Je veux seulement écrire tant que je pourrai le faire, parce que j’aime cela, j’aime la langue, j’aime quand une comparaison surgit dans mon esprit, etc. Tout le monde me pose des questions sur Auschwitz : alors que je devrais leur parler des plaisirs infâmes de l’écriture – comparé à cela, Auschwitz est une transcendance étrangère et inabordable.
Parlons football. Et littérature. A la veille du clásico espagnol, l'opposition entre les éternels rivaux que sont le Real Madrid et le FC Barcelone, et quelques jours après la disparition du Hollandais volant, Johan Cruyff, qui fit les beaux jours de l'Ajax, du Barça, et de la sélection néerlandaise, le journal catalan Sports a rencontré l'écrivain barcelonais Enrique Vila-Matas.
Vous dites préférer qu’on vous considère comme un être singulier plutôt qu’étrange. Etre vu comme quelqu’un d’excentrique vous dérange ?
Je n’ai jamais essayé d’être étrange par calcul, pour que les gens disent : «Quel drôle de type !» Ceux qui ont voulu me critiquer disaient : ça a toujours été un type étrange, mais maintenant, il essaie d’être quelque chose de plus. Et ma réponse est : Je ne suis pas étrange, je suis singulier, allez vous faire foutre ! La tâche d’un écrivain est de créer un univers propre, très personnel, et forcément, il se doit d’être singulier.
Vous admettez fuir souvent la réalité. Quel rôle joue le Barça dans cette fuite ?
Mon travail se base sur le réel, sur la biographie, tout écrivain travaille avec sa propre expérience. Même si, ensuite, j’invente à partir de l’expérience réelle. Le football m'a accompagné toute ma vie. Je suis socio du Barça depuis des temps immémoriaux. A tel point que je ne paie plus ma carte.
Quel est votre premier souvenir lorsque vous pensez à Cruyff ?
La une d’un magazine français, L’Express. Il y avait une photo de Cruyff avec l’Orange mécanique [surnom de la sélection néerlandaise des années 1970] et une phrase d’un auteur français sur le génie : Le génie consiste à rendre simple ce qui pour d’autres est plus difficile.
Vous qui maîtrisez le langage, comment expliquez-vous que son message fut aussi bien accepté malgré le manque d’aisance de Cruyff avec les langues ?
Lui-même disait : Vous ne m’avez pas compris car si j’avais voulu que vous me compreniez, je me serais mieux expliqué. C’est une phrase géniale. On reconnaît bien son style.
Il se produisait un autre phénomène : lorsqu’on l’écoutait, il était difficile de ne pas lui donner raison.
En fait, lorsqu'il parlait, il présentait la Face A et la Face B. Il offrait ainsi deux possibilités, ce qui faisait qu’il avait toujours raison. Sauf avec la mort. Là, il s’est trompé en déclarant qu’il était sur le point de remporter le match, car la mort ne vous laisse aucune chance.
Que diriez-vous si le Camp Nou portait son nom ?
J’étais à l’inauguration du Camp Nou, il s’est toujours appelé comme cela. C’est très bien car c’est un nom très court : Nou Camp, Camp Nou. On n’a jamais pensé à le changer. C’est comme cette connerie de donner le nom d’Adolfo Suarez à l’aéroport de Barajas. Jamais personne ne l’appellera comme ça. Mais si cette proposition est retenue par tous, alors, je serais d’accord.
Imaginez-vous qu’on lui érige une statue ?
Ce serait un paradoxe, car Cruyff était le contraire de l’immobilisme. Il échappait toujours à l’adversaire. Je me souviens encore comment il se moqua de Camacho au Nou Camp.
Pouvez-vous nous le rappeler ?
Camacho procédait à un marquage très serré. Il ne lâchait Cruyff pour rien au monde. Jusqu'au moment où Cruyff sort du terrain, se dirige vers les tribunes comme s’il allait saluer quelqu’un. Camacho le suit, ce qui déclencha les rires du public. Un phénomène collectif fantastique. Un jour, il dit à Carrete (défenseur du Real Oviedo) : Attends-moi cinq minutes, je vais aux toilettes, j’arrive.
