Etudiant, puis adulte en retard, j'ai traversé la ville d'est en ouest, du sud au nord. A pied, en bus, à vélo, en scooter, le plan détaillé de ses quartiers, de ses rues, de ses lieux de flâneries, de rencontres et de perdition en tête ou encore à découvrir. Ces dernières années, exilé volontaire, j'ai délaissé le bruit et l'horreur d'une capitale devenue boutique-musée aux ordres du divertissement d'une élite, de la finance, du toc et du tourisme. Mais hier, j'avais accepté d'endosser le rôle de guide de Paname pour des amis jordaniens. Des amis de ma mère, plus exactement. Rencontrés il y a quelques années au cours d'une de ses expéditions orientales dont elle a le secret. Tombée gravement malade à Petra, elle fut laissée pour morte à son hôtel par le reste du groupe de chrétiens en goguette, pressé de poursuivre son itinérance. Flora eut la chance d'être mise entre les mains d'un médecin palestinien et de son épouse espagnole, dont le village natal se trouve justement à quelques kilomètres du sien. Une sorte de miracle, en somme. Des années depuis que ce couple étrange tombé du ciel promet d'accepter bientôt, très bientôt, l'invitation de la vieille espagnole miraculée. La semaine dernière, ils annonçaient enfin leur arrivée. Sachant combien ces amis sont chers à ma mère, j'avais accepté, sans grand enthousiasme il est vrai, de leur consacrer quelques heures de mon temps libre. C'est qu'à 80 balais, et opérée des deux genoux en moins d'un an, Flora n'a plus son dynamisme d'antan, cette époque où elle cavalait d'une maison bourgeoise à l'autre pour, en y astiquant le moindre recoin, y esquinter joyeusement dos et genoux. Ou, bien entendu, les journées bien remplies, d'un site touristique à l'autre pour montrer la capitale à des neveux ou des belles-soeurs en visite. Le Trocadéro, m'avait-elle dit. Mes amis veulent voir la Tour Eiffel. Va pour le tas de ferraille, touristes à selfie et revendeurs africains de magnets from Paris. J'oubliais mes acouphènes, me souvenais des convenances et débarquais chez ma mère à l'heure convenue. A peine avais-je fait la connaissance du couple de sauveurs, un vieil homme en état discutable (diabétique, cardiaque et j'ai oublié quelle autre pathologie), et une femme plus jeune, enjouée et bavarde, nous filions au pas de sénateurs vers le métro, souscrivant sans peine à la promesse de ne pas trop les faire marcher. Dépourvu de permis de conduire, dont je n'ai jamais souhaité passer l'épreuve, endossant le personnage improbable du bon fils, je me donnais l'illusion d'un retour dans le passé en exécutant la corvée sous terre. Et puis, j'avais plus de chance que ma soeur qui, la veille, avait joué ce rôle avec un mercure négatif. Les températures étaient remontées et on devinait un timide soleil derrière la brume. Après quelques photos de la fameuse tour, je proposais de nous en approcher et même d'y monter, non sans glisser perfidement la perspective d'une plus que probable longue file d'attente. La réponse me plut : le médecin, dont ce n'était pas la première visite dans la ville lumière, y était déjà monté deux fois et sa femme n'en éprouvait pas le besoin. En revanche, tous deux ressentaient un autre besoin, plus naturel et nous filâmes vers l'un des cafés de la place. J'avais en tête ce qui était certainement ma dernière venue en ces lieux. J'avais emmené mon neveu, le premier fils de ma soeur, âgé de trois ans je pense, à une projection d'un film de Charlot à la cinémathèque, dont la salle unique était alors située à Chaillot. Après la séance, alors que nous regagnions le métro, il m'avait soudain fait part d'une envie plus qu'urgente. Je nous revois encore courir vers ce même café, à l'angle de l'avenue Kléber, et, arrivés au sous-sol, ne pas avoir le temps de défaire la braguette de son pantalon d'enfant. Nous en rions aujourd'hui encore lorsque nous évoquons cet épisode malheureux bien que Raphaël feigne parfois, surtout devant sa petite amie, ne pas avoir souvenir de cette humiliation. Dans ce cas, je n'hésite pas à prendre à témoin la mémoire des autres membres de la famille...
