vendredi 27 décembre 2024

Vous permettez…

David Pattinson



« C'est moi. Je passais dans le coin.
Tu m'offres un café ? »
« Je suis pas mal occupé. »
« Pas grave. Tu continues
ce que tu faisais et moi, je raconte
mes histoires
à ta femme. »
Ah ah ah.
Très drôle.
Et sans
vous en rendre compte
vous voilà de nouveau
dans la merde.
« OK, monte.
J'avais justement besoin
de souffler cinq minutes. »

Ce manque d'éducation
le plus élémentaire
m'a sans cesse
laissé sans défense.
Le fameux
« Vous permettez... »
Ils vous le soumettent
avec la même délicatesse
qu'un revolver
planté dans les côtes.
Pardon.
Vous permettez ?
Je peux ?
Je dérange ?
Ça ne t'ennuie pas ?
Pas du tout.
Comment ça pourrait m'ennuyer ?
Et vous ouvrez la porte.
Et ils rentrent chez vous.
Et ils avalent votre repas.
Et ils fument votre tabac.
Et ils boivent
votre café.
Et s'ils ne baisent
pas votre femme
et n'emmerdent pas
votre chien
ce n'est que
le fruit du hasard.
Deux heures plus tard
ils se lèvent
s'essuient la bouche
qui ne manque pas d'air
et se grattent
le cul,
rotent,
allument une clope,
mettent votre briquet
dans leur poche,
vous filent
une tape dans le dos.
et repartent.
En sifflant
aussi gaiement
que le type qui sort
de chez le barbier.
Et vous, vous restez là
époustouflé
défait
en pleine tourmente
et vous maudissez leurs mères
et la vôtre.
Putain comment
est-ce possible
que parmi toutes ces choses
inutiles
qu'elle vous a montrées
elle n'ait pas pensé
à vous apprendre
la chose la plus élementaire :
comment
dire
non,
bordel.

 

          
  Roger Wolfe, in Mensajes en botellas rotas
trad. maison


lundi 23 décembre 2024

Il était une fois

Peter Cornelius

 

dis ton nom et rappelle-toi qui tu étais
dis que tout est semblable puis que rien ne l'est
dis ici et redis-le jusqu'à ce que la dérive finisse par t'ignorer
dis ta stupide vérité et défends-la jusqu'à en trouver une autre
dis sous ma peau il n'y a sans doute plus rien
dis tout ce que je possédais et pleure comme tout le monde
dis que tu ne le regrettes pas même si tu as tout perdu
dis pour la dernière fois comment j'ai pu en arriver là et fuis
dis ça suffit plus jamais non mais échoue de nouveau
dis quelque chose de définitif et ne laisse pas les mots te détruire
dis il était une fois et recommence toutes les fois qu'il le faut
dis à plus tard et regarde ce que tu abandonnes mais ne reviens jamais.


Rocío Wittib, trad. maison


samedi 21 décembre 2024

Pause-déjeuner

Siegfried Herbst


 

une table m'attend
dans le renfoncement
dos à l'ancienne cabine des ptt
l'ardoise a opté pour le frantuguês
pour rire
je demande à quoi ressemble une morue à bras
la fille prend son air le plus sérieux
pour décrire la recette lisboète
et file en cuisine avec mon ok

je me fouille encore à la recherche
du livre perdu
il fera un heureux
s'il existe dans le coin
un amateur de ce poète
le plat à peine posé devant moi
la peur d'avoir soif tout l'après-midi me saisit

les discussions au comptoir
et le coup de feu
couvrent l'attentat en boucle
personne ne regarde les images
personne ne s'attriste
tous ont leur avis sur la question
les fêtes sans cadeaux
solitaires et sans joie
le nouveau gouvernement
tous refusent l'effroi

comme ces vieillards face au bar
aperçus de trois quart
la femme aux lunettes noires à la godard
absente
et son compagnon
chaussettes
dans les sandales
deux béquilles posées sur ses cannes
fatiguées par les années de chantiers
pas un mot aujourd'hui
et mon plat qui refroidit

personne ne lève les yeux vers l'écran je crois
quand passe la gueule compassée du chef d'état
devant micros et caméras
promettant de faire toute la lumière
sur cette affaire
et le bandeau annonçant cinq morts
et je ne sais combien de blessés
personne ne lève les yeux je crois
quand passent les passants épleurés déposant
des gerbes à leurs pieds
à même le trottoir

l'info en boucle
continue
nous assure désormais que cette ville
restera un lieu de commémoration
dans l’histoire du pays
la haine ne doit pas nuire à notre vivre-ensemble
elle ne doit pas s’ajouter à l’horreur
nous resterons soudés
tous les footballeurs porteront
ce soir
un brassard noir

pas d'autres infos
et déjà l'heure du chagrin
fini chido et l'île sans eau
les hommes sans toit
le président sa chemise sa bêtise
sans foi ni loi
dernières bouchées
avant de régler — une morue ? 12 euros.
et entendre me souhaiter
joyeuses fêtes.