Chaque supporter a des souvenirs très intimes des clásicos. Quels sont ceux d’Enrique Vila-Matas ?
Je me souviens du premier clásico retransmis par la télévision. Ils l'avaient surnommé Le match du siècle. C’était un Madrid-Barça. Je me souviens aussi avoir assisté à un clásico pas loin des supporters du Real. Ce jour-là, mon père me dit : Si le Barça marque, ne te lève pas, ne fais aucun bruit. C’est resté gravé, je ne pensais pas que c’était si dangereux.
Et ce mythique 0-5 ?
J’étais dans une chambre de bonne, à Paris. Je ne l’ai pas vu, mais je l'ai appris par la radio française. Je me souviens également du 2-6 car j’étais à New York avec Paul Auster.
Diable !
J’ai essayé de lui expliquer ce que représentait un 2-6 en football, mais je parlais à un mur car il ne comprenait rien au foot. Il voulait à tout prix comprendre ma joie tout en insistant sur le fait qu’il était plutôt base-ball. Le bonheur du 2-6 lui échappait.
Et puis, il y a ce 5-0 de Romario, l’une des grands figures de l’histoire du club.
J’ai revu il y a quelques jours des images de Romario. On y voit Cruyff lui dire : Ici, c’est moi qui commande. Et Romario le regarde avec surprise. Il était extraordinaire. Il peut être absent et soudain, lorsqu’il apparaît, il est étourdissant. Cruyff avait fait une blague en affirmant que son équipe jouait déjà comme celle de Guardiola avec des attaquants qui se portaient au marquagedes défenseurs. Elle a fait rire tout le monde car on se souvenait tous que Romario ne prenait jamais un défenseur au marquage.
Pour quel joueur du Barça avez-vous éprouvé le plus d’intérêt ?
J’apprécie beaucoup Zubizarreta car c’est un grand lecteur. J’aimais ce qu’il écrivait et il était clair qu’il avait appris à parler en lisant. C’est le premier qui me vient en mémoire.
De fait, il a un jour fait le rapprochement entre le poste de gardien de but et le titre d’un de vos livres, Explorateurs de l’abîme.
Oui, j’ai été surpris d’apprendre cela, car je ne savais pas qu’il lisait mes livres. J’étais ravi. Il disait qu’un gardien était un explorateur de l’abîme lorsqu’il voyait s’avancer vers lui des joueurs comme Romario, Cruyff ou Cristiano, qu’il ressentait une grande solitude, au fond de l’abîme.
Vous avez également rencontré Pep Guardiola. Quel Pep avez-vous connu ?
C’était à l’époque où il avait décidé de signer à Brescia. Il voulait quitter Barcelone, connaître d’autres lieux. Je lui ai dit : Mais tu es déjà allé dans tous les endroits sur lesquels tu m’interroges, non ? Il m’a alors répondu que les footballeurs passaient leur temps à l’hôtel et ne voyaient rien de ces lieux. Je l’ai très bien compris. Car il nous arrive la même chose à nous autres écrivains lorsque nous sommes en promo : on voit un café, le fleuve et ensuite, hop ! , la chambre d’hôtel.
Sergi Pamies dit que Messi est un grand mystère : il ne s’exprime jamais, et il ne nous reste plus qu'à le comprendre à travers ses miracles. Qu’en pensez-vous ?
C’est pour moi le joueur le plus complet qui ait jamais existé. Il représente l’idéal d’un écrivain. Un auteur qui se renouvelle en permanence, qui apporte toujours quelque chose de nouveau. Ce qui est formidable, c’est qu’il nous reste encore du temps pour en profiter. Il finira, je pense, par jouer libéro. Je ne comprends pas où il teste ces gestes qu’il fait pour la première fois. Je pense qu’il les essaie sur le terrain, devant tout ce monde qui le regarde. Et ça m’impressionne beaucoup.
