vendredi 29 décembre 2023

L'être et le néant


Robert Doisneau



Et puis, merde ! Le soir, quand j'avais des ronds en poche, je m'offrais le Chabanais ou le One Two Two. Il y avait dans ces maisons un potentiel de sensualité qui écartait toute considération métaphysique, ne fut-ce que par le droit de choisir. Pas choisir entre l'être et le néant, mais entre Manon Main Douce et Sylvie la Rémoise.

 

André Hardellet

mardi 26 décembre 2023

Le piège

Luc M.

Nous découvrons parfois que tels seins n’appartiennent pas à la tête de celle qui les porte… Le désaccord et le trouble que produiront ces seins leur attacheront à jamais celui qu’ils auront captivé.

 

Ramón Gómez de la Serna, Seins,
trad. Jean Cassou, ed. Casimiro


mercredi 20 décembre 2023

Pleins

Vanina Kovalsky

 

Il y a des seins pleins de calme. Il y a des seins pleins de douleur. Il y a des seins pleins de passion. Il y a des seins pleins de divorce. Il y a des seins pleins de calamités. Il y a des seins pleins de poison. Il y a des seins pleins d'énervement. Il y a des seins pleins de larmes. Il y a des seins pleins de nuit. Il y a des seins pleins de surprises. Il y a des seins pleins de charité. Il y a des seins pleins d'adultère. Il y a des seins pleins d'or amassé. Il y a des seins pleins d’hypocrisie. Il y a des seins pleins de compote de pommes. Il y a des seins pleins de cuistrerie. Il y a des seins pleins de médailles de la Vierge. Il y a des seins pleins de petite monnaie. Il y a des seins pleins de noirceur sous leur blancheur, apparente. Il y a des seins pleins d’air comme des ballons.

 

Ramón Gómez de la Serna, Seins,
trad. Jean Cassou, ed. Casimiro

samedi 16 décembre 2023

Quel mal y a-t-il à ça ?

Michael Ochs


 

Les gens mieux lotis que nous étaient à l’aise
Ils habitaient des maisons peintes avec W.C. et chasse d’eau
Avaient des voitures dont l’année et la marque étaient reconnaissables.
Moins bien lotis que nous, c’étaient de pauvres gens sans travail.
Leurs bagnoles bizarres étaient sur cales dans des cours poussiéreuses.
Les années passent, tout – et tout un chacun

est remplacé. Mais une chose est restée vraie

je n’ai jamais aimé le travail. Mon but a toujours été
de glander.
Je voyais ce que ça avait de méritoire.
J’aimais l’idée d’être assis dans un fauteuil
devant chez soi pendant des heures, sans rien faire d’autre que porter chapeau en buvant du Coca.
Quel mal y a-t-il à ça
?
On tire sur une cigarette de temps en temps.
On crache. On sculpte des trucs en bois avec un couteau.
Ça fait du tort à qui
? De temps à autre, on appelle les chiens
pour chasser le lapin. Essayez voir une fois.

De loin en loin saluer un gros môme blond comme moi
en disant, «
Je te connais, non?»
Et pas,
«Qu’est-ce qu’on fera de toi quand tu seras grand?»



Raymond Carver, "Glander", in Poésie
(
La Vitesse foudroyante du passé),
trad. Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso, Emmanuel Moses,
ed. de L'Olivier


jeudi 14 décembre 2023

Fantômes de l'automne



En août dernier, me dit-on, Georges Poulot, dit Perros, aurait eu cent ans. Quelle idée...
Les éditions Finitude sautent tout de même sur l'occasion pour réimprimer J’habite près de mon silence, recueil d'une vingtaine de poèmes discrètement publiés en leur temps par ci, par là et ailleurs.

 

Isolé non Seul oui Mais encor
puisque rien n'est simple en urgence
l'amitié en moi sonne du cor
et hurle de temps en temps vengeance.

 

***

 

Qui te connaît Georges Perros
Nul au monde ni moi ni vous
Toi peut-être fille aux seins roux
Prêtresse de ce vieil Eros
Je ne sus que te caresser
Alors qu’intense amour à faire
Qu’es-tu devenue ô beauté
Dont je perçus mal le mystère
Qu’est-il devenu ton cher corps
Terreux, dansant avec les morts
L’horrible, l’éternel quadrille
Où es-tu folle jeune fille
Folle d’aimer qui ne sait pas
Être aimé autrement qu’en rêve
Non plus aimer sinon trop brève
La férocité d’un désir
Moins à vivre hélas qu’à mourir. 

