(…) Voilà 15 mois que je suis libéré. Voilà 15 mois que cette réédition est décidée. Voici 15 mois que je lutte contre l'oubli, contre l'indifférence, contre l'injustice des uns et des autres. Je croyais que la valeur de Quand vient [la fin] (clamée pourtant aux quatre vents par tout un chacun), que ma longue captivité me vaudraient un minimum de considération…Il me semble que pendant tous ces mois j'ai tenu tête à l'adversité avec un certain courage. Mais maintenant je suis à bout. Je baisse les bras. Je laisse tomber. Si G. G. [Gaston Gallimard] ne veut rien faire, qu'il aille se faire foutre. Ce n'est pas moi qui me traînerai à ses pieds pour obtenir ce peu que j'estime m'être dû.
Vous voyez si je suis dans des dispositions favorables à la création littéraire ! Je ne fais rien depuis un mois. Et cela menace de durer. Je me suis débarrassé des 600 pages de L'Apprenti. C'est Arland qui l'a entre les mains. Ouf !… Je n'ai aucun courage pour entreprendre quoi que ce soit, malgré tous les manuscrits, déjà écrits de premier jet, qui m'attendent. Je n'aspire qu'à la solitude, qu'au silence le plus complet. Cette simple lettre, même à un ami si cher que vous, m'est une corvée. Je sens venir le jour où je ne répondrai plus à personne. Où je me terrerai complètement.
J'ai beau faire, je ne me suis pas réadapté. La captivité, je m'en rends compte aujourd'hui, a sapé ma vitalité. Je suis un vaincu, un raté. Si je n'avais ma femme auprès de moi, dont la vigilence m'aide à vivre, je ne sais ce que je deviendrais. Je me fais l'effet d'un revenant, d'un fantôme. Je n'ai plus ma place dans ce monde étouffant et fascisé. A quoi bon s'acharner sur des illusions ? C'est dans l'acceptation de cette léthargie que je trouverai peut-être un peu de paix. Je veux l'imaginer.
Pardonnez-moi ce dernier éclat. C'est la dernière fois que je sors de mes gonds. J'ai compris ! Et je me tais.
Mais croyez-moi votre ami toujours affectueux.
R. Guérin
Extrait d'une lettre de Raymond Guérin à Henri Calet, datée du 7 février 1945. A lire dans son intégralité dans le recueil paru en 2005 chez Le Dilettante, sous la direction de l'inestimable Jean-Pierre Baril, Henri Calet-Raymond Guérin, Correspondance 1938-1955.
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