Certes, la seule certitude de nos existences, c'est qu'un jour, elles s'achèvent. Qu'il n'y a pas d'âge pour cela. Pas de justice. Qu'il est parfois téméraire de saluer un ami en lui disant On se voit vite. Mais quand même…
C'était vers 2002-2003, Café de la danse. Moi qui ne fréquentais déjà plus les concerts, je m'étais précipité pour acheter deux billets. Je gardai ce soir longtemps en mémoire pour bien des raisons. Revenaisrégulièrement à ses chansons.
Il m'avait fait découvrir la poésie d'Erri de Luca. Et celle de Fabrizio de André dont il aimait reprendre un ou deux titres par soirée.
De sa voix aux accents de feu de bois, aux rythmes jazz, rock ou folk, le chef de gare contait les histoires de gens de rien et autres migrants, les amours branquebalantes, la vie aux champs ou à la mer, la couleur des saisons…
On sera donc de nouveau dans la rue demain, en espérant ne plus assister à ce genre de scènes, dignes d'un régime sud-américain des années 1970, et voir surtout le retrait de ce projet de loi scélérate, la démission du gouvernement dans son ensemble, et l'arrivée du printemps…
La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de
la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient
pas à s’évader, un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au
divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude.
L’acte physique élémentaire consistant à ouvrir une bouteille de vin a apporté davantage de bonheur à l’humanité que tous les gouvernements dans l’histoire de la planète.
Comme je me promenais à une heure tardive dans cette allée bordée d'arbres, une châtaigne tomba à mes pieds. Le bruit qu'elle fit en éclatant, l'écho qu'il suscita en moi, et un saisissement hors de proportion avec cet incident infime, me plongèrent dans le miracle, dans l'ébriété du définitif, comme s'il n'y avait plus de questions, rien que des réponses. J'étais ivre de mille évidences inattendues, dont je ne savais que faire...
C'est ainsi que je faillis toucher au suprême. Mais je crus préférable de continuer ma promenade.
A la radio, après les attentats abjects de Bruxelles, on a pu entendre, au sein de la classe politique, ce genre de propos et d'analyses :
« un jour très triste pour l'Europe »
« une attaque contre l'Europe démocratique »
« nous restons qui nous sommes et ce que nous sommes : une société ouverte et démocratique, qui ne se laisse pas diriger par des attentats »
« ces attaques ne visaient pas seulement la Belgique mais aussi notre liberté de mouvement, notre mobilité, des valeurs qui font partie de l'Union européenne »
Je n'achète plus les grands journaux, ne me promène que sur les sites de quelques uns d'entre eux, lis un article par ci par là, ce qui, généralement, conforte ma décision de ne plus polluer mon pauvre esprit déjà bien malade par tant d'inepties, de nouvelles inutiles. Depuis hier, quelques titres du PPA (Parti de la Presse et de l'Argent) me suggèrent de désactiver mon logiciel bloqueur de publicités en m'offrant, en contrepartie, un mois d'abonnement à leur publication. Si tu avales nos pubs, on t'offre nos désinformations, me disent-ils en substance.
Ainsi le quotidien vespéral des marchés :
Bonjour, et bienvenue sur Le Monde.fr Pour permettre à nos 400 journalistes de vous apporter chaque jour une information de qualité, fiable, variée, et pour pouvoir continuer à vous proposer des services innovants et performants, nous devons pouvoir compter sur les revenus de la publicité. Bonne lecture sur nos pages (avec, en sus, photo du directeur du truc)
Du même groupe, l'hebdomadaire cathoculturel (celui-là même qui récompense la littérature qui fait du bien) :
Pour financer le travail de nos journalistes qui vous apportent chaque jour une information de qualité, et pour que nos équipes puissent continuer à vous proposer des services innovants et performants, nous devons pouvoir compter sur les revenus de la publicité. (signé par la directrice de la chose)
Ou encore, chez leurs camarades du Figaro (propriété, souvenons-nous, d'un type à la fois sénateur, patron d'une entreprise d'aéronautique et d'armement au service de la France - ou vice versa - et tout juste renvoyé au tribunal pour blanchiment de fraude fiscale), ce gif incontournable :
Alors, toi aussi, cher inconsolable, fais comme moi, oublie les aides mirobolantes offertes par l'Etat à ces grands médias et pense aux salaires de nos professionnels de la profession qui, sans les annonceurs philanthropes, ne pourraient être versés, mets le couvert et ouvre la bouche, si tu ne veux pas la mort de la presse libre. Tu vas en bouffer de la pub, dans le privé comme dans le service public, mais ce sera au nom de la démocratie et de l'information.