 

charles brun, à l'année prochaine si tout va mal


jeudi 19 décembre 2024

Proust

Angelo

 

 

La nuit s'est installée depuis un moment
et la plage est déserte.
La mer se brise
sur les rochers.
Un air doux
empli de salpêtre
et de souvenirs,
me lave la tête.
Je ferme les yeux.
Respire.
Je me laisse aller.
Et alors
comme je le fais habituellement
lorsque ces choses-là arrivent
je pense
à Proust.
Mais je n'ai jamais
lu Proust.
Qu'importe.
La vie est belle.
Qui a besoin de
Proust ?

 

 

Roger Wolfe, in Mensajes en botellas rotas
trad. maison

 


mardi 17 décembre 2024

Voisins (2)

Ferdinando Scianna


 

Laure Adler / Adonis

Emma Becker / Samuel Beckett

Georges Bernanos / Philippe Besson

Françoise Bourdin / Emmanuel Bove

Jacques Chardonne / Mehdi Charef

Didier Cornaille / Pierre Corneille

Eugène Dabit / Melissa Da Costa

Robert Desnos / Virginie Despentes

Charles Dickens / Joël Dicker

Marc Dugain / Alexandre Dumas

Gustave Flaubert / David Foenkinos

Romain Gary / Anna Gavalda

André Gide / Franz-Olivier Giesbert

Jean Giono / Raphaëlle Giordano

André Hardellet / Françoise Hardy

Milan Kundera / Hanif Kureishi

Agnès Ledig / Harper Lee

Primo Levi / Marc Lévy

Jean Malaquais / Jean-Paul Malaval

Nicolas Mathieu / Guy de Maupassant

François Morel / Richard Morgiève

Alfred de Musset / Guillaume Musso

Eric Orsenna / George Orwell

Valérie Perrin / Georges Perros

Alejandra Pizarnik / Belva Plain

Marcel Proust / Romain Puértolas

Tatiana de Rosnay / Philip Roth

Jose Saramago / Romain Sardou

Danielle Steel / John Steinbeck

Jules Vallès / Aurélie Valognes

 

Au hasard du rayon Littérature de la bibliothèque municipale du coin...


samedi 14 décembre 2024

La furie des bites

 

Wei Zhang

 

 

Les voilà
s'affaissant au-dessus des assiettes du petit-déjeuner
avec leur tête d'ange,
repliant leurs ailes tristes,
une tristesse d'animal,
alors que la veille,
elles étaient encore
en train de jouer du banjo.
Une fois de plus, la lumière du jour arrive
avec son soleil immense,
ses camions-mère,
ses moteurs d'amputation.
Alors que la nuit dernière
la bite savait trouver son chemin,
aussi rigide qu'un marteau,
elle est entrée en cognant
de toutes ses terribles forces.
Ce théâtre.
Aujourd'hui elle est tendre,
un petit oiseau,
aussi douce que la main d'un bébé.
Elle, c'est la maison.
Lui, c'est le clocher.
Quand ils font l'amour ils sont Dieu.
Quand ils se séparent ils sont Dieu.
Le matin ils beurrent la tranche de pain grillé.
Ils ne disent pas grand-chose.
Ils sont encore Dieu.
Toutes les bites du monde sont Dieu,
s'épanouissant encore et encore,
dans le sang sucré de la femme.

 

 

Anne Sexton, Folie, fureur et ferveur
Œuvres poétiques (1972-1975)

Trad. Sabine Huynh,
éd. des Femmes, 2025, 22 €

vendredi 13 décembre 2024

Les dieux

Saul Leiter

 

 

Madame Sexton partit à la recherche des dieux.
Elle commença à chercher dans les cieux –
s'attendant à un immense ange blanc à l'entrejambe bleu.

Personne.

Elle chercha ensuite dans tous les livres savants
et les caractères d'imprimerie lui crachèrent dessus.

Personne.

Elle fit un pèlerinage jusqu'au grand poète
et il lui rota à la figure.

Personne.

Elle pria dans toutes les églises du monde
et elle s'est beaucoup cultivée.

Personne.

Elle se rendit à l'Atlantique, au Pacifique, car Dieu sûrement…
Personne.

Elle alla voir le Bouddha, le Brahma, les Pyramides
et trouva des cartes postales immenses.

Personne.

Puis elle refit le voyage en sens inverse jusqu'à sa propre maison
et les dieux du monde étaient enfermés dans les toilettes.

Enfin !
s'écria-t-elle,
avant de verrouiller sa porte. 


