- Ça y est ? On t'a fait l'ablation de tes deux je ne sais plus quoi ?…
- Ce n'était pas une ablation…
- Ta femme m'a dit que tu avais dégusté…
- Nous ne sommes pas mariés.
- Bon, ben, raconte…
- Tu veux que je te raconte quoi ? Comment c'était ? Comment je me sens ? Et toi, t'es là, t'arrives les mains vides ?
- Je t'avais dit, je ne fais que passer.
- Et t'as pas pensé que moi, je restais ?
- …
- T'as le temps de prendre un thé ?
- Non, je t'assure, je ne vais pas te déranger.
- Qu'est-ce que tu en sais ?
- C'est le truc en ambulatoire, ils opèrent, tu récupères et tu sors dans la foulée ?
- Et tu y retournes dans la suivante.
- Comment ça ?
- Ça pissait le sang.
- Mais je te demande de raconter et tu ne racontes rien !
- Mais je ne sais pas ce que la chérie t'a raconté…
- Elle m'a dit : il te racontera !
- OK. Je suis entré à 8.00, avec mes bas de contention. Ou plus précisément, je les avais oubliés à la maison, j'ai dû revenir en arrière, je suis donc arrivé 5 minutes en retard, je crois.
- Des bas de contention ? T'es sérieux ?!
- On ne peut plus sérieux. Des bas noir. Je ne te montre pas parce que c'est assez sexy, ça pourrait te donner des idées.
- Tu as raison, le tableau que j'ai devant moi est déjà bien gratiné…
- Ça facilite la circulation sanguine, évite les phlébites car la mobilité est réduite après l'opération. Bref. A peine arrivé, on m'a épilé.
- Epilé ? Mais c'était quoi, cette opération ?! Tu ne m'as pas tout dit, je le sens… Qui t'a épilé ?
- Qui veux-tu que ce soit ? Mon esthéticienne ? Une infirmière, voyons !
- Les infirmières épilent ?
- Pas que…
- Raconte, ça m'intéresse.
- C'était chaud.
- Des détails ! Je veux des détails !
- Tu vois trop de films de cul.
- Non, tu sais bien, j'ai plus internet…
- Bref. On épile pour faciliter les incisions. Ensuite, il a fallu que je reprenne une douche à la bétadine après l'épilation. Et puis elle m'a aidé à enfiler les bas. Mal.
- Il y a des bas mâles et d'autres femelles ?
- Non, elle me les as mal mis, j'avais le pied droit compressé. Mais le brancardier était déjà là et m'a emmené au bloc.
- Putain, t'en es à combien d'opérations ces derniers temps ?
- Quatre. En moins de deux ans.
- Excuse-moi, continue. Pour l'instant, à part le pied comprimé, tout roule ?
- J'ai eu du mal à me réveiller. Ou plutôt à sortir de la salle de réveil.
- C'est la même chose, non ?
- Pas tout à fait. J'étais réveillé, mais il y avait un problème avec mon taux d'oxygénation. La machine n'arrêtait pas de sonner et les blouses blanches défilaient autour de mon lit. Gonflez les poumons, monsieur. J'ai dû entendre cet ordre une quinzaine de fois…
- C'est flippant !
- Je me suis dit, je vais clamser pour une connerie, un truc chopé au bloc, un simple coup de froid. Je sentais que j'étais encombré mais j'avais peur de tousser, que ça déchire tout… Ils ont fini par dire qu'il y avait sûrement un bug…
- Encore plus flippant. Si leurs machines ne fonctionnent plus…
- J'ai regagné la chambre. Et découvert un copain. Un type qui attendait depuis deux heures qu'on vienne le chercher. Il y avait eu une urgence et tout avait pris du retard… Le type le prenait bien, plaisantait avec l'infirmière, ils l'ont finalement emmené quand on me filait ma collation…
- Immonde, j'imagine.
- Meilleure que celle que tu m'as apportée aujourd'hui…
- Je t'ai dit, j'ai un train dans deux heures… Vas-y, finis.
- Oh, je ne sais pas si j'aurais le temps…
- Tu peux m'épargner quelques détails, mais t'en étais à la collation.