Si je te rencontrais demain
Tu me verrais main dans leurs mains
À ces enfants que je fis naître
Tu me dirais bonjour peut-être
— Je l’ai vu quelque part mais où
Cet homme près de la vieillesse
Avec ce regard un peu flou
Mais quand mon Dieu mais où était-ce ? 

 

***

J’habite près de mon silence
à deux pas du puits et les mots
morts d'amour doutant que je pense
y viennent boire en gros sabots
comme fantômes de l'automne
mais toute la mèche est à vendre
il est tari le puits, tari.

 

 
Georges Perros, J’habite près de mon silence,
éd. Finitude, 13 euros

samedi 9 décembre 2023

Balances sentimentales

Anonyme

 

J'ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d'atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui m'est chère ?
J'ai tant rêvé de toi que mes bras habitués, en étreignant ton ombre, à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l'apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années, je deviendrais une ombre sans doute,
Ô balances sentimentales.
J'ai tant, rêvé de toi qu'il n'est plus temps sans doute que je m'éveille.
Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l'amour et toi, la seule qui compte aujourd'hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes
lèvres que les premières lèvres et le premier front venus.
J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu'il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu'à être fantôme parmi les
fantômes et plus ombre cent fois que l'ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.
 

 

Robert Desnos, in À la Mystérieuse, 1926

jeudi 7 décembre 2023

Fiche de police

Elliott Erwitt

 

 

Il y avait ton cœur fermé
ton cœur ouvert
ton cœur de feu couvert
tes cheveux pour filer entre les doigts
pour verser leur sable sur mon sommeil
et pour enchanter la fatigue
tes cheveux comme un treillage entre le regard et les vignes qui flambent
tes cheveux de luisant et de sorgue
tes yeux avec la halte à l’ombre
et la colonne de froid sur le puits
tes yeux les anémones ouvertes dans la mer
tes yeux pour plonger droit dans les vaucluses
et dérober leurs paillettes aux fontaines
tes yeux sur les averses qui volent sur les ardoises
tes bras pour les bras tendus
pour le geste cueillant le linge qui sèche
pour tenir la moisson de toile contre ta poitrine
pour maintenir la maison de souvenirs contre le vent
tes bras pour touiller les bassines de confiture
tes seins les dunes d’un beau soir
tes seins pour les paumes calleuses au retour du travail
— mais sais-tu les meules qui se prêtent se creusent
quand il faut le repos
sais-tu le nez dans les sources d’herbe    
quand la marinière trempe de buée sa chanson

tes seins pour bander
tes mains 
pavots qui apprivoisent l’insomnie
tes mains pour les mains nouées et les promesses scellées
tes mains pour tendre les tartines
tes mains pour toucher ton amour
tes hanches comme la péniche pleine
comme l’amphore épousée par les doigts de haut en bas
ton ventre pour les tabliers bleus du matin
et les gaines soyeuses des minuits de luxe
ton ventre la pleine joie de la pleine mer
ton ventre de houle
tes cuisses de flandre
ton sillage de carène heureuse et de menthe volée
ton odeur de servante jeune et de pain bis
ton odeur de vachère et de jachère en avril
ton odeur de renoir et d’auberge calme
ta peau de santé le slalom nègre sur la pente des étés
tes robes de bouquets aux crayons de couleurs
sur un vieux cahier d’école
tes robes en dimanche tes robes de bonjour
tes matinées au lit comme une nage facile par la grande baie des fougères
ton envie comme une salve qui salue la rade où brûlent mille rochelles
et l’argent des avirons
et te voici dressée, plantée sur ton plaisir et qui délires
ton envie le suc qui éclate de la figue mûre
ta voix venue des châteaux en Bavière
ta voix qui étonne les légendes dissimulées
ta bouche pour dire oui
ta salive à boire
ton sourire d’enfance retrouvée.     

Il y avait ce plus secret de toi
ce blond de toi épanouie
l’étoile de mer encore humide entre deux désirs.

Il y avait ton attente la première permission du soldat à la guerre
ton souvenir 
et c’est la pluie qui bat tiède
contre les volets clos de la mémoire
ton souvenir à inventer
mais jamais toi tenue certaine
au midi du bonheur
et pourtant quelques-uns t’ont vue en plein jour
ou derrière leurs poèmes
tu es plus vieille que la peine du monde
et plus neuve que la joie de vivre
c’est toi que les hommes ont toujours voulue
dans leur faim de tendresse
au bout des jours au bout des routes
celle qu’ils ont appelée la veille de la chaise électrique
ou du peloton d’exécution
pour qui tous ont trahi leur plus franche parole
et tenu leurs plus dérisoires serments
celle qui embrassait trop tard les gars punis
avant la fosse commune ou les croix de bois.