Hier soir, après un dîner trop arrosé, je sors le chien et passe devant cette étrange inscription surplombant un garage : Dieu est amour. Sur le côté du rideau de fer, un écriteau indique les Jours de Cuite. Salivant, je tire le chien et m'avance. Mon alcoolisme myope m'a encore joué des tours. Il s'agit d'une église pentecôtiste et les seuls horaires sont ceux du Culte.
***
Ce matin, je traverse rapidement la cuisine où sont réunis mes collègues autour d'un café.
- La loi du travail laissera des traces.
- T'as vu ? Le MEDEF demande au gouvernement de revenir au premier texte.
- Il oublie quand même que c'est la gauche qui est au pouvoir ! - C'est une blague ?
- S'il faut retourner dans la rue, on y retournera. C'est ce que m'a dit ma fille, hier soir.
- Il paraît qu'Azoulay va autoriser la pub commerciale sur Radio France !
- C'est qui ?
- Vous avez entendu ? Ça y est : l'Etat d'urgence entre dans la Constitution !
- Ça restera comme la principale réussite de Hollande : avoir avec abnégation déroulé le tapis rouge au FN pour 2017.
- Tu ne peux pas dire ça ! Hier à Bruxelles...
- L'Etat d'urgence figure-t-il dans la Constitution belge ?
- On s'en fout, c'est chez nous qu'ils ont frappé !
- Ce n'est pas vrai. Ne serait-ce que récemment, ils ont frappé en Côte d'Ivoire, au Burkina et au Mali !
- Oui, d'accord, mais il faut bien qu'on fasse quelque chose ici !
Je verse rapidement l'eau chaude sur un sachet Detox généreusement offert par une collègue et file m'installer à mon poste, espérant être lavé de l'intérieur et protégé de l'extérieur.
***
J'écoute en podecaste une émission de France culture consacrée à l'édition. La radio publique, associée au journal catholico-culturel Télérama, vient de décerner un prix des lycéens au premier roman d'Olivier Bourdeaut, En attendant Bojangles, déjà plébiscité par la presse et le public. Face à l'auteur, la directrice de l'hebdomadaire, ne pouvant semble-t-il contenir un orgasme, déclare que c'est un livre qui fait du bien par les temps qui courent. Je n'ai pas lu ce bouquin et ai un a priori assez favorable pour sa maison d'édition, mais je ne peux éviter de penser à la définition chevillardesque d'un feel good book... Après la diffusion d'un extrait d'entretien avec Bukowski dans lequel l'auteur de The Postman affirme que les phrases d'un livre doivent faire Bing ! Bing ! Bing ! Bing ! et non Blablablabla comme chez Malcolm Lowry, Bourdeaut promet de retenir la leçon tout en reconnaissant que son roman n'a rien à voir avec le style de ce bon vieil Hank qu'il qualifie de délicieusement ordurier... Bourdeaut est un jeune homme de son temps. Il n'oublie pas d'annoncerpour conclure la sortie dans deux ans de son prochain livre, le temps de l'écrire et de finir sa tournée Nouvelle Star de l'édition. Le reste de l'émission sobrement intitulée Comment faire un livre, malgré la présence du très respectable Olivier Cohen, est une suite de blablas, du chichi sans intérêt, comme dirait l'ami Schiffter. J'ai hâte d'être à ce soir, me coucher et retrouver Raymond Guérin.
