dimanche 18 août 2019

Terrorisme littéraire

Gilles D'Elia

Tous ? 
Oui.
Tu feras un tri.
Non, je ne veux rien garder. Je vais tous les vendre.
Ça ne vaut rien, un livre.
Peu importe. Je veux m'alléger en vue de l'effondrement prochain de ce monde.
Tu es en train d'imaginer ce que ça donnerait, une maison sans tous ces bouquins éparpillés, ces étagères dégueulantes…
Oui, comment le sais-tu ?
Ce n'est pas sorcier. Il suffit de voir tes yeux.
Lorsque j'ai tout déménagé en vrac du bureau à la petite chambre, j'ai eu envie d'en jeter un certain nombre.
Tu es folle ?
Je ne l'ai pas fait.
Ce serait un motif de séparation. Une faute grave.
Nous ne sommes pas mariés. Aucune raison de trouver une faute grave pour se séparer.
Exact. Quittons-nous sans raison.
Tu es sinistre en ce moment.
En ce moment ?
Sombre.
Je l'ai toujours été. J'en ai d'ailleurs le nom. L'autre jour, Hubertus me racontait qu'en rentrant de vacances, il s'est mis à compter ses livres. 
C'est possible ? Comment s'y est-il pris ?
Oui, c'est possible. La méthode est simple : un par un sur une étagère, puis ce chiffre multiplié par le nombre d'étagères…
Ce n'est pas un chiffre exact, alors.
Une estimation.
Et ?
Et quoi ?
Ben, le résultat.
Je ne m'en souviens plus. Je ne retiens jamais les chiffres. 3 000 et quelques. Auxquels il faut ajouter les trois livres qu'il m'a prêtés et que je dois impérativement lui rendre la prochaine fois, sans les avoir lus.
Les Schmidt ?
Oui, je n'y arrive pas. J'espère qu'il n'y verra pas une offense.
Tu en as tellement en attente.
Oui, mais j'ai décidé d'abréger leur souffrance. Je les entends le soir, lorsque je me couche, implorer : C'est mon tour ! Non, c'est à moi, maintenant ! Je n'en peux plus de les entendre, de savoir que je ne pourrai jamais tous les satisfaire.
Tu crois qu'ensuite tu dormiras mieux ?
Je ne sais pas. Une chose est certaine, les livres ne m'apportent aucune quiétude. Et puis, c'est un nid à poussière.
C'est vrai.
Lorsque Hubertus m'a raconté son histoire, j'ai été pris de vertige. Je suis resté muet un long moment, je crois. L'idée de me livrer à une telle opération m'a totalement anéanti. Je me suis senti écrasé par toutes ces pages. 
Tu as toujours rêver d'une vraie bibliothèque, une pièce dont tous les murs auraient été recouverts de livres.
C'est un faux rêve, comme il y a de fausses bonnes idées. On se raconte des histoires avec les histoires des autres, mais de manière générale, les livres ne servent à rien. Une belle bibliothèque ! Regardez, tout cela m'appartient. J'ai lu tous ces livres ! Certains plusieurs fois… Qui chercherais-je à impressionner avec ces salades à part moi-même ?
J'ai du mal à t'imaginer sans un livre à la main, dans la poche ou sur la table de nuit.
Il va pourtant falloir t'y habituer. Et puis on pourra se consacrer à d'autres activités au lit…
J'ai peur de t'aimer moins.
Ça te fera du bien.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
On ne peut pas aimer un homme qui ne jure que par les livres, qui s'angoisse dès qu'il en termine un, qui est pris de fièvre lorsqu'il pénètre dans une librairie ou lorsqu'il songe à ces livres qu'il ne connaît pas…
Mais si ! C'est ce qui me plaît en toi…
C'est un faux fantasme. Je dois guérir. Regarde autour de toi. Plus personne ne lit. On ne peut plus parler d'un livre qu'on a lu avec nos amis. L'auteur ne leur dit rien, ce qu'on peut leur raconter ne leur donne pas envie d'en savoir davantage. Ils n'ont pas le temps. lls sont pris par la saison en cours de leur série préférée du moment, avant la suivante…
Tu noircis le tableau.
C'est l'époque qui est noire. Mais nous sommes tellement aveuglés par la lumière des écrans et de notre petit univers que nous tenons dans la paume de la main que nous sommes incapables de deviner où nous sommes tombés. Nous sommes tous dans le déni, nous fuyons sans cesse. Nous sommes finis. Nous sommes entourés de morts-vivants.
C'est peut-être ta manière de voir les choses qui n'est pas la bonne.
Quelle serait la bonne manière ? Se précipiter pour acheter le dernier Goncourt ou pour aller voir le dernier Tarantino ? Prôner le vivre ensemble et lire Foenkinos ou un bouquin de développement personnel en buvant une tisane detox ? Tomber dans le cynisme et lire Houellebecq ? Attendre les soldes ? Préparer les prochaines vacances sur Airbnb ? Nous réconcilier avec Macron et son gang ? S'abonner à Netflix ? Se féliciter qu'Uber projette désormais de mettre la main sur les transports publics ? Aller prendre l'apéro chez les voisins ? Télécharger les dernières applis indispensables ? Porter un t-shirt de Greta Machin ? Rêver du prochain Iphone ? Aller négocier un prêt à la banque ? Embrasser un flic ? Trouver un sens à la vie sur Google ?
Bon, ça suffit, j'ai compris. Tu veux que je t'aide à faire du tri dans tes livres pour savoir ce que tu veux vendre en priorité ?
Le premier, ou la première, qui touche à l'un de mes livres…
— …Je voulais t'aider, dans la perspective de l'effondrement…
… Que la terre aille en enfer ! Nous n'avons pas mérité mieux. Mais que personne ne touche à mes livres, je m'effondrerai parmi eux !




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