lundi 18 avril 2016

Un monde pas très diplomatique



- Là, c'est fini, Barcelone ! Il se passe quoi ?
- Comment veux-tu que je te réponde ? Je ne suis pas dans les vestiaires, je ne suis pas à l'entraînement…
- Ouais, mais toi, tu t'y connais un peu mieux.
- Je regarde, je prends du plaisir quand je vois de beaux gestes, de beaux mouvements, point barre.
- Tu exagères.
- C'est du foot ! Le Barça est une équipe surmédiatisée qui a glané cinq titres l'an dernier sur six possibles, offert de nouveau du spectacle cette année, parfois un peu moins, et là, on sent une certaine usure. Ce sont des êtres humains, pas des machines…
- OK, mais ces gars payés des millions, on aimerait les voir faire un peu plus d'efforts.
- Je connais ce discours. Ça ne m'intéresse pas. 
- Ben, quand même…
- C'est le professionalisme du sport dont il faudrait discuter. Et ça prendrait des heures. 
- J'ai le temps.
- Pas moi.
- Pas même pour une petite dernière avant d'aller chercher ta belle à son dîner ?
- Vraiment la dernière, parce que j'aimerais en profiter pour faire un tour à Répu.
- Et cracher sur un intellectuel…
- T'es con ou quoi ?
- Je déconnais… Mais quand même, je ne comprends pas ces insultes et ces crachats.
- Moi non plus. Je n'étais pas sur place comme je ne suis pas dans les vestiaires du Barça.
- Tu l'aurais fait, toi ? Hein, toi qui pose en anar irréductible sur ton blog…
- Je ne pose en rien. Juste à poil parfois.
- Tu l'aurais fait ?
- Je ne crois pas. Je pense que Finkielkraut est très critiquable. 
- Tu vois ?
- Je vois quoi ? Si je te dis que Finkielkraut est critiquable, ça justifie les insultes ? Ça signifie qu'à la place des autres, j'aurais fait pareil ?
- Non, mais tu comprends.
- Tu fais ton Valls, là ?
- Explique-moi alors.
- Les gens qui l'insultent, lui crachent dessus, je ne les connais pas. Je ne sais pas pourquoi ils l'ont fait, ce qui les a poussé à ça L'excitation du moment, la peur d'être récupéré, la haine des intellectuels médiatiques, la connerie très certainement aussi, l'effet foule, l'alcool, je n'en sais rien. 
- Mais tu l'aimes pas trop, toi, ce type ?
- Je m'en tape. Tu sais, à une époque, j'écoutais son émission sur France culture. Et très souvent, ça me donnait envie de lire. C'est une de ses émissions qui m'a fait revenir à Philip Roth. J'avais lu Portnoy, dans une traduction assez vieillotte, bon, je n'avais pas trouvé ça grandiose. Et n'étais pas allé plus loin. Et un samedi matin, paf, Dubois est invité à Répliques. Mon père vient de mourir, je suis là, tout seul, dans mon petit 14 mètres carrés infesté de cafards, et mon cher Dubois, avec qui je suis devenu ami…
- Le Dubois de Monsieur Tanner ?
- Oui, oui. On s'est rencontré quelques années auparavant, quand j'étais libraire. Je t'ai déjà raconté, ça, non ?
- Ça me dit quelque chose. C'est toi qui m'a offert Monsieur Tanner, c'était marrant…
- Ah bon ? Je ne m'en souviens plus. Bref,
on  était potes avec Dubois en ce temps-là, il m'avait invité chez lui, dans la maison qu'il avait construite lui-même, à Toulouse. 
- Un dîner ? Y'avait qui ?
- Y'avait personne, ducon. On s'est vu un après-midi. On a mangé des pains au chocolat.
- Hein
- On discutait en buvant du café depuis une heure, sa femme se pointe, une très belle femme, et lui demande s'il veut manger quelque chose. Et il l'envoie nous acheter des pains au chocolat.
- Et après ?
- On les a mangés ! Et puis, il m'a ramené au centre-ville dans un vieux cabriolet américain. On se voyait souvent à l'époque. On s'écrivait. Parfois, en me prenant pour Carver, je lui glissais un poème, ça devait pas être triste. Cette visite, je pense que c'est 93, je me souviens qu'on parle de mon père qui est en train de mourir. 
- Et ça nous ramène à Finkielkraut…
- Oui. L'émission doit avoir lieu quelque temps après. Attends, mon père meurt en avril, un mois avant ses 65 ans. Et le festival pour lequel j'étais à Toulouse, ce devait être en mars. Bref, l'émission a lieu après la mort de mon père, c'est sûr. Avec Finkielkraut, ils évoquent Roth et son livre Patrimoine. Une émission spéciale. Et évidemment, ça me remue. Je file immédiatement acheter ce bouquin qui vient de sortir. Et je deviens un Roth-maniaque. Je lis tout. Je trouve ça fascinant, vertigineux. Et Roth me ramène à Tchekhov, mais aussi à Malamud, Bellow…
- On s'éloigne un peu de Nuit debout et de Finkielkraut, non ?
- On digresse. Comme deux vieux alcoolos. Tiens, d'ailleurs, faudrait vérifier, je crois que le verbe digresser n'existe pas.
- En français ?
- Même après six ou sept bières, c'est toujours cette langue qu'on utilise pour se parler, non ?
- Plus ou moins.
- Tu veux pas vérifier ça sur ta machine intelligente au lieu de lire tes alertes à la noix ?
- C'est le fil de l'actu.
- Tu vois, c'est ça qui est terrible. Finkielkraut est un type dans l'actu. Il dit pas mal de conneries, je pense, même si je ne suis pas tout ce spectacle des médias. 
- Ben ouais ! T'as pas de télé depuis dix ans !
