Ferdinando Scianna |
Pas un matin, lorsque le radio-réveil me tire de mon insomnie, où je ne pense au tube de Nietzsche à propos du travail et de la liberté : « Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave, qu'il soit d'ailleurs ce qu'il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit. » Le soir, exténué, tout en enchaînant avec la promenade du chien, quelques courses et la préparation du repas, la même chanson repasse en boucle. Et ainsi, jour après jour...
A peine ouvert, le dernier opus de l'ami Schiffter, surfeur balnéaire que l'on ne présente plus, nous joue ce petit air connu. Illustration avec la définition de l'aliénation que nous offre ce dandy scorpion :
Terme philosophique par lequel on désigne la perte de la personnalité d’un esclave moderne. Affecté jour après jour à des besognes abrutissantes, le malheureux finit par se sentir étranger à lui-même. Et pour cause : il a cédé son temps (du latin alienare), c’est-à-dire sa vie, à son employeur, et il ne s’appartient plus en rien. On dit alors qu’il est aliéné, ou que c’est un aliéné. Remarque : À ce terme d’aliéné on doit associer celui d’exploité. En effet, quand un artisan exerce son savoir-faire consistant à transformer une matière en objet, il considère que le résultat de son activité n’est autre que luimême, mais autrement, objectivé. De même pour l’artiste, dont l’ouvrage est une autre forme de son moi. Si l’artisanat et l’art ne sont pas du travail, c’est parce qu’ils permettent la métamorphose matérielle libre d’une subjectivité. Pendant le temps passé à mettre en forme un meuble, un vase, une grille en fer forgé, une paire de bottes, etc., le teknikos, l’artifex, jouit de sa propre compagnie. Il ouvrage en laissant vagabonder ses pensées. Dans son atelier, il ne quitte pas son « arrière-boutique », comme disait Montaigne – cette conscience en nous qu’il nous faut « nous reserver toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissons nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude ». En revanche, ni artisan ni artiste, l’esclave salarié ne se reconnaît pas dans les produits de son travail. Utilisé comme un mécanisme humain par le mode de production capitaliste et son système mercantile d’échange, embesogné pendant des heures et des heures, il se perd de vue. Son « ordinaire entretien » intime, « si privé », est interrompu par des consignes, des « mails », des réunions, par n’importe quelle « communication estrangiere » « qui y trouve place ». Esseulé dans une équipe et non plus seul, mentalement violenté par des sollicitations extérieures et non plus libre de laisser son imagination aller « à sauts et à gambades », l’exploité est un être sans une œuvre dont il pourrait être l’auteur et qui refléterait sa personne même.
Frédéric Schiffter,
Indispensable précis de détestation du travail,
ill. Muzo
éd. le dilettante, 2024, 16 euros
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