- Un donuts au chocolat sous vide et un yaourt mamie Nova sans oublier l'éternel petit pain mou avec son beurre Président.
- Tu ne veux pas aussi un repas diététique avec appellation AB ?
- Et pourquoi pas ? Bref. Le type est remonté assez vite. Et c'en était fini de la bonne humeur, il ne cessait de gémir…
- Flippant !
- C'est pas seulement de temps que tu manques, toi, hein ?
- Les histoires d'hôpital, ça me fait flipper…
- J'avais compris. Moi, j'essayais de finir la lecture de Calet et l'autre pleurnichait sans cesse.
- Calet… C'est pas lui qui a écrit…
- Si, Si.
- Pardon, reprends.
- Le type, quand il ne pleurnichait pas, c'était son smartphone qui sonnait. Et alors il partait dans de longues conversations.
- Tu as alors compris ce qui lui arrivait.
- Je maîtrise mal le turc.
- Ah parce qu'il était Turc ?
- Non, pas du tout. C'était un Sénégalais mais qui adore parler turc.
- Ça existe ?
- T'es con ou quoi ? Bref, on a fini par discuter au moment où il est parti.
- Il est vite sorti, dis donc !
- Je fais des ellipses pour que tu ne rates pas ton train.
- Vous avez parlé de quoi ?
- De nos soucis.
- Lesquels ?
- Je vois que ton esprit est déjà en vacances. N'oublie pas de vérifier que vous avez choisi la même destination. De quels soucis veux-tu que deux types nus sous une blouse ridicule attachée dans le dos discutent ? De ce pour quoi on était là, tocard !
- Il avait été opéré du même truc ?
- Il n'a pas été opéré.
- Ben, ils lui ont fait quoi pendant l'ellipse ?
- L'ellipse, c'est après son retour.
- Je sais bien, mais il y en a une entre le moment où tu bouffes ton donuts et son retour.
- Certes.
- Tu vois, je suis ! Allez, finis ton histoire, faut que je file. Ils lui avaient fait quoi ?
- Une biopsie.
- Aïe…
- De la prostate.
- Aïe…
- C'est alors qu'il s'est mis à me parler, m'a raconté qu'il était taxi. Que c'est une profession à risques, parce que tu passes ton temps assis, que c'est pas bon.
- Ah oui ?
- Il paraît. Avant, il coupait tous les deux-trois mois, allait se balader en Bretagne quelques jours, ou filait en vacances à la mer. Mais depuis quelque temps, y'a plus de travail et il bosse tout le temps.
- Faudrait savoir. Y'a plus de travail et il bosse tout le temps ?
- Tu m'as compris. Il y a moins de clients, moins de revenus, donc il est quasiment impossible de s'aérer la prostate.
- A cause d'Uber ?
- Oui. Il était très philosophe. Il pensait que ça ne s'arrangerait pas, que les gens se battent pour être payés une misère, mais que de tout temps, les civilisations les plus développées ont fini par s'effondrer…
- Toi, tu es sorti longtemps après ?
- Oh oui ! Mes papiers – ordonnance, arrêt de travail… – sont arrivés avant le départ du taxi, je me frottais les mains mais l'infirmière me dit : Papiers ne signifie pas sortie. Et en effet, il fallait que j'attende le médecin. La chambre a été faite. Du moins, le lit du Turc. Et j'entendais les femmes de ménage râler auprès des infirmières en raison du retard que tout avait pris. A 18h00, un gamin est venu me demander de quitter la chambre, si ça ne me dérangeait pas, et d'attendre le médecin, qui était toujours au bloc, dans le couloir face aux ascenseurs.
- Comme à l'hôtel, il faut libérer avant midi.
- Exact, sauf que tu viens d'être opéré et que tu tiens moyennement debout. On était trois à attendre. Le ponte s'est pointé à 18h30 et je suis passé le dernier. Trois minutes, que ça a duré. Il revenait de vacances, tout bronzé. Je vous ai fait un arrêt de quinze jours, mais vous verrez, ce sera largement suffisant. Tu parles, le lendemain, j'étais aux urgences.
- Qu'est-ce qui s'est passé exactement ?
