mardi 27 août 2019

Rome ville ouverte

Anna K.

– Ça n'est pas trop déprimant ?
– Pas trop.
– Un sacré pavé. Tu as du courage. Moi, je ne pourrais pas.
– Personne ne te le demandera, rassure-toi. Moi-même, j'ai tourné autour durant des mois. Je suis toujours intimidé par les pavés, comme tu dis…
– Je me demandais…
– …Du coup, tu t'es dit Je vais le lui demander ?
– Quoi donc ?
– Ce que tu te demandais…
– Je vois…
– Alors ?
– Y a-t-il un livre qui a changé ta vie ?
– Effectivement, c'est ce que je redoutais…
– C'est-à-dire ?
– Je redoutais que ce que tu t'apprêtais à me demander n'aurait jamais dû m'être demandé…
– Ok, mais tu vois ce que je veux dire…
– Ecoute, je comprends ta question. Mais ça ressemble à une question de journaliste de magazine féminin. Ou d'émission littéraire de France 3. Tu sais, c'est le genre de question que pourrait poser ce type insupportable de mièvrerie et de bêtise, de fausses connaissances et de retoutable pouvoir de nuisance qui présente la dernière émission littéraire du paysage télévisuel en phase terminale.
– La Grande librairie ?
– Je ne sais pas, je n'ai pas la télé depuis des années… Je n'ai jamais vu cette émission. Simplement des extraits sur internet et un truc sur Roth où le présentateur, la speakerine comme dirait Godard, se mettait sans cesse en avant… Aucun intérêt. Mais pour répondre à ta question, les livres ne changent pas la vie. Point.
– Je vais formuler autrement.
– Est-ce bien nécessaire ?
– Il y a bien un livre, ou des livres qui t'ont marqué, qui t'ont influencé…
– Bien sûr. Mais je le répète : un livre ne change pas une vie. Je ne peux parler que pour moi bien entendu, je ne sais pas comment font les autres et je m'en fous... J'affirme qu'aucun livre n'a changé ma vie. Ma vie a toujours été et sera toujours merdique, quelles que soient mes lectures, espérer ou penser le contraire, c'est…
– …OK, OK. Est-ce que, par exemple, il t'est arrivé de rencontrer quelqu'un grâce à un livre ? Une femme, je veux dire…
– Tu en as beaucoup, des questions de ce genre ?
– Toi qui a toujours un livre dans la poche ou dans ton sac, ça ne t'est jamais arrivé ?
– Tu me sidères.
– T'es dans un café, tu lis ton bouquin et une femme t'aborde pour te parler de ta lecture… C'est simple, non ?
– Trop simple.
– Remarque, avec ta gueule de dépressif et ton genre de lectures, j'imagine qu'aucune femme n'a jamais osé t'aborder…
– Voilà enfin des propos sensés.
– Tu en reprends une ?
– Non, c'est trop sucré, ces machins…
– Ça te gêne si je reprends une bière ?
– Non, ne t'inquiète pas, j'ai déjà assisté à ce genre de spectacle.
– Imagine. T'es là, dans ce café, assis à une table avec Les Cahiers de Cioran ou avec ton Journal de Werth, ou le bouquin que tu trimbalais la semaine dernière, Perros, c'est ça ?, et une fille en face se pâme, se met soudain à rêver et fantasmer sur ce que votre liaison pourrait donner…
– Une liaison décevante et ennuyeuse, comme toute relation humaine. Mais on pourrait passer de bons moments au lit, à lire quelques anathèmes du génie des Carpates ou les considérations sur Laval…
– Laval, en Mayenne ou Laval, au Canada ?
– Laval à Vichy ! Peu importe, cette scène que tu décris n'arrivera jamais qu'il s'agisse de Laval en Mayenne, au Canada ou à Vichy…
– Détrompe-toi. En ce moment-même, à Rome a lieu un festival intitulé… attends…
– Tu ne peux pas m'exposer tes propos sans les faire certifier par ton téléphone dit intelligent ?