Il me reste à te donner un nom
à te donner vie
il me reste surtout à te rencontrer
comme les mains émerveillées de l’aveugle
trouvent la présence du soleil
sur un pan de mur.  


 André Hardellet, La Cité Montgol, 1952.

mercredi 6 décembre 2023

Balivernes

Keystone-France/Gamma-Rapho

 

 

Peu de jours avant sa mort lors d'un dernier séjour à l'hôpital, Georges Perros, privé de la parole, tient un début de journal. Carnet et feuillet inédits publiés dans le gros volume Quarto chez Gallimard il y a quelques années.


Solitude. Et le contraire. 
Fraternité au plus bas niveau, ou plutôt au dernier.
N'ai plus envie de lire que ce qui a rapport au mal, cancer, etc. Soljenitsyne, Reverzy, Kafka, c'est au-delà. Ombre portée. Petits points noirs sur un écran de neige. Breughel. Une absence en mal de corps. Déjà venu ? Pas encore ? Mouvement sans destination précise.

(…)

Pourquoi le monde est-il une saloperie ? Il faudrait, il aurait fallu, empêcher le mépris, cette affreuse manière dont un homme peut traiter un homme. Empêcher un homme d'en fusiller, torturer, un autre. Lui rendre cet acte impensable. Tout le reste est balivernes.

 

Très peu de gens me donnent envie de reparler. Et ce sont ceux avec lesquels on peut se taire.

 

 

mardi 5 décembre 2023

Aucune importance

Shinji Ono

 

Tout ce que je dis n'a aucune importance, comme tout ce que je ne dis pas.

 

Louis Calaferte, Paraphe, Arléa

 

samedi 2 décembre 2023

Encore un peu de chaleur humaine


— Je ne dis pas que c'est pas intéressant...

Mais que ça l'était davantage avant... C'est comme tout...

J'ai l'impression que tu te contentes de citer les textes des autres...

Ce ne sont pas des citations, je te l'ai déjà expliqué: ce sont des notes, que je mets là car je ne sais plus écrire avec un stylo.

D'accord, mais tes textes sont toujours les mêmes: Bukowski, Cioran, Valet... Tes auteurs fétiches, on les connaît.

Que veux-tu, je retourne régulièrement aux valeurs sûres, comme on dit. Et personne ne t'oblige à me lire...

Oui, mais il y a d'autres poètes, que tu ne cites jamais, comme Rimbaud, Mallarmé, Villon...

Ecoute bien, et note-le : je fais ce que je veux et je t'emmerde !

Pas la peine de s'énerver et d'être vulgaire...

...Je ne m'énerve pas, je cite. « Je fais ce que je veux et je t'emmerde !», c'est du Victor Hugo ! Dans Mon cœur mis à nu, je crois, de mémoire, mais c'est facile à vérifier... Quant à la vulgarité, écoute-moi bien, je suis comme Bukowski justement, je ne l'exhibe jamais, j'attends qu'elle se manifeste d'elle-même...

Malin... 

On en reprend une ?

Tu ne parles jamais plus de l'actu...

T'as qu'à regarder BFM ou CNews, c'est très bien foutu, les mêmes infos tournent en boucle toute la journée, tu ne peux rien rater.

Je disais ça comme ça...

Je n'ai guère envie de commenter l'actu, comme tu dis, ou simplement de la signaler. 

Moi aussi, je ressens une grosse fatigue, une sorte de dépression, une terrible impuissance face à tout ce qui se passe...

Rien à voir. Je ne suis ni fatigué ni déprimé et je ne me suis jamais senti puissant. En fait, quel besoin d'ajouter des mots à ce capharnaüm schizophrène permanent ? Tu aimerais lire ou entendre que je suis indigné devant la police et ce gouvernement mafieux qui regardent tranquillement des néonazis défiler dans les rues de nos villes? Devant les simulacres de justice autour des affaires de nos braves politiciens? Devant la mainmise des oligarques de la finance sur les médias? Que je me prononce à propos du gazage de Gaza? Ou de la future capitulation de l'Ukraine et des milliards engloutis ou détournés par le clown en kaki et sa bande? Tu veux que je te parle du cynisme des dirigeants occidentaux face à la corruption, le dérèglement climatique, la société de surveillance complète qui s'est, avec notre consentement, mise en place, ce monde invivable, les lois liberticides et celles qui détruisent tous les jours un peu plus ce qui restait du tissu social, comme on dit? Tu veux que je te parle de l'inflation, de Napoléon, d'Elon Musk et de Jupiter? Sérieusement, tu voudrais que je donne sur tout ça, et le reste, mon avis d'ivrogne?

On ne se voit plus...