Anne Sexton, Folie, fureur et ferveur
Œuvres poétiques (1972-1975)

Trad. Sabine Huynh,
éd. des Femmes, 2025, 22 €




lundi 9 décembre 2024

Rappel

André Kertész

 

 

On ne comprend rien à la civilisation moderne si on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure.

 

Georges Bernanos, La France contre les robots

jeudi 5 décembre 2024

Mal partout




– Tu te faisais un peu oublier ces derniers temps, dis-moi...

Pourquoi aurais-je besoin de me faire un peu ou beaucoup oublier puisque personne ne connaît mon existence?

Disons que tu te faisais discret.

J'ai toujours essayé de l'être. 

J'ai souvenir de quelques gueulantes et scandales publics… 

Justement… Dès que j'ouvre ma grande gueule, je m'en veux immédiatement. Tu n'as pas idée à quel point…

Tu exagères, comme toujours.

Détrompe-toi. 

C'est triste, alors...

Ne t'inquiète pas, je n'étais que souffrance mais je me soigne, et me bonifie avec le temps. Contrairement au pinard d'ici...

C'est une bonne nouvelle... J'espère qu'on reprendra nos bonnes vieilles habitudes…

N'espère rien. Jamais. Commande plutôt une autre tournée.

Tu n'as pas envie d'un peu de légèreté par les temps qui courent? Tout semble si lourd autour de nous. Dès qu'on écoute les infos…

…Tu fais encore ça ?

Ecouter les infos ?

Oui, et te préoccuper…

Il y a de quoi, non?

Je ne sais pas. Tu aimerais que rien ne change?

J'aimerais que tout ne soit pas aussi sombre. Je sais, tu vas me dire qu'il faut passer par ces heures terribles pour trouver autre chose…

Je ne suis pas aussi optimiste, mais voir ce cirque permanent légèrement osciller ne m'inquiète pas outre mesure… Observer, de loin, la panique des uns et des autres m'amuse plutôt…

– Il est vrai que ce matin, je me suis bien marré en écoutant tous ces éditorialistes tenter de sauver la démocratie et le soldat Macron…

Ah oui? Il en reste?

Au nom des valeurs de la république…

Les fameuses valeurs… C'est vrai que quand on repense à ce qu'a été la présidence de cet agité du ciboulot et de ses sbires, on sait qu'ils n'ont eu de cesse de les défendre, ces belles valeurs… Heureusement pour eux, et pour tous ces éditorialistes d'accompagnement, serviles laquais des milliardaires propriétaires de 90% des médias et des réseaux sociaux, nous oublions tout. 

Tu penses à quoi?

A rien de particulier. A tout. A tout ce qu'a été, depuis le début, cette présidence…

Mais encore?

Mais encore?! Je ne sais pas, moi… Ce banquier tiré à quatre épingles qu'on nous a vendu comme le Mozart de l'économie. On voit où nous a menés ce pervers narcissique… Des années de grande vulgarité, d'arrogance crâne et de malveillance jouissive. Oui, dès les premiers jours. Tu te souviens j'imagine de ces images de la fête de la musique à l'Elysée, celle de 2017, soit un mois après l'arrivée de cet auto-proclamé monarque disruptif, mouillant pour des danseurs blacks trans en shorts et talons aiguille, un DJ vindicatif exhibant un tee-shirt sur lequel était inscrit Fils d'immigré, noir et pédé, et la mère maquerelle allumée se déhanchant en famille…

Non, je ne m'en souviens pas…

Tu vois? On oublie qu'à la première occasion, en privatisant l'Elysée pour quelques vulgaires happy few, Jupiter annonçait le programme… Mais, tu te souviens au moins de Benalla, non? Ce type venu de nulle part, monté en grade à une vitesse folle, dont Macron s'est empressé de dire qu'il n'était pas son amant– lors de cette fameuse intervention où, sous les applaudissements de ses valets et des médias, il demandait qu'on vienne le chercher? Tu te souviens? Le gros barbu déguisé en flic de la BAC tabassant de petits bobos égarés dans un jardin public, puis usant de faux passeports diplomatiques pour aller faire des affaires à l'étranger, l'enquête baclée et le coffre-fort disparu, tu te souviens?, l'arrogance de ce petit monde décadant singeant la cour versaillaise mais ne rejouant que la chute de Rome de manière pathétique, le mépris des «gens qui ne sont rien», la rue à traverser pour trouver du boulot, le costume qu'on peut se payer si on va bosser, la grotesque guignolade avec les influenceurs youtube, Pétain grand soldat, sans cesse l'indécence rance, le soutien sans faille aux génocidaires, la secrétaire d'Etat, poufiasse de son état, autrice de bouquins érotico-ridicules, posant pour un vieux magazine de cul qu'on tente de relancer avec cette exhibition grotesque, sans oublier tous ces pauvres gens éborgnés, amputés de leurs mains, la casse des services publics, la nasse des manifs, le gazage permanent, la militarisation de la répression, la surveillance algorithmique, les jeux du cirque version Arnault cet été justifiant le non-respect du verdict des urnes, le ministre de l'économie en lévitation affirmant qu'il va mettre à genoux l'économie russe, tout en se signalant lui aussi auteur d'autofictions pseudo-érotiques pour gondoles de supermarchés, obnubilé par les renflements bruns et se branlant dans sa baignoire en lisant Thomas Bernhard…

Qu'est-ce que tu racontes?!