La serveuse nous avait à peine accueillis que les amis de ma mère avaient déjà trouvé la voie de leur soulagement que je leur espérais moins mémorable que celui de Raphaël vingt ans plus tôt. Je pris place en terrasse chauffée – le médecin est un gros fumeur... – tandis qu'un garçon au crâne rasé, certainement plus jeune que le Raphaël d'aujourd'hui, en treillis professionnel, réglait son addition et chargeait son barda avec science. Un sac mastoc sur le dos, un autre tout aussi lourd sur le ventre, un grand sac sur l'épaule, un deuxième sur l'autre. Tout cela prit un certain temps. Encouragé par ma journée d'ouverture à mes contemporains, j'en profitai pour me hasarder à une question banale mais pleine de compassion envers mon prochain : Vous partez où ? Le militaire me toisa avec le sourire et répondit avec aplomb : Je ne pars pas, je rentre. Je m'enquis alors, toujours dans le cadre d'une conversation charitable entre deux inconnus se croisant dans un bar, du terrain des opérations. Sa réponse fut sans appel : Ça, je ne peux pas le dire. Passé la déconvenue, je mis ce vent, comme diraient mes filles, sur le compte de la fanfaronnade. Le type savait très bien qu'avec cette tenue et ses imposants bagages, il ne passait pas inaperçu et que le premier crétin qui lui adresserait la parole ne manquerait pas de lui poser ce genre de question. Aussi avait-il mis au point une réponse énigmatique imposant, sûr de son effet, un silence inquiet mais admiratif à son interlocuteur. Un type débonnaire et méditerranéen qui, pour quitter l'établissement, passait à la hauteur du comique troupier y alla de sa petite salade. La vache, vous êtes militaire ? De carrière ? Mon pauvre... La réponse du jeune homme, sybilline, suscita un peu plus l'intérêt du gars du midi. Eh, vous aussi, vous avez l'assent ! Sud-Ouest ? Non, répondit le professionnel, Corse. C'est également à ce détail que je dois ma résignation. Il nous faut accepter de ne pas tout savoir. De n'avoir à nos questions que des réponses imposant le silence.
Après un café savoureux à 4,5 euros, je proposais de prendre le bus 63 dont je fus jadis un habitué en sortant de la cinémathèque. Il pouvait nous permettre de traverser de beaux quartiers de Paris sans trop fatiguer le médecin et à l'abri de la stupide fureur de la foule à selfies. Mais le diabétique voulait montrer à son épouse l'Arc de triomphe qu'il pensait être dans les parages. Quinze minutes me semblaient nécessaires pour répondre à sa demande. Il se sentait apte après cette petite halte et nous voilà sur l'avenue à discuter foulard, tolérance et communautarisme. C'est l'Espagnole qui avait lancé le débat, étonnée d'avoir, en cette matinée, aperçu trois femmes voilées. Je rappelais les polémiques médiatico-politiques et la loi de notre beau pays, la répression stupide accentuant le repli sur soi, la quête d'une certaine identité en ces temps de crises en tous genres, tandis qu'elle évoquait leur fille ayant récemment éprouvé le désir de porter le voile, sans y être contrainte ni par ses parents, ni par sa foi mais afin de ne pas croiser de regards réprobateurs dans les rues. La conversation avait bien entendu glissé vers le terrorisme et l'assimilation de tout métèque aux « fous de Dieu » lorsque nous atteignîmes le croissant retourné commandité par Napoléon, dans l'axe de la Concorde qui accueillera plus tard l'obélisque égyptien, comme je l'expliquais rapidement aux hôtes. Autre émerveillement et autres photos. Le parcours du bus 63 ignorant les Champs-Elysées, je m'informais de l'état du cardiaque, redoutant un infarctus sur l'avenue ou, pire encore, que la suite de notre visite passe par la descente de cette répugnante promenade commerciale et tape-à-l'oeil. Je n'allais pas y couper – au pire, veux-je dire. Alors que sa femme se perdait dans une boutique de cosmétiques, le médecin me confessait avoir, dans une galerie de l'avenue, en 1973, mangé son premier hamburger. Non loin, le McDo ricanait la gueule salement ouverte. Je n'avais jamais vu ça, mais j'étais attiré par l'odeur, me confiait-il. Ça marche toujours, dis-je, pensant à ces parfums articiels ou savamment distillés aujourd'hui devant les fast-food de toute sorte. J'appris immédiatement après qu'à Amman, les mêmes enseignes et les mêmes produits fabriqués aux mêmes endroits polluaient les rues et les centres commerciaux. La globalisation, certainement.
