…Cette conception de l'amour, ou plutôt cette métaphore, apparaît dans un très grand nombre de cultures et de traditions, peut-être dans toutes ; l'image de la « moitié d'orange » en est l'expression la plus commune et la plus populaire. Or, il suit de cette conception, quasi unanime, que l'amour comblé, c'est-à-dire partagé, est une reconstruction de l'identité perdue, soit une occasion – première occasion et parfois aussi dernière occasion – d'éprouver enfin le sentiment d'identité personnelle, ce que j'appelais au début de cette étude le sentiment d'« identité pré-identitaire ». Nul doute que le célèbre « Nous fûmes deux, je le maintiens » de Mallarmé, dans La Prose pour des Esseintes, revienne en fait à un « Il m'est, je l'affirme, arrivé d'être moi ». L'amour comblé est ainsi bien un « don de soi », pas du tout dans le sens où on l'entend généralement, mais dans un sens exactement contraire : il est une circonstance où l'individu se voit (ou se croit) soudain doté, au-delà de son identité sociale qu'il connaissait, d'une identité personnelle qu'il ne connaissait pas encore (ce qui est, encore une fois, exactement contraire à ce que suggère l'emploi habituel de l'expression « don de soi ») : l'intercession de l'amour n'aboutit pas à faire don de soi à l'autre mais à retrouver un soi à la faveur de l'autre, j'allais dire, en forçant à peine ma pensée, à son détriment. On peut évidemment se demander auquel des deux profite l'opération (est-ce l'amant qui devient, ou va devenir, lui-même grâce à son amante ou l'amante qui devient elle-même grâce à son amant ?), et imaginer légitimement que l'illusion est double et réciproque le détriment opéré par la fusion fictive de deux personnes en une.Une histoire anglaise célèbre résume sur ce point tout le problème. Un dessin satirique représente un couple de retraités confortablement installés au coin du feu et se prenant à rêver de projets d'avenir à la faveur d'une digestion heureuse. La légende du dessin dit simplement : « Quand l'un de nous deux sera mort, j'irai me retirer à la campagne. » Mais qui parle ainsi ? Monsieur ou Madame ? La légende se garde bien de le préciser, mais on peut raisonnablement supposer que Monsieur et Madame, qui s'entendent à demi-mot et ont la délicatesse de ne pas se parler tout haut (tels, dans Macbeth, Lord et Lady Macbeth que préoccupe d'ailleurs également le souci de survie après la mort, ou plutôt, après le meutre, de leur prochain) sont saisis simultanément de la même idée. Ce en quoi ils ont raison et donnent raison à cette conception de l'amour comme édification de soi au détriment de l'autre, et réciproquement : le confort de chacun est fait des dépouilles de l'autre, au point qu'il s'accomode sans difficulté de la pensée de sa disparition.
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