— Allons bon...

Avant...

...Avant, c'était pas mieux.

Peut-être, mais je vais te dire une chose: ça me manque, tu me manques...

Tu en tiens une bonne, toi...

T'as remarqué qu'on regrette toujours le temps d'avant, même si c'était pas mieux ?

Non. On regrette simplement de ne plus être à cette époque, on est effrayé de se voir vieillir, on est terrifié par la mort...

C'est vrai... Ça passe tellement vite, quand tu y penses. Et on file sans laisser de trace...

Laisser une trace ? Quelle prétention...

Tu as raison... Putain, je crois que ça ne va pas très bien...

C'est ce côtes du Rhône. Vraiment pas fameux...

Non, c'est autre chose...

Je vois. Tu te sens seul, tu es perdu. Tu as besoin d'un peu de chaleur humaine, comme un vulgaire Pignon... Mais je ne m'appelle pas Milan, mon vieux, désolé.

Ouais, en fait, t'es pas le genre à consoler... Tu en as marre de le faire, du moins...

Exact. La vie est trop courte.

— Je crois que je vais, de ce pas, laisser une trace dans les toilettes...

— Quand il est question de vulgarité, on sait où te trouver... Fais gaffe à la marche !


jeudi 30 novembre 2023

Un calme presque honteux

Josef Koudelka


 

La très passionnante Correspondance entre André Gide et Jean Malaquais (1935-1950), enrichie, vient d'être rééditée chez Classiques Garnier.

Extrait d'une lettre du front envoyée par l'auteur du Gaffeur au Nobel de littérature de 1947.


[lundi 13 mai 1940]

Je suis d'un calme presque honteux. L'odeur de la mort ressemble à celle des excréments ; on est d'abord saisi jusqu'au vertige, jusqu'au vomissement; puis on s'en imprègne très vite et on cesse d'être incommodé. Par la suite, c'est l'air pur qui paraît vicié. C'est ainsi qu'on devient gangster.

mercredi 29 novembre 2023

Le voyant

Gilles D’Elia

 

Être lucide
C’est perdre connaissance 

Être libre
C’est perdre l’équilibre 

Être vengeur
C’est terrasser la vengeance 

Être intact
C’est traverser l’évidence 

Être aux abois
C’est passer au-delà 

Invincible est la détresse
De celui qui voit

 

Paul Valet,
Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ?
rééd. Le Dilettante, 2020

jeudi 16 novembre 2023

Terminus


Je n'ai pas vu le film de Tarantino dans lequel on peut entendre un morceau d'un certain Dege Legg, que je ne connaissais pas jusqu'ici. Je lis son journal de bord tenu au début des années 2000. A cette époque, le musicien originaire du sud des Etats-Unis, était sans groupe, sans travail, sans un rond et sans maison – et sans Tarantino. Un boulot de chauffeur de taxi va lui permettre de survivre durant cinq ans. Nous sommes à La Fayette (Louisiane). Ça débute comme ça :

C’est le terminus. Je vis dans un motel miteux à Lafayette, Louisiane. Chambre 109. Cent-soixante-cinq dollars la semaine. J’ai quatre-vingt-un dollars en poche et pas de boulot. La plupart des résidents sont des alcooliques invétérés. Ils boivent de la mauvaise bière, traînent sur le parking, et voient leurs espoirs partir en fumée, accompagnés du murmure de la télé et des grondements du trafic routier. Il n’y a rien à faire ici que ressasser des rêves tombés en ruine. C’est ici, dans ces motels, que le capitalisme percute la triste réalité des perdants sur la pente sordide de la déchéance. C’est le dernier arrêt avant la clochardisation, à une centaine de mètres des voies ferrées. C’est ici que votre dîner tombe d’un distributeur automatique. C’est ici que l’Amérique vient pour mourir ou essayer de se cacher de l’inéluctable. Cet endroit est comme un manège abandonné, à demi enfoui sous le sable. Tout y est soumis au temps et se dérobe. Personne n’en a rien à faire. Ni n’essaie de donner le change. Les gens ici ne font qu’exister et survivre, pendant que les prostituées écrasent des mouches, que les junkies errent sur le bitume décoloré par le soleil, et que d’anciens forains jouent avec le feu et fouillent les vestiges d’une vie révolue, saluant de la main des fantômes, tirant sur des cigarettes bon marché et buvant des bières meilleur marché encore.