Elles viennent toutes seules. Je les vois se former. Elles me tiennent éveillé. D'autres les suivent. Elles s'enchaînent. Je remplace un mot. Sans aucune difficulté. Ça pourrait durer toute la nuit. Je résiste. Je ne me lèverai pas. Submergé. Pas moyen de me rendormir. C'est souvent un début. Je ne sais de quoi. Elles me poursuivent. Je refuse d'allumer, les noter. Le matin, tout est flou et faible. Un mot ou deux. Une idée. Un thème. Une fatigue extrême. Les heures du jour finissent par m'en vider entièrement. Je ne proncerai aucun mot de la journée. Maison hantée. Et la nuit, ils seront là, les uns derrière les autres. A en crever.
Qu'étaient ces milliards d'êtres qui depuis tant de générations ont vécu et sont morts ? Qu'étaient-ils vraiment ? Que pensaient-ils ? Comment vivaient-ils ? Je voudrais qu'il fût possible de savoir si parmi eux il ne s'en est pas trouvé au moins deux qui aient pu être unis jusqu'à la mort ? Il y a tant d'embûches ! Il y a tant de névroses ! tant d'attitudes ! de circonstances ! Il me semble qu'il est quasiment impossible de pénétrer un être, puis de se laisser pénétrer par lui, enfin de l'aimer et d'en être aimé toute la vie ! Pourquoi sommes-nous si peu dignes ? Pourquoi nos sentiments sont-ils si éphémères ? Nous ne nous attachons qu'à des apparences et nous séparons que pour des silences. Mais quelle autre folie encore que celle de croire que la passion d'aimer nous grandit ? N'y mettons-nous pas à la fois trop d'acharnement et trop de médiocrité ? Que réalise-t-on, que peut-on pour l'être qu'on aime ? presque rien. Et même ses sens, on n'est pas certain de les combler. Des mots, toujours des mots. Pendant des années, on s'entoure de liens, on s'attache solidement l'un à l'autre par mille preuves, mille soins, mille souvenirs, mille plaisirs. Puis un beau jour, pour un prétexte inattendu, tout se défait, tout se rompt. Chacun s'en va à la dérive. Tout ce qui a été n'est plus rien et même les souvenirs parfois il faut les ternir, tellement on s'acharne à nier ce passé.
Raymond Guérin, Zobain, Gallimard, 1936, rééd. Finitudes 2016
Je me suis un peu perdu dans le quartier. J'y étais venu de son vivant. Lorsque je suis entré, l'église avait déjà accueilli la plupart d'entre nous. Je me suis placé derrière une famille que j'ai vite reconnue de dos. Notre ami José, Eva et leur fille. On s'est embrassé et on a attendu en silence. Seule une petite enfant blonde cavalait dans les allées se foutant de savoir ce que tout le monde faisait là. Celle qui devait être sa grand-mère essayait de la tenir comme elle le pouvait. Les grandes portes se sont ouvertes et nous nous sommes retournés pour voir le cercueil arriver vers nous. La cérémonie avait déjà débuté que des retardataires, un à un, nous rejoignaient. Elle s'est placée un rang derrière moi, de l'autre côté de la nef. Elle portait un affreux parka vert pomme, et je me serais jeté à ses pieds si la décence ne m'avait retenu. Son regard était le même que celui qui avait changé ma vie à 20 ans, moi qui ne jurait alors que par Neil Young. Elle était là, à deux pas, son sourire noyé de désespoir, et je devais avaler les mots maladroits qui ne passaient pas. Je prétextais m'offusquer d'autres retards pour me tourner vers sa solitude dès que je le pouvais. J'entendais soudain les mots d'Eustache, à la virgule près, comme il les aimait. Mais ça parlait Evangile et ça sonnait Bach. Cioran a détrôné Eustache, histoire de me détacher des lieux. Debout, assis, debout, assis, chants repris par ceux qui n'ont pas oublié les paroles que je n'ai jamais sues. Eric a lu du Maeterlinck, je ne sais quel texte, celui par lequel il avait clos, nous dit-il, l'éloge funèbre de son propre père deux ans auparavant. D'autres ont pris la parole avant, après. Mais je sentais bien qu'il n'y avait pas de mots. Je connaissais mal François, trois ou quatre fois nous nous étions vus longuement, parlé par téléphone, essaimessé. Un jour, dans le métro, un type à côté de moi parlait dans le micro pendant à son oreillette. Il tenait le smartphone au bout de son bras devant moi de sorte que je pouvais lire le nom de son correspondant. C'était celui de François. Le soir, je lui racontais par texto cette histoire. Il n'en revenait pas. Paris est si petit. Je crois que c'est le dernier échange que nous ayons eu. J'y ai repensé en entendant un extrait de son premier film, me demandant encore qui pouvait bien être ce jeune homme qui le vouvoyait dans le métro.