La pure vérité, du moins celle de cet hurluberlu maboule exilé en Suisse pour continuer à donner des leçons d'économie… Je continue?

Il y en a encore?

Tu ne te souviens pas du poudré de la rue du Faubourg Saint-Honoré déguisé en Top Gun de foire à la farfouille pour faire la guerre à un virus? Ces délires hallucinants des conseils de guerre, les injonctions contradictoires, les injections obligatoires, les petits arrangements grossiers avec l'industrie pharmaceutique, au prix d'une soumission inouïe à l'une des organisations mafieuses la plus corrompue de la planète sise à Bruxelles et dirigée par une ex-ministre allemande déjà exfiltrée pour ses conflits d'intérêts, les milliards envoyés au clown kaki ukrainien sous coke et qu'on ne reverra jamais, dix ans étourdissants, écœurants, durant lesquels il a reçu en grande pompe les pires salopards du moment, léchant sans cesse le cul de ceux qu'il prétendait combattre, devant qui il avait appelé à faire barrage, pompant dans l'argent public pour ses réceptions jupitériennes en cascade, décorant les pires ordures sous les ors de la république, comme on dit, multipliant les outrances malsaines et méprisantes, conseillé dans l'ombre par un type mis en examen pour corruption et conflits d'intérêts, véritable homme orchestre de ce carnaval chaotique, et une équipe de bras cassés, fiers d'être des amateurs, comme ils disent, en responsabilité, traînant pour la plupart des casseroles judiciaires, je continue?

Non, merci. tu peux demander à Ahmed de me préparer une tisane détox pendant que je vais vomir un moment?

Petite chose, va… Notre-Dame va réouvrir, ça va nous faire un bien fou et tous nous réconcilier.

Ce qui fait un bien fou, je l'avais oublié, c'est prendre un verre avec toi…

Fallait pas me chauffer, tu sais bien que j'ai mal partout…

 


lundi 2 décembre 2024

Art poétique

Luc Moreau

 

 

Qu'il frappe encore et encore
jusqu'à ce que personne
ne puisse faire le sourd

qu'il frappe encore et encore
jusqu'à ce que le poète
sache
ou au moins croit
que c'est lui
qu'on appelle.

 

 

Mario Benedetti, in Anthologie poétique,
édition bilingue, trad. Omar Emilio Spósito
Le temps des cerises/Reflet de lettres, 2024

vendredi 29 novembre 2024

L'heure de sa mort

Mimmo Jodice

 

 

L'homme accepte la mort mais non l'heure de sa mort.
Mourir n'importe quand, sauf quand il faut que l'on meure !
cioran

 

 

un traitement lourd était exclu
son passage parmi nous prenait fin
nous avions eu cette chance
il nous faudrait choisir l'heure du départ
lui éviter trop de souffrance...

nous avions beau le savoir,
y penser
avoir le temps de nous y préparer...

et puis il avait laissé les paroles s'étrangler d'elles-mêmes
la voix voilée
les larmes déposées
il entendait dans leurs yeux 
nous ne sommes plus des enfants

comme à leur habitude, elles n'étaient pas arrivées
à l'heure prévue
et l'une
après l'autre
il aurait pu leur écrire
un texte

évoquer le choc muet de la mort
qui nous cisèle
quelque chose comme ça
aurait-ce été moins grotesque ?

ces derniers temps les mots lui échappaient
se résistaient à
l'alignement
n'avaient plus aucune justesse,
aussi fantomatiques que lui

le monde était plein de poèmes, 
disais-tu mon cher vieux ray
il y a déjà plus de quarante ans
aujourd'hui,
des vers circulaient sur des écrans, le métro,
remplissaient des étagères poussiéreuses
les bibliothèques désolées
personne n'y prêtait plus attention

qui avait encore besoin d'un nouveau poème ?

elles étaient venues voir la chienne
– une dernière fois ?
il s'était contenté en les attendant
d'écouter le disque quatre des complete columbia studio recordings
1965-68
du deuxième miles davis quintet
dégoté récemment sur le bon coin
en jonglant avec les deux plaques du four et les trois pizzas
surgelées
achetées à leur attention en sortant du travail

mais ces samedis soirs nerveux où il cuisinait
pour elles
les dimanches après-midis dvd
tous les trois serrés sur le canapé
cette époque-là aussi était morte.


charles brun, filles de kilimanjaro



mardi 26 novembre 2024

Oublié au fond d'un tiroir

Roger Parry

 

Quant aux premières lignes du premier livre de l'ami Calet, les voici.


