Brassaï |
— Encore mal dormi.
— La pleine lune n'a pas dû aider...
— De toute manière, dès qu'on met le réveil, on dort mal.
— Exact. Il faut bannir le salariat. Refuser de se lever comme des troufions au son du clairon…
— C'était la pleine lune ?
— Je crois. C'est d'autant plus étrange que, pour une fois, j'ai réussi à me rendormir après m'être levé pour la vidange de la vessie.
— Trop d'insomnies accumulées, certainement. Ou la délivrance après le départ de mon père, enfin, trois semaines après...
— Il s'est passé un drôle de phénomène...
— Avec mon père ?
— Avec mon rêve. J'ai réussi à le reprendre en me recouchant. Je tenais absolument à y retourner et c'est ce qui m'a permis de me rendormir.
— Reprendre un rêve ? Personne ne peut faire ça !
— Je l'ai fait, mon petit. Je savais bien qu'un jour, je finirai par être le premier en quelque chose !
— Impressionnant… Et c'était quoi, ton rêve ?
— Je ne sais plus... Mais j'y étais bien. Au début, du moins...
— Tu étais avec une fille ?
— Non. Tous les rêves que l'on a envie de prolonger ne sont pas forcément érotiques. Il me reste quelques bribes...
— D'érotisme ?
— De rêve. Une maison. Celle de voisins du quartier de ma mère, donc du quartier de mon enfance. Je crois que je t'ai déjà parlé de cette famille. Des Alsaciens. Pas forcément recommandables, mais bon...
— Ça ne me dit rien, mais ça ne veut rien dire...
— C'est bien dit...
— J'oublie, tu sais bien...
— C'était une famille nombreuse, cinq enfants si je me souviens bien. La femme était énorme, et le mari, un nain bossu... C'est elle qui, un jour, j'étais enfant, je passais devant ses fenêtres avec ma mère, et cette grosse femme se met à faire des compliments, comme on le fait avec les gosses, et sort cette phrase qui m'a, sur le champ, effrayé : Plus tard, avec ces yeux, il va faire courir les filles.
— Elle avait raison, non ?
— Parfaitement. Dès que je tentais maladroitement une approche, elles fuyaient.
— Tu parles...
— Tu me connais mal.
— Toujours est-il que je n'ai pas connu cette époque...
— Mon enfance ?
— L'époque où elles s'enfuyaient...
— Elle dure encore. Tu es l'exception. C'est pourquoi, en grande partie, je tiens tant à toi !
— T'es con. Bon, ton rêve ?
— Je vais être en retard.
— Tu ne vas pas t'en tirer comme ça !
— Dans cette famille de cinq enfants, il y avait deux garçons, plus âgés que moi, avec qui je jouais au foot. Dans la rue, devant chez nous ou chez eux, ou à Vincennes, derrière le parc floral. Sur les terrains que tu connais pour avoir promené le chien dans les parages… Avec eux, j'ai également travaillé sur les marchés... L'âiné m'a donné quelques cours de français si je me souviens bien, tandis qu'une de ses sœurs m'a remis à niveau en anglais, à notre retour d'Espagne. Je t'ai raconté ça, j'en suis certain.
— Ce dont je suis certaine, c'est que tu n'as toujours pas raconté ton rêve.
— C'est une famille que je n'ai pas revue depuis des années, je ne sais plus rien d'eux... J'entrais dans cette maison. Il y avait là des gens que je ne connaissais pas. Les enfants ou petits enfants... Je ne sais pas ce que je faisais là. Ils semblaient m'attendre. Me mettaient au défi. Des personnages prenant la pose… Je me sentais obligé de deviner qui était qui. Les yeux de l'un des frères, je les retrouvais chez cette jeune fille. Ce que j'affirmais aussitôt, sûr de moi. Et ce qui déclencha les moqueries de tous. Pas du tout, voyons, Didier n'avait vraiment pas cette forme de yeux, ni cette couleur. Je me sentais plus que ridicule, perdu.
— Tu n'y étais pour rien, après toutes ces années...
— Je ne sais plus très bien comment finit cette première partie...
— Avant la pause toilettes ?
— Oui.
— Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi tu as voulu une deuxième partie.
— Certainement pensais-je retrouver une part d'enfance…
— La deuxième partie, alors…
— Les railleries devaient en faire partie… En fait, ces gens posant devant moi n'avaient rien à voir avec la famille de ma jeunesse. Ils étaient étrangers d'ailleurs. Comme le confirmait le générique de fin.
— Quel générique de fin ?!
— Le rêve se terminait avec un générique de fin. Comme pour me signifier que tout n'était qu'une mise en scène, la séquence d'une série quelconque…
— Tu ne regardes jamais les séries.
— Justement. C'était étranger à moi. Les noms au générique étaient étrangers mais n'avaient rien d'alsacien. Tu te rappelles ces sacs poubelle qui inondaient le jardin de la maison lorsque nous l'avons revisitée avant la signature ?
— Bien sûr, c'était affreux.
— Nous avions demandé que la maison soit vidée puisque le fils ne voulait pas que nous récupérions un ou deux objets ayant appartenu à ses parents. Vider une maison, c'est sans doute le protocole, lors d'une vente. Mais tu te souviens de la sensation que ça a produit en nous ?
— Oui, j'ai pensé qu'un jour nous aussi, du moins une grande partie de nos affaires, finirait de la même manière.
— Dans des sacs poubelles balancés sans ménagement par les fenêtres et emportés dans une benne ou un camion par un vulgaire broc.
— C'est atroce de penser à ça.
— Mais inévitable. J'avais cette sensation avec ce rêve. Le monde que j'ai connu a disparu. Les voisins, personne ne peut me dire où ils sont passés, ce qu'ils sont devenus. Pas même une trace de leurs descendants. C'est bientôt mon tour. Le monde tourne, certes mal, mais continue à tourner sans moi, comme il le faisait avant mon arrivée sur terre…
— Et là, tu files au boulot, me laissant seule avec ce rêve, cette perspective ?
— Oui, nous sommes irrémédiablement seuls face à notre disparition programmée.
— La prochaine fois que tu fais un rêve de ce genre, pense à ne rien me raconter !
— Bonne journée, ma chérie…
Bonjour
RépondreSupprimerLes diapositives aussi partent avec le camion
Je l’ai vécu
Merci
Je reçois vos textes comme des lettres
Merci beaucoup