Notre rythme de croisière était si lent que nous n'avions pas entendu sonner l'heure du déjeuner et nous décidâmes de quitter l'avenue avant son terme pour trouver une brasserie capable de soulager vessies et estomacs. A la table voisine, une jeune femme, le nez collé à son smartphone et la paille nageant dans son Coca, goûtait chichement sa salade qui inspira les Jordaniens à leur retour du sous-sol. Ils avaient faim et une petite salade de ce genre pourrait agréablement accompagner leur plat principal. Je m'adressai à notre voisine pour connaître la dénomination de ce qu'elle avait du mal à avaler. Une simple tomate-mozza, répondit-elle à ma troisième tentative pour attirer son attention, ôtant enfin l'un de ses écouteurs, avant d'ajouter Je ne vous la conseille pas, si je peux me permettre, monsieur, la mozza est dégueulasse. Je traduisis ces propos en termes moins catastrophiques afin de ne pas effrayer mes invités et, surtout, ne pas passer pour un pauvre type les ayant entraîné dans le premier boui-boui venu. D'autres jeunes femmes, interchangeables, toutes teintes en blonde et enveloppées dans des jeans fuseau, naviguant sur des talons parfois très hauts et très fins, des commerciales ou des avocates, sillonaient le quartier à l'heure de la fin de la pause déjeuner. L'une d'elles laissa, en traversant la rue, tomber ce que, de ma place, et avec ma courte vue de myope, je pris pour une carte de crédit. C'était l'occasion de montrer à mes convives à quel héros du quotidien ils avaient affaire et faire quelque peu diversion. Je me précipitai dans la rue après avoir brièvement exposé la situation. C'était bien une carte bleue, étalée sur la chaussée, le feu passait au vert, et manquant de me faire renverser par un vélo fou, puis par un camion, je n'écoutais que mon courage et ramassais le sésame à shopping. Mais à qui appartenait-il ? L'une des deux femmes bavardant sur le trottoir d'en face était-elle sa propriétaire ? Elles se ressemblaient toutes, je l'ai dit. Celle de gauche ou celle de droite ? Je tendais l'objet entre les deux avec un vous pluriel pouvant être interprété comme un vous poli et singulier. Oui, me dit celle de gauche – ou bien était-ce celle de droite ? –, merci, ajoutait-elle gentiment comme elle eut répondu à un dragueur wensteinien la complimentant sur sa nouvelle teinture de cheveux. Je rejoignais la brasserie néanmoins pas peu fier de ma bonne action. Les faux Jordaniens n'en revenaient pas, peu de nos contemporains, selon eux, auraient agi de la sorte, il est tellement facile aujourd'hui de hacker une carte de crédit. Je me reprochai immédiatement de ne pas y avoir pensé, toutes mes emmerdations en auraient pris pour leur grade et dieu sait s'il est élevé. La conversation bifurqua, je ne sais plus comment, vers la nourriture, l'Espagne, l'après-guerre, l'éducation, des propos que je pense avoir entendus, avec quelques variantes, dans la bouche de ma mère.
Nous poursuivîmes la journée par les jardins des Champs-Elysées et empruntâmes, malheureusement très lentement, l'avenue qui doit faire se retourner dans sa tombe de la Chartreuse le seigneur de Montaigne, longue vomissure de luxe obscène, mauvais goût, femmes opérées à répétition et chiens métalliques d'artiste surcoté en vitrine.
Après une dernière photo de la flamme de la liberté devenue l'hommage au zouave de l'Alma qui y trucida une princesse au volant d'une Benz zoum-zoum-zen, nous prîmes enfin un 63 presque vide. Passant devant les bars folkloriques de Saint-Germain-des-Près, j'essayais d'expliquer ce qu'avait été l'existentialisme et ce que fut ce quartier, dans un après-guerre plus jazz que celui des villages castillans. A hauteur de la Place Maubert, je fus surpris d'y apercevoir un amoncellement de camions de pompiers et de voitures de police, la station fermée et une grande agitation tout autour. C'est qu'on a vite fait de craindre le pire, les images des attentats de 1986, vécus de près surgissant alors de nulle part dans mon petit cinoche personnel. Je m'enquis auprès du chauffeur du 63 de la nature et l'ampleur des dégâts. On venait de l'informer d'un grand incendie dans le métro, il n'en savait pas plus, ni n'en disait davantage si ce n'est que lui aussi y pensait...
C'est avec soulagement pour les jambes et le coeur du Palestinien, et mon esprit, que nous atteignîmes enfin, à la tombée du jour, le quartier de mon enfance. Il fallut encadrer l'homme de science en sueur pour ne pas qu'il nous lâche si près du but.
Le soir, et ce matin, repensant à notre passage par la Place Maubert, j'ai fouillé la toile, les sites d'info, les moteurs de recherche, et n'ai trouvé aucune mention du grand incendie. Et ce soir encore, à l'heure où je ponds ces lignes, je cherche de nouveau, mais rien, que t'chi, top secret, circulez sur le boulevard, y'a rien à voir, ni là, ni ici. Que du spectacle virtuel. Nulle victime et nulle origine. Envoyez les pandas. Paris, c'est fini, je ne t'aime plus...
mardi 5 décembre 2017
Silences
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