Je suis un produit d'avant-guerre. Je suis né dans un ventre corseté, un ventre 1900. Mauvais début.
Ils pataugeaient dans le chemin des pauvres, mon père de vingt ans et ma mère, qui devait avoir bien du charme avec sa trentaine ; j'en juge d'après les photographies que j'ai vues.
Ils se sont rencontrés. Mon père, sur l'instant, se fit tatouer un coeur allégorique, traversé d'une flèche, sous le biceps gauche, parce qu'il était amoureux. Ils se sont mis «
à la colle», c'est l'expression de ce temps, je suis venu, et on est parti tous les trois.
Tas petit de chair molle, oublié au fond d'un tiroir de commode aménagé sommairement en berceau, j'ai fait ma collection d'images. J'ai empli mes yeux vides avec les fleurs du mur
; la flamme remuante et plusieurs fois pointue de la lampe à pétrole; les lézardes sinueuses, sombres sur le plafond gris.
Bercé dans les grands bras solides, confiant, serré contre une poitrine chaude, j'ai eu les bons jours de la vie dans le vide.
Rien que du chaud.
Le lait blanc, en jet, du corps de ma mère et qui chatouille le gosier
; l’odeur de la bouche de mon père, tabac et Pernod mêlés, qui venait chez moi, au travers des poils de moustache noirs, en même temps que des mots; la marche des mains sur la peau de mon corps, caresse qui partait du nombril et remontait jusqu’à la gorge… la p’tite bête qui monte, qui monte, qui monte… Kirikiki…

 

 

Henri Calet, La Belle lurette,
Gallimard, 1935


dimanche 24 novembre 2024

Larmes

Gilles D'Elia

Elle produit parfois des choses curieuses, la littérature… Je pense à Henri Calet. Et à ces deux phrases connues de tous, même de ceux qui ne l'ont jamais lu. Que d'autres citent sans même en connaître l'auteur. Deux phrases qui sont les dernières d'un livre inachevé, celui que ce fils d'anar doit remettre à Grasset en 1956, année où son coeur le lâche. Un texte à l'état de brouillon. Une promesse qui compte, certainement, peu de lecteurs. Qui encore lit Calet ?
Ces deux phrases finales sont notées un 11 juillet, soit trois jours avant la troisième attaque. Celui qui célébrait les petites gens, leurs petites et grandes angoisses, leurs joies et fêtes, se volatilise un 14 juillet, comme Ferré…


11 juillet : 16h. Accrochage des tableaux de Dubuffet.
Je suis sorti de mon ornière… Ecrire des articles ?
20h : Les Dubuffet à dîner.
Nuit : Douleurs.

En souffrance à Vence.

Le matin – demi sommeil – sanglots, qui me réveillent (pensé à Luc)

C’est sur la peau de mon cœur que l’on trouverait des rides.

Je suis déjà un peu parti, absent.
Faites comme si je n’étais pas là.
Ma voix ne porte plus très loin.

Mourir sans savoir ce qu’est la mort, ni la vie.

Il faut se quitter déjà ?

Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes.

 

Henri Calet, Peau d'ours,
Gallimard, 1958


mercredi 20 novembre 2024

De l'aliénation

Ferdinando Scianna

 