– Je veux retrouver l'info parce que je ne me souviens pas du nom exact du festival…
– C'est vrai, notre mémoire aujourd'hui, c'est nos machines qui s'en chargent…
– Voilà : Controfestival Speed Date. En ce moment-même, ce soir, des hommes et des femmes, dans les jardins du Château Saint-Ange à Rome, cherchent l'âme sœur un livre à la main…
– Qu'est-ce que tu racontes ?
– C'est un festival organisé par la jeune génération d'écrivains italiens…
– Range ton appareil, c'est obscène. Je ne peux supporter le langage journalistique…
– Le principe est simple : tu as aimé un livre, qui n'a donc pas changé ta vie, mais tu peux en parler devant tout le monde, sur scène, et lorsque tu reviens parmi les célibataires qui viennent de t'écouter, une femme s'approche de toi et te demande si elle peut t'emprunter le livre…
– Jamais je ne prêterais un livre que j'aime à une inconnue. Déjà à des amis…
– Enfin, tu vois le principe.
– Oui, mais tu peux avoir aimé un livre et ne pas savoir ou ne pas avoir envie de t'exprimer en public.
– C'est possible. Les organisateurs te voient arriver avec ton livre et te conseillent, t'orientent vers la personne qu'il te faut. C'est plus efficace que les algorithmes. Leur slogan, c'est « Dostoïevskienne cherche Tolstoïen pour passer des nuits blanches ».
– Quelle saloperie ! Je n'ai aucune envie de rencontrer une femme ayant les mêmes goûts que moi. Je préfère de loin une joueuse de tennis ou une danseuse… Fais voir ton truc !
– Tu vois ? Ça t'intéresse…
– Non, je veux voir jusqu'où peut aller la connerie de nos contemporains…
« Une bibliothèque en dit long sur notre personnalité. C’est une sorte de miroir profond de l’âme »
– Tu parles d'un miroir. Si tu voyais comment sont rangés mes bouquins ! Il y en a dans toutes les pièces, par terre, sur mon bureau, la table, les étagères, couchés, debout, en tas…
– C'est le reflet de ton âme. Perdue…
– Possible. Je ne pourrais donc trouver qu'une femme illuminée, aussi névrosée que mézigue, sinistre à pleurer… Âme sœur, mon cul !
– Tu es trop négatif !
– Je ne suis pas animateur télé ! Attends voir. « Je t’ai vu hier au bal. Tu ressemblais à un prince russe. Je t’attendrai à la gare. Anna K. »
– C'est drôle, non ?
– C'est mortel. Mortellement drôle. Ça me donne envie de balancer tous mes livres et d'aller me réfugier au fond d'une grotte où je passerais des années sans le moindre contact avec mes semblables…
– Tu dis ça mais si, à ma place, en ce moment, se trouvait une belle jeune femme, une joueuse de tennis justement, qui aurait craqué pour toi parce qu'elle t'a vu lire Léon Werth, tu oublierais ta grotte et ton rôle de yéti mal léché…
– Quelle heure est-il ?
– 23 heures bientôt… Qu'est-ce que tu fais ?
Si je fais vite, j'ai le temps de repasser chez moi, prendre mon exemplaire de La tentation d'exister et choper un vol pour Rome ! Ciao bello !

2 commentaires:

  1. Tissé serré !

    https://nosconsolations.blogspot.com/2019/08/pharmacie-litteraire.html

    https://nosconsolations.blogspot.com/2019/06/oui-cest-cela.html

    Elle dit d'abord : « Qu'est-ce que vous faites ? » et, aussitôt après : « Qu'est-ce que tu vas chercher par là ? »


    Jules Renard, Journal

    S&R. D.M.

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  2. C'est ce qui permet en toute sécurité de monter au filet et asséner les coups gagnants, cher Dominique...

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