- Ça avait saigné dans la nuit. Il devait avoir perdu la main en vacances, être encore en rodage…
- Flipp…
- Oui, je sais. En fait, je pense que j'ai fini par tousser dans la nuit et c'est ce qui a tout rouvert.
- Tu aurais mieux fait de tousser en salle de réveil.
- Tiens, je n'y avais pas pensé. Je ferai ça la prochaine fois. Merci pour l'idée.
- Ils t'ont fait quoi aux urgences, ils t'ont recousu ?
- Au bout de deux heures ! Déjà, quand tu débarques aux urgences, tu fais la queue. Je t'épargne le trajet avec trois taxis appelés pour en trouver un qui fasse son boulot. Tu m'étonnes qu'Uber cartonne !
- Fais gaffe, tu vas finir par prendre ta carte en marche ! Bon, les urgences, ensuite, je file !
- Après une demi-heure de queue, où tout le monde te regarde comme un reservoir dog qui vient de se prendre une balle dans le bide, le tee-shirt ensanglanté, tu te fais enregistrer, on prend tes constantes…
- Tes constantes ?
- Tension, température, et le fameux taux d'oxygénation…
- Ça sonnait encore ?
- Ben non, puisque j'avais toussé ! Bref, ils comprennent que ce n'est pas normal, ce saignement. Et ils m'appellent assez vite parce que, coup de bol, un chirurgien est de passage pour une personne qui vient d'arriver dans un sale état…
- D'une pierre deux coups.
- Non, deux heures ! On me fout dans un box, allongé. Une infirmière nettoie la plaie, en attendant le jugement de dieu et essaie de remettre un pansement. Mais ça ne tient pas. Le ponte arrive enfin…
- Celui qui t'a opéré la veille ?
- Non, un autre. Ça pullule de pontes là-dedans, t'as pas idée. Il regarde et me dit Oh, c'est rien de méchant. Il est accompagné par une femme, médecin urgentiste. Elle suggère de faire un point.
- Ils peuvent pas décider sur place ?
- Un point de suture.
- Ah pardon.
- Mais le ponte dit Non, non, un pansement compressif, ça ira. On ne fait pas de point ici. Et sur ce, il se barre. La femme médecin revient et constate que l'infirmière n'y arrive pas. Elle essaie à son tour. Rien à faire. Ils m'énervent avec leurs principes. Avec un point, ça s'arrête immédiatement. On va faire ça. Je reviens dans cinq minutes, vous serez tranquille… L'infirmière me prévient : il n'y aura pas d'anesthésie pour un seul point, faudra serrer les dents. Et elle se barre aussi me laissant une compresse et ma main posée dessus. Deux heures, je suis resté comme ça !
- Putain…
- Oui, flippant ! Tu sais quoi ? J'ai béni les portables. Ma chérie s'inquiétait. Surtout parce qu'elle avait faim. On s'échangeait des S aime S. Mais j'ai fini par l'appeler, trouvant le temps long et le sang envahissant. Elle a réussi à entrer, est tombée sur la femme médecin qui l'a rembarrée quand elle lui a parlé de moi, lui rétorquant que d'autres personnes étaient là depuis 7 heures ! Quand elle est enfin revenue, elle a constaté les dégats et s'est excusée. On l'avait appelée de tous côtés et n'avait pu faire plus vite. Elle me demandait de transmettre ses excuses à ma femme parce qu'elle n'avait pas vu à quel point ça urgeait. Je tremblais et elle m'a promis une couverture après l'intervention. Ils n'allaient plus prendre de risque et me garderaient un temps en observation et là, j'aurai chaud. Finalement, elle a dû en faire deux, puis on m'a transferé dans une autre chambre, avec deux couvertures ! Bref, on a finalement pu déjeuner à 17h.
- Putain… Il faut que je file, ça urge maintenant. Tu m'as tout raconté ? On se voit à mon retour ?
- On se fait la bise au moins ?
- Si tu y tiens…
- Tu penses bien : mon passage aux urgences ne m'a pas valu que deux points. J'ai également chopé une gastro, tu penseras à moi pendant tes vacances !
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