mardi 17 janvier 2023

Un artiste total

Herbert Tobias


 

Cher Monsieur Nadeau,
Je voulais vous écrire sitôt mon retour mais je sors tout juste d’une grippe terrible qui m’a couché un bon bout de temps. Je veux vous remercier de tout ce que vous m’avez dit. Non pas à cause des compliments mais parce que vous m’avez – et vous avez été ici le seul !
– parlé de mon travail, de mon possible travail sur le ton que j’aurais aimé trouver dans la maison Julliard– hélas!… Je vous suis infiniment reconnaissant de votre attention à mon égard. Vous m’avez fait un bien énorme en me parlant. Non seulement pour mon livre achevé mais pour ce que j’écris actuellement. Je suis dans la plus totale la plus absolue solitude depuis 10ans. Je vis pour écrire. Mais je doute sans arrêt de moi-même, sans vous j’ai peur de m’égarer, j’ai peur de n’avoir pas la force nécessaire pour faire ce que je sens en moi d’enraciné. L’écriture est ma vie. Elle est ma vie à un degré que personne ne sait. Je crois être un artiste total parce que mon existence est nouée autour de mon travail et qu’ils se confondent. Malheureusement, un homme a besoin d’être entendu dans ce qu’il considère comme essentiel pour poursuivre avec foi. Vos paroles ont été pour moi un coup de fouet. On m’avait rendu heureux. Merci. On a hélas besoin de ce succès– fût-ce compris d’une seule personne– pour oser continuer et aller plus loin. Vous savez il y a beaucoup d’instants où je n’ose pas me laisser aller librement dans l’écriture parce que je sais trop que je ne sais rien, que je ne représente rien et que ma voix est nulle. Ce sentiment est absurde en soi, je le sais, mais c’est tout de même pour moi un frein redoutable. Si je savais qu’on m’approuve dans ce que je fais, je crois que je ferais mieux encore. Sans le savoir, Monsieur Nadeau vous avez été la première personne depuis 10 ans à me dire que j’étais dans la bonne voie. Soyez remercié. Calaferte.
Septentrion doit paraître chez Tchou. J’ai reçu un contrat de Javet. Malheureusement ils ne tirent qu’à 2000 exemplaires à 4500 francs. Ce n’est pas encore «l’indépendance du poète»!!! Tant pis! J’ai de vous une adresse qui date de longtemps déjà. Peut-être n’est-ce plus la bonne. Je mets la mention: «faire suivre».

 

Lettre de Louis Calaferte à Maurice Nadeau,
26 novembre 1962

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