Alors que l’immense soleil
Pèse et nous écrase.
C’est impitoyable
Et sans issue pour l’instant.
Il y a une semaine, je vivais dans une maison avec trois chambres, un jardin, un chien et un lave-vaisselle. Aujourd’hui, je suis dans ce motel merdique. Seul et presque sans un rond. Mais étrangement, je suis plus libre que je ne l’ai jamais été, parce que j’ai déjà perdu cette étape de la course. Et la chute n’est pas si loin. C’est comme une trêve dans une guerre contre tous. Je ne suis pas heureux. Je ne suis pas triste. Je suis seulement coincé ici. En suspens. Dans l’attente.

Je regarde par la fenêtre,
Mes poings accrochés aux barreaux,
Et je rêve
Et me demande quelle sera la suite.

Je suis aussi vivant que n’importe qui et pas plus mort qu’un autre. Il n’y a pas d’espérance ici. Toutes les promesses ont été rompues comme des prières de la dernière chance dans l’abattoir de l’amour. Avant que le couperet ne tombe. Personne ne vient ici pour que l’on se souvienne de lui. On vient ici pour oublier. Et être oublié.

 

Dege Legg, Cabdriver 
Trad. Dennis Crowch
Ed. du Sonneur, 2023

lundi 13 novembre 2023

En sourdine

 

Masahiro Mochida


 

Longeant rapidement sur mon vieux scooter le trottoir du restaurant portugais, j'ai tout juste le temps de lire la première ligne du menu du jour inscrit sur l'ardoise. Un U mal formé, sans arrondis, me fait lire Morve à la Vapeur. Avec deux majuscules.

***

En promenant le chien, je croise un couple de trentenaires sur de rutilants vélos équipés de GPS, comme il se doit. Le prototype des électeurs utiles, me dis-je, perfide, certainement jaloux de leur fière jeunesse. Au loin, sonnent les sirènes des bagnoles de flics d'aujourd'hui. Le garçon s'en réjouit: J'adore entendre les voitures de police et ces nouvelles sirènes. On se croirait aux States! Ce que nuance sa compagne en leggins: Ou dans une série de Netflix!

*** 

Dans la pharmacie, où j'étouffe en attendant la préposée aux vaccins, je parcours les publicités des laboratoires affichées sur les nombreux présentoirs et dont certaines ne manquent pas d'air. Sur l'une d'elles, ornée de la photo d'une jeune femme aux lèvres gonflées, je lis Le baume à lèvres intime. Tout rentre dans l'ordre lorsque mon esprit détraqué et déçu corrige le dernier terme du slogan, transformant la première voyelle en U et le N en L.

*** 

Contrairement à mon habitude, je traverse la rue sur les clous, comme on disait autrefois, en prenant bien soin de vérifier ma gauche, ma droite, puis ma gauche de nouveau lorsque me heurte brutalement un vélo : Mais enfin, faîtes attention!, éructe la jeune femme casquée et ipodée. Je lui fais remarquer que notre rencontre se produit sur un passage piéton. Mais moi, je suis à vélo !, rétorque l'insolente amazone me laissant sans voix et la côte douloureuse.

*** 

Je m'arrête prendre un café au bistrot le plus proche. A cette heure, le percolateur est en surchauffe. Ebahi, un pilier de comptoir interpelle le barman: Le gars qui a inventé le café, il a dû se faire des couilles en or! En sourdine, passe Naïma.

 

samedi 4 novembre 2023

Lumières et ombres à Paris

L'Atelier-Galerie Taylor, à Paris, nous propose de revoir bientôt une exposition datant de 1995 et signée par l'amie Carole Bellaïche, une démarche rare pour un travail qui ne l'est pas moins.
A noter qu'Hervé Baudat lui aussi exposera.
On y sera. Et on y reviendra...

 


mardi 31 octobre 2023

Revenez vite

Robert Blomfield

Dans la correspondance entre Brice Parain et Georges Perros, on trouve une lettre de ce dernier, de l'année 1960 mais non datée plus précisément, et qui débute ainsi. 


Cher Brice Parain, 

Bien reçu votre carte et les trois livres. Merci. Je vais y aller. 

C'est comme un moteur qui ne s'arrêterait pas, emballé. Depuis votre départ, je me parle tout seul, discute, me contredis ; dans la rue, on me regarde. On pense que ce type n'est pas tout à fait normal. Mes propos tournent autour d'une religion, d'un prophétisme, du communisme, etc. Bref, vos thèmes majeurs, colère en moins. Et maturité. Je m'y noie un rien, les retourne soit avec précaution, soit avec rage. Le soir, je suis crevé. Alors, si vous ne voulez pas me voir tomber malade, revenez vite (...)

 
Brice Parain, Georges Perros,
Correspondance, 1960-1971
,
Gallimard

dimanche 29 octobre 2023

Renoncements

 

Ecrire, c’est renoncer au monde en implorant le monde de ne pas renoncer à vous.

