- Je n'avais pas le fric pour me saper comme les autres vendeurs, je ne me rasais pas souvent...
- Un look de libraire en somme. C'est sexy, les hommes qui lisent.
- C'est nouveau, alors ! 
- Tu sais bien : lire, c'est tendance maintenant !
- Toujours est-il qu'à cette époque, ça l'était moins. Je déprimais dans ce boulot, tu n'as pas idée. Et ça devait se voir. Le groupe n'allait pas bien, il perdait beaucoup d'argent, c'était très mal géré. Ils nous ont flanqué un jeune directeur issu de la grande distribution, un crétin sans nom. Il fallait faire du chiffre. Des objectifs nous étaient fixés chaque semaine. J'avais beau expliquer qu'un beau livre d'architecture ou de design, ça ne s'achète pas comme on achète des couverts ou une chaise, il ne comprenait rien. De plus, les marges dans le mobilier n'ont rien à voir avec celles du livre. 
- T'as été viré ?
- Il me restait un mois de contrat, on m'a demandé de rester chez moi. Ils ont soldé le stock et fermé l'espace-librairie.
- Bon, c'est pas avec ces histoires qu'on va retrouver le sommeil.
- Cette chambre est trop grande. 
- Quel est le rapport ?
- Quand on y perd le sommeil, on a du mal à le retrouver.
- Ouh la !
- Je ne sais plus de quel film il s'agit, mais je dois avoir un DVD de Garrel, si tu veux...
- Avec son fils ?!
- Quand même pas ! Je crois que c'est un film de sa grande époque psychédélique, muet et en noir et blanc.
- On est là, dans le lit, en pleine nuit, à discuter alors qu'on pourrait y faire bien autre chose...
- Mais oui ! Pourquoi n'y avons-nous pas pensé plus tôt ?

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