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Andreas Gursky |
(…) Cette incohérence et cette confusion sont liées à un autre trait de l'individualisme : la primauté accordée à l'émotion et aux sentiments, considérés comme la marque d'une « authenticité » première et singulière qui s'érige en critère de vérité face à un monde des idées trompeur et impersonnel. Dans le débat public, l'expression émotionnelle a valeur d'autorité contre le travail intellectuel et les convictions sensées. Soupçonnées d'être une pure rationalisation et le masque d'une infrastructure sentimentale qui les détermine, ils sont déconsidérés au profit d'un « ressenti individuel » qui balaie tous les arguments. Les contradictions et les conflits, la confrontation des idées et des convictions sont réduits à des « histoires de personnes », à des « affinités » ou à des « animosités » où s'entremêlent désir de pouvoir, bons et mauvais sentiments. L'hégémonie sentimentale rabat tout sur le même plan et fait sauter les barrières entre vie privée et vie publique ; les affects débordent la sphère du privé, voire de l'intime, pour s'exhiber dans les médias, sur Internet et les réseaux sociaux.
Cette expression débridée du vécu et du ressenti rompt avec une éducation ancienne pour qui la méfiance vis-à-vis de la part sauvage que l'homme porte en lui, la pudeur et la retenue, l'usage de la raison étaient considérés comme les principes régulateurs d'une morale indispensable au bien-vivre en société. A l'inverse, l'étalement public de la subjectivité fait peu de cas de la médiation du langage, de sa maîtrise et de l'usage de la raison. Elle s'affirme au plus près des affects et des pulsions en cherchant à attirer l'attention. Poussée jusqu'au bout, cette expression débridée aboutit à des comportements hystériques avec alternance de cris, d'agitation et de larmes dans les « moments forts » marqués par les succès ou les échecs personnels, les fêtes ou les drames. Les grands médias les mettent en scène et font de l'expression et du partage des émotions un modèle social de comportement. Emotions et sentiments deviennent ainsi des signes de reconnaissance et d'équivalence des individus qui les intègrent dans une même « foule sentimentale » et médiatique où ils sont amenés à communier dans l'émotion festive ou funèbre (…)
Malgré les apparences, cet individualisme émotionnel et sentimental n'est pas si tolérant : il ne l'est que pour autant que l'autre lui ressemble ou le laisse vivre comme il l'entend. Persuadé que son comportement et son mode de relation aux autres incarnent le bien-vivre en société, il ne comprend pas et s'étonne que d'autres puissent penser et vivre autrement. Aussi a-t-il tendance à rejeter comme naturellement réactionnaire, arriéré et « ringard » tout ce qui vient contredire ses valeurs et son mode de vie particuliers (…) Le nouvel individualisme est en fait un « faux gentil » qui ne supporte ni la contradiction ni le conflit, non plus que le tragique inhérent à la condition humaine et à l'histoire. Il s'est construit un monde à part où il vit, se protège de l'épreuve du réel et se conforte avec ses alter ego (…)
En fin de compte, cet individualisme considère tout bonnement le monde et la société comme le prolongement de lui-même, de ses sentiments et de ses relations affectives. Les rapports sociaux et politiques ne sont plus insérés et structurés dans une dimension tout à la fois collective, historique et institutionnelle, mais réduits à des relations interindividuelles mues par de bons ou de mauvais sentiments (l'amour contre la haine), qu'il confond avec la morale ; il croit qu'il est possible d'éradiquer le Mal au profit du Bien qu'il incarne et d'une fraternité universelle d'individus semblables à lui-même.
Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, Stock 2016
Depuis la publication des "best seller" de Daniel Goleman (1995) "L'intelligence émotionnelle" (tome 1 et 2) à "Surmonter les émotions destructrices" (2003), le sujet de l'intelligence émotionnelle a suscité des vocations dans le new management et le marketing afin de mieux assujetir le travailleur/consommateur.
RépondreSupprimerDe même, Dany-Robert Dufour dans son "Art de réduire les têtes"(2003) et dans "La cité perverse"(2012) cause, entre autre chose, de cet individualisme là. Et cela, de façon très stimulante.
RépondreSupprimerOui, oui, absolument ! Les analyses de DRD, dans bien des domaines d'ailleurs, se révèlent fort stimulantes...
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