En me dirigeant vers la sortie, j'ai croisé Marie et nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre. Combien d'années depuis ? Elle était partie travailler avec François pour la première fois juste après un petit film que nous avions fait ensemble. Et sur le trottoir, j'ai retrouvé Jean-Pierre, son partenaire dans notre film. J'avais été heureux de les retrouver réunis dans ce qui demeurera la dernière œuvre de François. Et là, balancés par le vent, devant l'église. Le vert de sa parka l'isolait un peu plus, me la désignant sans équivoque. Ne jouait-elle pas la mère de Marie dans ce film de François ? Un café nous attendait à deux pas, me dit Marie, tandis que je saluais Eric que j'avais cotoyé également à la même époque mais sur d'autres aventures. J'avais perdu de vue Françoise Lebrun et ce fut tant mieux. Il était temps pour moi de filer seul vers un bistrot près du métro. J'avais besoin de pisser, me laver la gueule au lavabo, boire un coup, ne plus parler. Une femme portant un petit bonnet noir s'est collée au comptoir, à deux pas. Elle a demandé s'ils faisaient encore des sandwichs, combien ça coûtait tout en comptant sa monnaie, Et une bière, la moins chère, c'est laquelle ? Si Eustache était encore en vie, il la filmerait, pensais-je bêtement. Ou François, bien sûr. Françoise y serait, à coup sûr. Soudain, la neige a fait son apparition. Les garçons de café parlaient des giboulées de mars que la télé avait annoncées, des clients de la différence d'avec la neige… Je me suis arrêté sous le auvent, près d'un type qui avait sorti son téléphone intelligent pour filmer le ciel. J'ai levé les yeux comme lui sa machine. A un balcon de l'immeuble cossu d'en face, au sixième étage, une femme n'en croyant pas ses yeux tendait la main. Je lui ai balancé la monnaie morte au fond de ma poche, sûr de la rendre heureuse et me suis engouffré dans le métro. J'ai dormi tout le long du long trajet. En silence.
J'ai pensé que le meilleur moyen de contrôler les professionnels du cinéma était d'agiter devant eux des médailles... Si je leur filais des trophées et des récompenses, ils allaient s'entretuer pour faire ce que je leur demandais. Voilà pourquoi fut créée l'Academy Awards.
Louis B. Mayer
Les Prix, c'est comme les hémorroïdes : n'importe quel trou du cul finit par en avoir.
C'est être bien petit-bourgeois, c'est bien rester tranquillement sans noblesse, et bien stérilement incorrect que de prétendre conserver notre identité entre nous, que de vouloir protéger notre honneur entre nous. Mais de quelle autorité supérieure tenons nous que notre identité, que notre histoire serait ce trésor terrible à défendre au prix de tant de lâchetés envers d'autres que nous, au prix de tant de misères infligées à d'autres que nous ?
Frédéric Boyer, Quelle terreur en nous ne veut pas finir ?, POL