mardi 19 juillet 2016

Sauvez vos livres !



Personne ne peut se prémunir de se retrouver à l'origine d'un désastre par un geste involontaire. Le malheur surgit de manière inattendue et provoque un de ces concentrés dramatiques, empreints de fatalité comme l'écrivait Stefan Zweig. 
C'est arrivé chez moi, la semaine dernière. J'ai reçu la visite d'un ami qui, de passage dans la région, avait décidé d'une halte à Ourense. Nous sommes allés déjeuner. Nous avons évoqué nos vies, dans leur dernière version, dépourvues des actes héroïques de notre jeunesse. Puis convenu de boire un gin-tonic en plein air, afin de combattre la sobriété. Je lui ai proposé de faire connaissance avec ma fille et nous nous sommes dirigés vers mon appartement. La journée se déroulait idéalement. Il fut ravi de rencontrer Helena qui, l'heure venue, partit à la crèche avec sa mère. 
Nous nous sommes servis un autre gin-tonic sur la terrasse, histoire de nous raccrocher à quelque chose de solide. Il faisait assez chaud. Nous avons parlé de livres. Il a insisté pour voir ma bibliothèque. Je t'en prie, dis-je, en le suivant de près. Me saisit toujours de la peur que quelqu'un me demande, sous prétexte qu'il aime parfois lire, si je peux lui prêter un livre. Je tâche de ne jamais en prêter. On m'assure qu'on me le rendra. J'explique avoir perdu beaucoup de livres après avoir fait confiance à des gens qui m'avaient affirmé qu'ils me les rendraient. C'est un mensonge, mais ça marche et personne ne m'emprunte jamais de livre. Il a considéré quelques titres et, arrivé aux ouvrages de Sergi Pàmies, il a voulu prendre Tu devrais être mort de honte* pour y jeter un oeil. Ce fut, je pense, prémonitoire. 
Sur cette étagère, parmi d'autres petits objets sans intérêt, était posé un vieux trophée. C'était une figurine de verre, représentant un couple faisant l'amour debout, apparemment mal à l'aise et heureux. C'était la seule trace de mon premier prix littéraire. A l'époque, cette récompense me procura une joie immense, tout en étant une déception, pour une fois que ça m'arrivait, j'avais dû partager le prix avec un autre auteur. Je venais d'entrer à la fac. Je ne savais pas ce que je voulais faire dans la vie, à part me bourrer la gueule. Trouver le chemin de l'université me prit un mois et demi, et je mis à profit ce temps pour m'inscrire à un concours de récits érotiques. Le gagnant remporta 25 000 pesetas. Autrement dit, 12 500 chacun. Malheureusement, le prix fut remis dans un pub immonde de Saint-Jacques. Ma part y fut engloutie, à quoi il faut ajouter 2 000 pesetas que j'empruntai à l'autre lauréat qui, confiant, crut que je les lui rendrais un jour. Avec le temps, ce récit disparut, et le concours aussi. Seul le trophée survécut à cette destruction. Mais pour peu de temps.
En sortant le livre de Pàmies, mon ami frôla la figurine de verre qui tomba. Mais, avant qu'elle ne touche terre, mon ami tenta la rattraper. Un geste intempestif, semblable au vol en piqué de Superman pour sauver Lois Lane comme elle se précipite dans le vide. Une manoeuvre désespérée qui lui valut seulement de perdre l'équilibre. Il fit deux pas en arrière et son dos heurta un tableau d'Amarillo Indio qui se décrocha et vint se fracasser sur son crâne, occasionnant une coupure, avant que le verre qui le protégeait ne se brise en mille morceaux par terre. Sale fils de pute !, pensai-je.
Me revint le souvenir du collectionneur d'art et tsar des casinos de Las Vegas, Steve Wynn, qui, en 2006, perfora accidentellement de son coude Le Rêve de Picasso qu'il venait de vendre pour 139 millions de dollars à Steven Cohen. 
La restauration du tableau coûta 100 000 dollars, mais au moins cela put être fait. Cependant, le coup de coude réduisit de moitié la valeur de l'oeuvre et Steve Wynn demanda le remboursement de la différence à son assurance, qui refusa de payer. Heureusement, Steven Cohen désirait tellement ce tableau qu'il finit par payer 155 millions de dollars. 
Mon ami ne savait pas où se mettre. Il me demanda un balai et balaya tout le désastre. Il insista pour emporter les restes de la figurine afin d'essayer de la réparer. Ce n'était pas grave. De toute manière, mentis-je pour le réconforter, je m'apprêtais cette même semaine à la balancer à la poubelle. Il se sentit mieux au point de me demander de lui prêter le livre de Pàmies. Je mentis de nouveau et le lui retirai des mains.

J
uan Tallón, Un libro de Pàmies,
chronique parue dans El Progreso, 16.07.2016
traduction maison

* Debería caérsete la cara de vergüenza fut traduit en français par Aux Confins du fricandeau, éd. Jacqueline Chambon

4 commentaires:

  1. C'est marrant, ça. Je vais aller fouiner du côté de ce Tallon (pas moyen de coller l'accent, là).
    Et très belle photo de la surpopulation dans les transports de Barcelone un certain 19 juillet, en exergue du blog.
    On a failli avoir peur avec la précédente photo du couple infernal.
    Salud !

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    1. Fouillez, fouillez cher ami, vous ne trouverez que de bonnes choses. Ici, son blog personnel (en VO) : descartemoselrevolver.com, vous en apprendrez plus…
      Quant au couple infernal, c'est ce qu'on fait de mieux depuis Stone et Charden, en un peu plus drôle...

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  2. Oui, cher Inconsolable, vous m'avez aussi donné l'envie de fouiller du côté de chez ce Tallon - on retrouve, d'ailleurs, chez vous ce que, faute de mieux, je ne pourrais que nommer "une communauté de style" avec lui.

    Quant à nos Stone & Charden de la Mamounia, j'ai beau être prévenu de leur absence absolue du sens du grotesque, je suis toujours effaré chaque fois que je découvre (ici cette photo) l'une de leurs manifestations. Comme on dit par chez moi : "ils n'ont pas de figure".

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    1. Vous me faites trop d'honneur, cher Promeneur. Si vous ne lisez pas le castillan, vous pouvez cliquer sur le lien Juan Tallon pour d'autres traductions consolatrices...
      Quant au thème du couple infernal, je ne sais lequel je préfère : celui-ci ou celui formé par Carla et Nicolas…

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