Pas un matin, lorsque le radio-réveil me tire de mon insomnie, où je ne pense au tube de Nietzsche à propos du travail et de la liberté: « Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave, qu'il soit d'ailleurs ce qu'il veut: politique, marchand, fonctionnaire, érudit.» Le soir, exténué, tout en enchaînant avec la promenade du chien, quelques courses et la préparation du repas, la même chanson repasse en boucle. Et ainsi, jour après jour...
A peine ouvert, le dernier opus de l'ami Schiffter, surfeur balnéaire que l'on ne présente plus, nous joue ce petit air connu. Illustration avec la définition de l'aliénation que nous offre ce
dandy scorpion :
Terme philosophique par lequel on désigne la perte de la personnalité d’un esclave moderne. Affecté jour après jour à des besognes abrutissantes, le malheureux finit par se sentir étranger à lui-même. Et pour cause: il a cédé son temps (du latin alienare), c’est-à-dire sa vie, à son employeur, et il ne s’appartient plus en rien. On dit alors qu’il est aliéné, ou que c’est un aliéné. Remarque : À ce terme d’aliéné on doit associer celui d’exploité. En effet, quand un artisan exerce son savoir-faire consistant à transformer une matière en objet, il considère que le résultat de son activité n’est autre que luimême, mais autrement, objectivé. De même pour l’artiste, dont l’ouvrage est une autre forme de son moi. Si l’artisanat et l’art ne sont pas du travail, c’est parce qu’ils permettent la métamorphose matérielle libre d’une subjectivité. Pendant le temps passé à mettre en forme un meuble, un vase, une grille en fer forgé, une paire de bottes, etc., le teknikos, l’artifex, jouit de sa propre compagnie. Il ouvrage en laissant vagabonder ses pensées. Dans son atelier, il ne quitte pas son «arrière-boutique», comme disait Montaigne– cette conscience en nous qu’il nous faut «nous reserver toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissons nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude». En revanche, ni artisan ni artiste, l’esclave salarié ne se reconnaît pas dans les produits de son travail. Utilisé comme un mécanisme humain par le mode de production capitaliste et son système mercantile d’échange, embesogné pendant des heures et des heures, il se perd de vue. Son «ordinaire entretien» intime, «si privé», est interrompu par des consignes, des «mails», des réunions, par n’importe quelle «communication estrangiere» «qui y trouve place». Esseulé dans une équipe et non plus seul, mentalement violenté par des sollicitations extérieures et non plus libre de laisser son imagination aller «à sauts et à gambades», l’exploité est un être sans une œuvre dont il pourrait être l’auteur et qui refléterait sa personne même.

 

Frédéric Schiffter,
Indispensable précis de détestation du travail
,
ill. Muzo
éd. le dilettante, 2024, 16 euros


samedi 16 novembre 2024

Laisser filer le temps

 

Vsevolod Tarasevich

 

 

J’aime les villes, leurs places,
leurs artères, leurs coins de rues,
m’asseoir en terrasse
un café
posé devant moi
et laisser filer le temps
sans rien faire, sans presse,
le regard s'attardant ici ou là,
puis aller dans une librairie et fouiller
un peu dans les rayons,
et s’il y a un fleuve, le traverser
et répéter la même opération sur l’autre berge.
J’aime être seul parmi les gens,
n’être personne, n’avoir nulle part où aller,
et pouvoir aller n’importe où.
J’aime quand je me penche pour la première fois
sur le miroir de la salle de bains de l’hôtel,
ce moment de suspens,
quand, tout juste arrivé,
j’ignore si je vais voir apparaître mon visage
ou celui du client précédant, encore présent
dans la mémoire du mercure.
J’aime les parcs et les fleuves
urbains, me promener, à leur côté,
particulièrement à l’automne.
J’aime les villes, oui : marcher,
observer, vivre, tomber amoureux
de cette femme en robe rouge…

      Karmelo C. Iribarren, Las luces interiores,
trad.maison


vendredi 15 novembre 2024

Dormir

Horst P Horst

 

 

Que j'aime à m'endormir sur le drap de ta peau
Comme un autre à pourrir dans les plis du drapeau.

 

Olivier Larronde

jeudi 7 novembre 2024

Un arbre

Greg Baker

 

Ne me parle pas comme à un mort
ne me parle pas comme si je n'étais plus
parle-moi
comme si je n'étais pas né
parle-moi comme si j'étais un arbre

 

 

Vladimira Čerepková, in La Ruée des poissons
trad. Jean-Gaspard Pálenicěk
éd. Rumeurs, 2023

jeudi 31 octobre 2024

Des singes vociférant

Felice Casorati

 

 

Minuit passé, en vain je renifle le squelette d'Essenine, en vain je pleure le crâne troué de Maïakovski, en vain je hurle face à Konstantin, champion du plongeon par la fenêtre. Mais sérieusement, tant que ne seront pas élucidés les étranges suicides, nous demeurerons des singes vociférant, pourquoi nos frères finissent-ils ainsi alors que ce n'est qu'à présent qu'ils auraient pu librement, et donc superbement vivre parmi les petites branches de la dialectique. Ou bien, ô effroi, les pères de l'église recommenceraient-ils à ressusciter les morts ? On ne les aurait donc pas assez étranglés?

P.S.
Dans la nuit du 24 au 25
décembre1849, Dostoïevski fut chargé de fers et envoyé en Sibérie. Dans la nuit du 24 au 25décembre1925, Essenine se pendit au lustre d'un hôtel de luxe moscovite et pour plus de sûreté se tira aussi une balle. Ô nuits de Noël!

 

Bohumil Hrabal, in La Ruée des poissons
trad. Jean-Gaspard Pálenicěk
éd. Rumeurs, 2023

mercredi 30 octobre 2024

Lectures étroitement surveillées


Alex Russell Flint

 

...un bon livre n'est pas fait pour endormir le lecteur mais pour qu'il saute de son lit et qu'il aille en caleçon taper sur la gueule de l'auteur...

