jeudi 19 mars 2020

Chutes


Deux à trois fois par jour nous nous parlons. Elle trouve le temps long. Moi aussi. Je m'en veux d'être parfois exaspéré par ses propos en boucle. Et de regretter le temps où je traversais la banlieue est pour la rejoindre dans sa chambre du côté de la Porte de Pantin. Le scooter me permettait de braver les grèves des transports, de la visiter deux à trois fois par semaine. Elle était hospitalisée, c'était le bon temps. Car désormais, j'ignore le nombre de jours où je vais encore m'interdir de passer la voir. Elle n'habite pourtant qu'à quelques minutes de chez moi. 
Ma mère est tombée chez elle la veille du jour des morts. Elle n'a dû son salut qu'à la présence de sa voisine du dessus qui, je ne sais encore pourquoi, n'avait pas filé dans sa maison de campagne. Flora a rampé jusqu'au mur de sa chambre et l'a frappé de toutes ses forces. Alertée, la voisine a appelé ma sœur qui habite à deux maisons de là. Il a fallu aux pompiers de longues minutes pour parvenir à calmer la douleur et la peur. Flora en était à sa troisième chute. La première avait eu lieu en Espagne durant l'été. Avec, à peu près, le même scénario. Souffrant et ne pouvant se relever seule, elle était resté à terre deux bonnes heures, puis avait trouvé la force d'atteindre la table, attraper son téléphone avec sa canne, et appeler sa voisine. Elvira, quelques années de moins que ma mère, avait sonné chez la voisine immédiate de Flora pour enjamber son balcon et pénétrer chez elle par la petite terrasse de l'appartement. Son mari en avait fait de même et tous deux avaient réussi à relever Flora et la conduire à l'hôpital. Cinq heures d'attente pour un verdict sans surprise : poignet cassé et côtes fêlées. Ma sœur avait pris le premier avion pour la rejoindre. Une semaine plus tard, elle était rappatriée par sa compagnie d'assurance. Elle commençait à aller mieux lorsque, la veille de ses 82 ans, fin septembre, une visite à sa banque a mal tourné. Un couple entrait dans l'agence devant elle. Une poignée de secondes d'hésitation devant les portes automatiques qui ne se referment pas, et l'accident lorsqu'elle se décide à entrer, les portes la frappant à la tête. Chute, perte de connaissance, et les urgences de l'hôpital militaire de Vincennes. Elle s'en sort plutôt bien, avec une gueule bleue virant vite au noir et des radios de contrôle à effectuer par la suite. On attend toujours une indemnisation de la part de l'assurance de la banque…
Jamais deux sans trois. Six semaines plus tard, la chute à domicile est due à une fracture du grand trochanter, os dont je découvre alors l'existence, et certainement fendu lors de l'accident précédent. Flora est cette fois emmenée aux urgences de l'hôpital Saint-Antoine, après s'être vue refuser l'accueil de l'hôpital militaire qu'elle connaît bien, et de cet autre établissement où elle a subi les opérations de ses deux genoux. Saint-Antoine donc, haut lieu du combat des urgentistes dont témoignent notamment les ascenseurs, et où notre ami Laurent est décédé il y a quelques années, entré pour une opération bénigne et jamais ressorti après y avoir chopé une maladie nosocomiale. Je me garderai bien entendu d'en faire part à ma mère qui n'aura que mots de gratitude envers le personnel d'un service pourtant débordé cette nuit-là. C'est après que les choses se sont gâtées. Flora devait être opérée le lendemain, 1er novembre. Toute la journée, passée sous morphine, elle entendra la même chanson, C'est bientôt à vous. Finalement, elle attendra 24 heures. Le séjour sera des plus pénibles. Ce n'est que le 3e jour qu'un kiné se présentera et la lèvera du lit… pour l'asseoir sur le fauteuil attenant. Ce sera son seul exercice, quotidien, en 13 jours d'hospitalisation. La visite-éclair du kiné, c'était presque du luxe. Le service de chirurgie orthopédique et traumatologique manquait bien entendu de personnel, mais aussi de couvertures, d'oreillers, et même de fauteuils roulants… Je me demande ce qui serait advenu de Flora si, comme d'autres personnes âgées, elle n'avait eu ses enfants auprès d'elle. Il nous a fallu harceler l'assistante-sociale, tout comme le kiné seule pour deux étages en cette période de vacances, et accepter de payer une chambre individuelle pour qu'elle puisse entrer dans un centre de rééducation, du côté du canal de l'Ourcq. Dans son malheur, Flora a eu la chance, dans cette clinique privée et coûteuse, de tomber sur une infirmière on ne peut plus dévouée et bienveillante, restée en contact avec elle, et qui pleurait le jour de son départ. Ce n'est qu'à la veille de noël qu'elle a pu quitter l'établissement, où elle se rendait la semaine dernière encore en hôpital de jour afin de poursuivre sa rééducation.
Dernièrement, au bureau, Katy, la femme de ménage que j'aime beaucoup, a conduit sa mère à l'hôpital Tenon. Comme mon père il y a plus de 20 ans, elle y a subi une opération destinée à éliminer une tumeur au poumon. La pauvre femme, qui n'a jamais fumé de sa vie, était envahie de métastases et ne pesait plus que 30 kilos. Dès le lendemain de cette opération pourtant lourde, il était question de la renvoyer chez elle. Katy a insisté et a gagné deux jours. Elle m'a raconté comment, le soir de l'opération, une infirmière avait apporté un drap et un rouleau de scotch pour remplacer des stores inexistants. Comment le médecin qui suit sa mère depuis sa sortie a renoncé à une chimiothérapie qui ne ferait que l'affaiblir davantage, et a estimé qu'il était inutile de poursuivre les séances de kiné quand Katy s'était démenée durant des jours pour lui trouver un praticien.
Hier soir, j'étais au téléphone avec ma mère lorsque j'ai entendu des cris et des applaudissements à la fenêtre des voisins d'en face. J'ai appris ce matin qu'il s'agissait d'un soutien aux soignants. Je me suis demandé bêtement si ces voisins, et ceux qui ont participé à ce numéro, soutiendraient, en temps normal, ces mêmes soignants dans leur lutte pour des conditions de travail et d'accueil des malades plus décentes et pour la sauvegarde du service public. J'entends et lis ces jours-ci certaines personnes, puisque rien-ne-sera-plus-comme-avant, se persuader que ces jours étranges conduiront forcément à une prise de conscience générale, une lucidité politique et sociale inédite. J'aimerais parfois être aussi optimiste. J'ai bien peur qu'au contraire, une fois le virus vaincu, chacun retrouvera ses rails, ses préoccupations personnelles et que tout redeviendra comme avant. Quelques libertés en moins.


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