dimanche 22 mars 2020

Table rase


Alfredo Oliva

Je suis habité par les morts : nourri, lavé, soigné par les morts. Les morts à moi sont heureux et placides. Leurs ombres s’écoulent lentement dans ma durée creuse et me bercent de leurs molles rengaines. J’aime écouter en dormant leurs appels sourds-muets. Que pourrais-je pour aider tous ces morts qui m’habitent ? Je leur suis reconnaissant d’avoir choisi mon cercueil ambulant pour demeure. Mais ils se contentent de si peu… Ils sont faits pour donner. En souriant, ils m’offrent leurs vieilles peurs, leurs vieux cœurs, leur vieux sang. Ils pansent mes vieilles plaies. Ils entretiennent mes oublis. Ils me comblent de lacunes. Que ferais-je sans leurs yeux perce-visages, sans leurs bouches perce-paroles ?
Le plus sombre, le plus silencieux d’entre mes morts, est mon Mort protège-vie. C’est Lui qui veille, écrit, dessine et peint à ma place. Je lui sers d’escalier, d’atelier, de chevalet, de valet. Son attente imprègne toute ma personne. Son ombre est immense et timide.
Comment contenir tant de morts sans éclater de patience ? Et qu’attendent-ils de moi, eux, qui m’habitent, qui me comblent et me gâtent ?… Mon crépuscule ! Me traverser, me vider de mes lieux !
Propre, balayé par la peur, mort bien portant moi-même, je m’en irai avec eux, loin dans le temps, habiter un poète impossible à venir.

Paul Valet, Table rase,
in La Parole qui me porte et autres poèmes,
Poésie/Gallimard, 2020

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