 

Bohumil Hrabal, Cours de danse pour adultes et élèves avancés,
trad. François Kerel, Gallimard

dimanche 27 octobre 2024

L'amour aux trousses


Willy Ronis

 

 

avec ces yeux-là
des filles
il va en faire courir
je serrais la main de ma mère
l'implorant de faire taire
la voisine croisée
devant sa porte
j'imaginais des filles par centaines
s'enfuyant à ma vue
me laissant seul à jamais
et devant à l'avenir
me réfugier
derrière des lunettes noires

l'année du bac
une fille qui me plait bien 
me suit
du lycée jusqu'à chez nous
je réussis à la devancer
au coin de la rue
la cour de l'immeuble traversée
à toute berzingue
je me poste derrière les rideaux
l'observant perdue au milieu
de la chaussée
repensant à la terrible prophétie
de la voisine
ainsi
il suffisait d'attendre quelques années
pour que tout se mette en marche
je fais aussitôt défiler
à mes trousses
tous mes futurs succès féminins
aucune ne résistera
à ce regard sans nul doute
envoûtant
étrangement cette situation ne s'est jamais reproduite
du moins à ma connaissance

j'y repense parfois
presque soulagé
lorsque j'accompagne ma mère
dans le quartier
qu'elle me tient la main
désespérément
de peur de tomber



charles brun, neige et pluie remontent vers le ciel

mercredi 23 octobre 2024

Désir et ennui

Vivian Maier

 

Althusser et Mathusalem
souffre et safran
douleur et souffrance
à peine entré dans la nuit
je confonds aussi
Mastroianni et Fellini
pas sûr qu'il y ait gourance
Richards et Jarrett
Lituanie et Lettonie
le désir et l'ennui
les livres et la littérature
Machado et Cernuda
je ne tiens pas en terre
ne touche plus l'air
gauche et droite
Zanzibar et Tombouctou
je m'emmêle les sabots
les deux pieds dans le même pinceau
papa ou amant ?
la maman ou la putain ?
la rose ou le fusil ?
libéraux, libertaires, libertariens
de toutes vos leçons, je ne retiens plus rien
patient insomniaque je bluffe sous la pluie
la nuit me déconseille
la panique
la langue chienne qui se mord la queue
me flinguer
les derniers neurones du bide
j'oublie d'obéir
ça s'envole
tout doit disparaître
rien n'est pardonné
et je vous emmerde !

 

 charles brun, tout doit disparaître

mardi 8 octobre 2024

Dimanche

Mario De Biasi

 

 

Si vous êtes raisonnables toute la semaine
Si vous faites bien vos devoirs
Si vous apprenez bien vos leçons
Si vous ne vous battez pas avec vos camarades
Si vous ne tirez pas la queue du chien
Si vous mangez bien votre soupe
Si vous ne faites pas crier votre grand-mère
Si vous vous lavez les mains avant de vous mettre à table
Si vous vous brossez bien les dents
Si vous allez vous coucher sans pleurer
Si vous faites votre prière tout seuls
Si vous êtes bien sages avec maman
Dimanche on ira voir papa à l’asile…

 

Louis Calaferte


samedi 5 octobre 2024

Incessante hémorragie

Willy Ronis

 

Aujourd'hui, alors que mon capital de sable a dangereusement baissé dans le haut du sablier, il m'arrive de sentir avec une acuité poignante cette incessante hémorragie de temps vivant qui s'écoule de moi ; je perds mon temps, comme un sang précieux, alors que je n'en ai jamais eu autant besoin. Spectateur d'un film qui m'impose sa vitesse de déroulement, je discerne une tonalité nouvelle, plus grave, sur les images qu'il me présente: quelquefois même dans les moindres incidents de la vie. L'unique de cet instant et du moi qui l'enregistre, comment n'en rien perdre?

 

André Hardellet, Donnez-moi le temps,
Gallimard

jeudi 3 octobre 2024

Pour commencer

Douglas Corrance

 

Je me dois d’écrire pour commencer que le nihilisme, au sens commun, celui de la négation têtue et radicale, est tout entier du côté de la société contemporaine, de l’ordre des choses actuel ; que les nihilistes sont aujourd’hui ceux qui prétendent gouverner les Etats, diriger les entreprises, contrôler les échanges; que ces nihilistes trouvent des appuis jusque chez leurs opposants qui, par le moyen d’une formation insuffisante et falsifiée, ne se doutent de rien ; qu’ainsi, la critique résolue de cette prétendue civilisation qui a tout d’une barbarie, toujours au sens commun, est versée au compte d’un nihilisme de propagande, démontré par ce genre de question d’une indigence absolue: «Que proposez-vous donc, de retourner à l’âge des cavernes?» Le nihilisme contemporain s’étend à l’ensemble des rapports sociaux et vient jusque dans nos bras égorger sœurs, frères, compagnes et camarades, amis et connaissances. La plainte est si forte que le nihilisme retournera la plainte et le plaignant: «Vous voilà isolé? Vous l’avez bien cherché!» sans que quiconque ne bronche, pas même le plaignant, qui cesse de se plaindre et se blinde, en effet.