 

 Georges Perros, Papiers collés, Gallimard

jeudi 19 octobre 2023

Enigmes

 

Nelson Evans

 

Qu'est-ce qui fait rire les têtes de mort ?

Qui est l'auteur des blagues sans auteur? Qui est le petit vieux qui invente les blagues et les dissémine par le monde? Dans quelle cuve se cache-t-il
Pourquoi Noé a-t-il fait entrer des moustiques dans l'arche?
Saint-François d'Assise aimait-il les moustiques?
Les statues disparues sont-elles aussi nombreuses que les statues qui restent?

Si la technologie de communication est de plus en plus développée, pourquoi sommes-nous chaque jour plus sourds et plus muets
?
Pourquoi personne, pas même le Bon Dieu, ne peut comprendre les experts en communication ?
Pourquoi les livres d'éducation sexuelle t'enlèvent-ils l'envie de faire l'amour pendant des années?
Dans les guerres, qui vend les armes?

Eduardo Galeano, Sens dessus-dessous, L'Ecole du monde à l'envers,
trad. Lydia Ben Ytzhak,
rééd. Lux Editeur, 2023

samedi 14 octobre 2023

L'âge de monsieur est avancé

 


 

Cette année, j'ai voulu marquer le coup, prendre les devants. Je me suis personnellement préparé une fête d'anniversaire surprise. La réussite de l'entreprise fut telle, le secret si bien gardé, l'âge passablement avancé, que personne n'a songé à me prévenir. Je suis resté seul avec mon cadeau, que j'ai oublié d'ouvrir.

 

charles brun,  pensées un temps festives

samedi 30 septembre 2023

Retour à La Belle Lurette

 

L'occasion est désormais rare de signaler une programmation intéressante sur France culture. En voici une. Puisant dans ses archives, la radio d'Etat a rediffusé récemment une très brève émission de 1949 consacrée à notre cher Henri Calet, Les romanciers et leur enfance. Dans ce pseudo-entretien, l'auteur de La Belle Lurette évoque son art du récit à la première personne. Un document précieux pour tous les amateurs de ce fils de faux-monnayeur et vrai anar...

 

 

jeudi 21 septembre 2023

Sorcières et fantômes

René Maltête

 

 

Quant aux rechutes dans la barbarie telles que les guerres entre peuples européens, on y croyait aussi peu qu'aux sorcières et aux fantômes ; nos pères étaient pétris d'une confiance persistante dans le pouvoir de la tolérance et de l'esprit de conciliation qu'ils voyaient comme une obligation à laquelle tout le monde serait tenu de souscrire. Ils pensaient sincèrement que les lignes de divergence entre nations et confessions s'estomperaient progressivement pour se fondre dans une dimension humaine commune et que les biens suprêmes que sont la paix et la sécurité deviendraient le lot de l'humanité entière.

 

Stefan Zweig, Le Monde d'hier

lundi 18 septembre 2023

Dans une autre vie


C'était il y a cinquante ans, à Madrid. Dans une autre vie, dans un autre monde. On a autant de vies qu'on a connu de mondes. Les jeunes gens d'aujourd'hui n'auront qu'une seule vie, car ils habitent un monde illimité, sans frontières terrestres ou temporelles, un monde unique, transparent, définitif, et ils n'en connaîtront aucun autre.

 

Ainsi débute Réel Madrid, le récit à peine nostalgique d'un Madrid des années 1970-1980 aujourd'hui disparu. C'est signé Mark Greene, auteur découvert grâce à ce livre qui me plonge dans mon enfance et ma jeunesse… L'éditeur est Plein jour et le prix, 16 euros.

 

jeudi 14 septembre 2023

Théoriquement

Gilles D'Elia

 

 

Théoriquement, il y a une possibilité de bonheur parfaite : croire à l'indestructible en soi et ne pas chercher à l'atteindre. 

Franz Kafka, Les Aphorismes de Zürau,
trad. Hélène Thiérard, Gallimard

samedi 9 septembre 2023

Une grande cloche

Stephan Vanfleteren

 

Plus tard, je me suis mis à écrire pour le théâtre parce que je cherchais un écho. Une petite salle de cinq cent personnes qu'on sent réagir, c'est mieux que rien. Car le pire, tout de même, c'est l'indifférence, c'est le sentiment qu'on écrit et que pas un chat ne vous lit, enfin, si les chats lisent. Que tout ce que vous écrivez est mis sous cloche, sous une grande cloche. Au théâtre, vous savez immédiatement si ça marche ou pas. Quand je fais un poème, je puis tout juste supposer que quelque part à Groningen une infirmière schizophrène se penche sur mon opuscule et qu'ensuite elle met fin à ses jours.