- Je lis des choses ici ou là. Acrimed, le Diplo…, il est souvent question de ce bazar. Tu sais, même à l'époque où j'avais la télé, je la regardais très peu. Ce cirque, ces faux-débats, ça me fatigue vite. Je lis autre chose, j'écoute d'autres penseurs. Tu parlais des efforts que devraient faire les footballeurs, ben, je pense que c'est à nous d'en faire, des efforts, pour penser autrement, se tenir à l'écart de ce cirque, sortir des sentiers et des femmes battus. 
- Hein ?
- Finkie fait partie de tout ce que je fuis, je ne sais pas s'il a une émission en particulier à la télé, je crois qu'il en avait une à une époque, je ne sais plus, en tous cas, il est très présent dans les médias, et ça, ça ne peut pas aller.
- Pourquoi ?
- Je vais être en retard, mais j'ai le gosier un peu sec, là.
- Elles sont pas super fraîches non ?
- Prenons une cannette. Ce sont des gens qui ont besoin d'être dans la place pour exister. Leurs bouquins, souvent bâclés, ou écrits par d'autres, ne suffisent pas. C'est un cercle vicieux. Ils trustent les ondes, les écrans et les pages des journaux, ils ont leur rond de serviette pour pouvoir continuer à pondre leur bazar, à vendre leur production, à partir en vacances à l'Ile Maurice… 
- C'est ça, la pensée unique ?
- Pas seulement, mais oui, t'as l'impression qu'il n'y a pas d'autre pensée possible, ça occupe l'espace. Comme les films américains ! Espace public, médiatique, critique. Et c'est bien le terme : occupation.
- Oooh la !
- Quand tu occupes, tu ne résistes pas. Au contraire, tu combats la résistance.
- C'est des collabos, Finkielkraut et compagnie ?!
- On peut voir ça comme ça. Je pense que tu ne peux pas réfléchir correctement à la machine qui nous broie en l'abreuvant sans cesse. Et puis, c'est mathématique : plus tu t'exprimes, plus de chances il y a de dire des conneries ! Et de te répéter car les médias veulent ça, ta petite litanie habituelle, un peu réac, un peu provoc, mais sérieuse, voire érudite, sortir la petite formule qui crée du buzz, comme un slogan de pub, faut des clashs, ça permet de faire croire que la parole est libre, qu'il y a débat, qu'on est en démocratie, que ça pense, que ça bouge… Jamais le silence, pas de blanc à l'antenne, faut meubler, couper la parole, zapper, puber, divertir, on ne sait jamais, des fois qu'on aurait envie de prendre le temps de penser…
- Ben, on fait quoi, nous là ? A jacter sans cesse, à regarder des matchs de foot
- Nous, on n'est nulle part. Quand on était jeunes, on écrivait sur les murs, aujourd'hui, on dit des conneries au comptoir. Même les autres clients se foutent de ce qu'on raconte.
- On devrait créer notre propre émission. On se filmerait au comptoir, à enfiler des bières et des perles.
- L'autre dimanche, je suis allé me balader. Le prétexte, je cherchais un cadeau pour ma fille. Et puis, je me mets en tête de filer jusqu'au marché du livre dans le 15e.
- C'est quoi, ça ?
- C'est au Parc Georges-Brassens, au fin fond du 15e. Des anciens abattoirs. Le week-end, ça abrite un marché de livres anciens. Une sorte de puces du livre. Je cherchais le Journal de guerre de Malaquais qu'un ami m'avait donné envie de lire. Et sur qui je tombe en descendant du scooter ?
- Finkielkraut !
- Non, ça, c'est après.
- Après ?!
- Là, je tombe sur Bertrand Blier ! Il sortait du marché du livre, son petit sac rempli. Un vieux bonhomme avec la veste en tweed, le pantalon en velours, la pipe au bec. J'ai hésité entre me jeter à ses pieds en mémoire de Buffet froid, Beau-père, Les Valseuses, Notre Histoire ou Préparez vos mouchoirs
- C'est lui, tout ça ?
- Oui, monsieur ! Mais j'ai eu aussi envie de lui dire que ce n'était pas possible d'avoir fait tous ces films et de ne pondre que des trucs insipides et gênants depuis 20 ans. J'ai hésité, et il est passé à côté de moi sans que je lui adresse la parole.
- Et Finkielkraut ?
- Il va sans dire que je ne trouve pas ce que je suis venu chercher au marché du livre, mais il fait beau. Je me balade. Je passe par Montparnasse et décide de jeter un œil à une librairie.
- Un dimanche ?
- Oui, je suis contre le travail le dimanche, tu sais bien, mais le fait de me dire que certaines librairies sont ouvertes ce jour-là, ça me fait oublier mes soucis, j'ai l'impression que tout est possible. Donc, je traîne à L'œil écoute, pour rien, c'est plus ce que c'était. Et en sortant, qui je vois traverser le boulevard et venir renifler les livres présentés sur le trottoir ?
- Bertrand Blier ?
- Mais non, ducon : Finkielkraut ! C'est son quartier, je l'y ai souvent croisé. Là aussi, j'avais envie de lui dire, viens, Alain, allons boire une bière et discuter un peu. Je lui aurais dit qu'effectivement, le monde d'avant, c'était autre chose, mais c'est pas les musulmans qui l'ont transformé ! C'est des gens comme lui, anciens soixante-huitards, leurs enfants, qui ont applaudi à cette société soi-disant sans  idéologie, post-historique et tout ce baratin, qui ont collaboré par ego et qui aujourd'hui s'effraient du monde qu'ils ont largement contribué à créer, je lui aurais dit que tout le monde a droit de dire des conneries, d'ailleurs, il ne fait pas que ça, c'est parfois brillant, mais je lui aurais demandé de fermer sa gueule de temps en temps, d'oublier son rôle d'imprécateur. De ne parler que de littérature. Voire de philo.
- Tu lui as rien dit ?
- J'étais mal rasé, il m'aurait pris pour un islamiste et se serait enfui en m'insultant !