 

Dominique Meens, Pêche à pied,
Pontcerq, 2024

lundi 30 septembre 2024

La disparition

Piergiorgio Branzi



[…] Sur les présentoirs, on avait disposé des piles de livres plus ou moins hautes ; certaines couvertures s'ornaient d'une critique écrite au feutre sur un papier de couleur bleue, orange, jaune. Une table regroupait tous les livres (essais ou romans) en lien avec le féminisme; plus loin, une autre table disposait, en étoile, des essais pour alerter les lecteurs des dangers du réchauffement climatique. Je remarquai une affiche, avec des enfants tout sourire, noirs, blancs, jaunes. Sur cette affiche, en grosses lettres rouges, on lisait : « Son premier chef-d'œuvre. » Le mercredi et le samedi, la librairie proposait des ateliers d'écriture « pour les petits monstres », ce qu'il fallait traduire, pensai-je, par « vos enfants pleins d'imagination ». Des silhouettes en carton de Victor Hugo, de Marcel Proust et de Georges Simenon se détachaient, comme des ombres chinoises, sur un mur blanc. Hugo portait une crête de punk, Proust un maillot du PSG et Simenon fumait un joint. Yourcenar, plus loin, telle Marilyn Monroe, retenait sa robe blanche pour que le souffle du métro ne la soulève pas toute entière (la robe). Albert Camus stoppait un penalty tiré par Samuel Beckett. Les écrivains, ce ne sont pas des gratte-papier, puant le renfermé, la macération, le révolu, la droite, la vieillesse.
De pénétrer dans une librairie, gonflée des romans de la rentrée littéraire ou des livres dont on parle, m'avait toujours déprimé. A quoi bon, pensais-je, ajouter un volume de plus à cette frénésie commerciale
? J'avais aimé, dans les livres, le retrait du monde, le pas de côté, l'absence. Les libraires applaudissaient les stars du roman, la foule, la présence. C'est normal, ils avaient, pour survivre, l'obligation de vendre. Que le livre fût un produit me foutait le bourdon : ce n'était donc que ça? Au mieux, un médicament pour l'âme, au pire, un passe-temps qu'on emportait à la plage, ou dans le train, par peur de rester seul avec soi? Le livre, un divertissement? Vraiment? Je songeais que la littérature se trouvait plus sûrement au milieu d'une lande déserte, dans le vent, le sable, la nuit: la disparition.

 

Patrice Jean, La Vie des spectres,
Le Cherche Midi, 2024

mardi 24 septembre 2024

Non-Lieu

Josef Smukrovich

 

L'épidémie solaire dévaste l'œil fou
Bleu comme un anus

Je me contemple
Je me regarde faire dans un monde uniformément moite
Enfant de poix
Enfant des gifles
Doux crottin crucifié
Je suis l'ange de sel

Petit démon de chiottes
Vêlé par hasard

Un nuage traîne dans ma vieille colonne vertébrale lacérée
J'ai des cinglances au sexe
Je crache noir
Un soleil dégluti

L'œil
L'œil fixe – c'est moi
Evêque rouge des somnolentes kermesses
Je crie à poings fermés
Naviguant le vagin clair et clos d'un univers de rage

 

 

Louis Calaferte, Non-Lieu,
Tarabuste éditeur, 1996

vendredi 20 septembre 2024

Des cornes pour se défendre



 

Les éditions belges du Sandre rééditent un recueil de 465 citations surréalistes concocté peu après un fameux mai par la regrettée Annie Le Brun. « 465 preuves de la vérité de tous les contes de fée, c’est-à-dire 465 preuves que, pour chacun à chaque fois, non seulement « il était une fois » mais que toujours il sera une fois, 465 preuves aussi singulières que plurielles, 465 preuves irréfutables et en même temps porteuses de la plus urgente question : «La médiocrité de notre univers ne dépendrait-elle pas de notre pouvoir d’énonciation?», nous demande-t-elle dans sa préface d'avril 2023. C'est incontournable, stimulant, un volume agréable dans les mains et dans les têtes, et donne envie, en ce centenaire du surréalisme qu'il ne faut aucunement fêter comme il se doit, de relire dans un coin quelques vers de Péret, Breton, Soupault et cie. Sans oublier Cravan, qui estimait que « Si la théorie des influences des milieux a du vrai je m'étonne que le génie n'ait pas des cornes pour se défendre».



Quelques semaines avant sa disparition, Annie Le Brun déballait sa bibliothèque ici.