 

Hugo Claus in La version Claus
avec Mark Schaevers,
trad. Alain van Crugten,
éd. Aden, 2010

jeudi 7 septembre 2023

Une analyse fatale

 

Ara Güler

 

Si nous nous lançons sur les traces de la vérité, sans savoir ce qu'est cette vérité, qui n'a en commun avec la réalité que la vérité que nous ignorons, c'est au fond l'échec, la mort dont nous suivons la trace… notre propre échec, notre propre mort, si loin que nous puissions penser, ressentir, nous projeter par l'imagination dans le passé ou percevoir le futur, c'est la mort, l'absence de paix ou la paix en tant que manifestation de l'échec… il s'agit des sciences, des arts, de la nature même, des signes distinctifs de la mort… une analyse fatale nous est possible, quand nous parlons de la vie, quand nous attirons l'attention sur la vie, quand nous nous confrontons à la vie en tant que déception incessante, c'est-à-dire à la nature, nous, les éléments du décor théâtral…

 

Thomas Bernhard, Sur les traces de la vérité,
trad. Daniel Mirsky,
Arcades, Gallimard

 

mardi 22 août 2023

Le chat de Shakespeare

 

Linda Lee

 

Un chat passe, il s’ébroue
Shakespeare tombe de son dos. 

Je n’ai pas envie de dessiner
Comme Mondrian,
Je veux dessiner comme le ferait un moineau bouffé par un chat.

 

 Charles Bukowski, Sur les chats,
trad. Romain Monnery,
au diable vauvert, 2023

lundi 14 août 2023

Mines meurtrières

Clarissa Bonet

 

Viendra le temps où les nations sur la marelle de l'univers seront aussi étroitement dépendantes les unes des autres que les organes d'un même corps, solidaires en son économie.
Le cerveau, plein à craquer de machines, pourra-t-il encore garantir l'existence du mince ruisselet de rêve et d'évasion ? L'homme, d'un pas de somnambule, marche vers les mines meurtrières, conduit par le chant des inventeurs…

René Char, Feuillets d'Hypnos

mercredi 9 août 2023

Don

Hans Staub

 
Jour si heureux.
Le brouillard était tombé tôt, je travaillais au jardin.
Des colibris s’arrêtaient au-dessus de la fleur du chèvrefeuille.
Il n’y avait rien sur terre que j’aurais voulu posséder.
Je ne connaissais personne qui aurait valu d’être envié.
Le mal qui était advenu, je l’oubliais.
Je n’avais pas honte d’être celui que je suis.
Je ne sentais dans mon corps nulle douleur.

Czesław Milosz, «Don»,
in Où le soleil se lève et où il se couche,
trad. Josef Kwaverko, Robert Mélénçon
mis en exergue par Raymond Carver, in Jusqu'à la cascade

lundi 7 août 2023

Hommage national

Gilles D'Elia

 

Tout le monde s'étonne : pourquoi les enfants africains sont dans la rue et pas à l'école? Pourquoi leurs parents ne peuvent pas acheter un appartement? C'est clair, pourquoi: beaucoup de ces Africains, je vous le dis, sont polygames. Dans un appartement, il y a trois ou quatre femmes et vingt-cinq enfants. Ils sont tellement bondés que ce ne sont plus des appartements, mais Dieu sait quoi! On comprend pourquoi ces enfants courent dans les rues.

Hélène Carrère-d'Encausse, 2005

dimanche 6 août 2023

Présence du futur

 


 

Il existe une sorte d'homme toujours en avance sur ses excréments.

René Char, Feuillets d'Hypnos

jeudi 3 août 2023

Soupe à la grimace

Harry Gruyaert

 

 

Chateauneuf de Grasse, le 5-9-73

Mon cher Yves

J'ai bien reçu ta lettre et t'en remercie. Je tiens à te dire que la réception d'un chèque qu'il soit de cinq cents ou de cinq mille francs demande toujours une réponse, même s'il n'y s'ajoute aucun commentaire. Pour ma part, je reçois des acomptes sur locations, même quand je ne reçois que cent francs, je réponds le jour même, quelquefois le lendemain. Ma banque ne m'envoie pas de relevé journalier et jusqu'à la fin du mois je ne peux pas savoir si le chèque était parvenu. 