- Tu crois qu'il aime la bière ?
- J'en sais rien. En tous cas, ma belle, elle, elle n'aime pas attendre. Allez, salut, je suis vraiment en retard !
- Eh ! Et c'est moi qui paie ?!
- Mets ça sur le compte de Finkie !



3 commentaires:

  1. Effectivement, ducon, le verbe digresser est un néologisme selon le Littré en ligne. Mais Larousse l'a intégré sasn rechigner ces dernières années...

    RépondreSupprimer
  2. Il y a quelques années, ce verbe n'existait pas, mais le français est une langue vivante !

    RépondreSupprimer
  3. A finky:
    "C’est l’an 2100 qui se pointe
    Commencé à Mururoa
    Bordel à cul charrette à bras!!!
    La côte d’alerte est atteinte
    Dans le Sahel , au Katanga.
    (...)
    "La liberté déjà restreinte
    Au fil des jours met les adjas
    Sacré bordel de vierge enceinte!!!
    89 c'est vieux déjà
    Ah, ah!!!
    Sacré bordel de vierge enceinte
    Réinventons le "Ça ira"
    Ah, ah!!!"
    Jean-Roger Caussimon (Bordel à cul)
    https://www.youtube.com/watch?v=WTIRKXRDWAo

    RépondreSupprimer