Tu parles de la pension, ce n'est pas la première fois que tu me fous ça dans les pattes. Je te dirais que moi aussi, je me suis bien ennuyé en pension, d'une seule traite à partir de huit ans jusqu'à la fin et à cette époque nous n'avions pas autant de vacances que vous, mais du fait que je n'apprenais rien à l'école, c'est la raison pour laquelle mes parents se sont saignés à quatre veines pour me donner un peu d'instruction. Et puis, tu n'as pas été le seul dans ce cas, Etienne s'en est farci bien plus que toi, Jean en a fait pas mal aussi, de même que Michel, personne ne m'a jamais reproché d'avoir voulu faire apprendre mes enfants. 

De notre temps, on ne gagnait pas de l'argent comme aujourd'hui et puis, tu dois le savoir, à la ferme, il y avait toujours une dizaine de personnes à nourrir et le travail ne manquait pas. 

Si nous avons économisé sou par sou pour vous élever et pouvoir encore vous laisser quelque chose après notre mort, dites-vous bien que nous avons été élevés à une époque qui n'a rien à voir avec maintenant. Dire que nous avons toujours été parfaits Maman et moi ne le prétendons pas et si tu nous trouves indignes d'être tes parents, adresse-toi donc désormais à tes beaux-parents et quand il te manquera un demi ou un million, tu t'adresseras à eux.

Il n'y aurait pas eu de colère si tu étais venu nous voir, j'ai seulement été tourmenté parce que tu ne m'avais pas répondu quand je t'ai envoyé ce chèque. D'autre part, il faut mieux que tu restes avec ta femme pour ne pas avoir la soupe à la grimace. 

Je t'embrasse bien fort ainsi que Patrice.

Ton père Alfred.

 

PS : Je reconnais volontiers que toi qui as une grosse tête, on aurait dû te pousser, tu aurais pu faire un docteur, un avocat ou un pdg, je n'y ai pas pensé.


 

Lettre trouvée telle quelle dans un livre sur Napoléon, abandonné pas loin de la maison et que la chérie a ramassé pour l'offrir à son père…

vendredi 21 juillet 2023

Au-dessous de la vie

René Groebli

 

les mots me dépossèdent
dans les pas de la chienne
horrible litanie intime
je les laisse étouffer
par cette matinée plombée
le crâne offert au soleil
allée de la dhuys
entre clichy et montfermeil
je rêve de lui ressembler
loin des merveilles
avoir pour seul souci ma prochaine pisse
ah, je veille
bien loin au-dessous de la vie
avouait Henri Thomas
que plus personne ne lit
je crois

l'espérance pourrit à nos pieds
comme la rose de la poésie


charles brun, mord la poésie

 

.


samedi 8 juillet 2023

Le minus

 

André Kertész

 

Ainsi appelé parce qu'il est minuscule : il en faut trente milliards pour remplir un dé à coudre; et encore, le dé à coudre n'est pas très plein. L'homme qui craint l'éléphant, la baleine, le diplodocus et le mastodonte n'hésite pas à attaquer le minus. Il a tort. C'est la bête la plus cruelle, la plus féroce et la plus forte du monde. Elle vient à bout de tout […]
Le minus se nourrit naturellement d'hommes qu'il attire dans son HLM. et qu'il réduit en poussière à son aise, mais ce qu'il préfère ce sont les grandes agglomérations, voire les nations prises dans leur entier. Des villes à l'importance des grandes capitales
: Moscou, Paris, Tokyo, Londres, etc., sont dévorées par le minus qui n'en laisse rien que le nom. Il s'attaque  d'abord à ce qu'il y a de plus succulent en elles: les bordels de toutes catégories. On finit par ne plus avoir de peintures, plus de livres, plus de journaux, plus de gouvernements, plus de ministres, plus de chefs d'Etat, plus de police, et comme l'absence de ces denrées pourrait mettre la puce à l'oreille aux survivants, des chiffres astronomiques de milliards de minus se déguisent en peintures, livres, journaux, gouvernements, ministres, chefs d'Etat, police et etc., et le tour est joué. On continue à voir briller les coupoles des Elysée, des Kremlin et les palais du Congès mais il n'y a plus rien dessous.
Ou plus exactement si, il y a quelque chose dessous, il y a désormais le minus.

 

Les éditions suisses Héros-Limite ont pris l'excellente initiative de republier Le Bestiaire de Jean Giono, préfacé par Henri Godard. 19 textes de divertissement rédigés entre 1956 et 1965, et complétés de citations littéraires rares et farfelues. Un régal. Nous savons combien un certain fat président a un jour avoué devoir beaucoup à Giono. Nous lui dédions cet extrait.

mardi 4 juillet 2023

Ne rien dire

charles brun

 

 

Je ne souhaiterais à personne d’être moi,
Moi seul suis capable de me supporter.
Savoir tant de choses, avoir vu tant de choses, et
Ne rien dire sur rien.

 

Robert Walser