jeudi 31 mars 2016

Révisons nos clásicos

Parlons football. Et littérature. A la veille du clásico espagnol, l'opposition entre les éternels rivaux que sont le Real Madrid et le FC Barcelone, et quelques jours après la disparition du Hollandais volant, Johan Cruyff, qui fit les beaux jours de l'Ajax, du Barça, et de la sélection néerlandaise, le journal catalan Sports a rencontré l'écrivain barcelonais Enrique Vila-Matas.


Vous dites préférer qu’on vous considère comme un être singulier plutôt qu’étrange. Etre vu comme quelqu’un d’excentrique vous dérange ?
Je n’ai jamais essayé d’être étrange par calcul, pour que les gens disent : «Quel drôle de type !» Ceux qui ont voulu me critiquer disaient : ça a toujours été un type étrange, mais maintenant, il essaie d’être quelque chose de plus. Et ma réponse est : Je ne suis pas étrange, je suis singulier, allez vous faire foutre ! La tâche d’un écrivain est de créer un univers propre, très personnel, et forcément, il se doit d’être singulier.

Vous admettez fuir souvent la réalité. Quel rôle joue le Barça dans cette fuite ?
Mon travail se base sur le réel, sur la biographie, tout écrivain travaille avec sa propre expérience. Même si, ensuite, j’invente à partir de l’expérience réelle. Le football m'a accompagné toute ma vie. Je suis socio du Barça depuis des temps immémoriaux. A tel point que je ne paie plus ma carte.

Quel est votre premier souvenir lorsque vous pensez à Cruyff ?
La une d’un magazine français, L’Express. Il y avait une photo de Cruyff avec l’Orange mécanique [surnom de la sélection néerlandaise des années 1970] et une phrase d’un auteur français sur le génie : Le génie consiste à rendre simple ce qui pour d’autres est plus difficile.

Vous qui maîtrisez le langage, comment expliquez-vous que son message fut aussi bien accepté malgré le manque d’aisance de Cruyff avec les langues ?
Lui-même disait : Vous ne m’avez pas compris car si j’avais voulu que vous me compreniez, je me serais mieux expliqué. C’est une phrase géniale. On reconnaît bien son style.

Il se produisait un autre phénomène : lorsqu’on l’écoutait, il était difficile de ne pas lui donner raison.
En fait, lorsqu'il parlait, il présentait la Face A et la Face B. Il offrait ainsi deux possibilités, ce qui faisait qu’il avait toujours raison. Sauf avec la mort. Là, il s’est trompé en déclarant qu’il était sur le point de remporter le match, car la mort ne vous laisse aucune chance.

Que diriez-vous si le Camp Nou portait son nom ?
J’étais à l’inauguration du Camp Nou, il s’est toujours appelé comme cela. C’est très bien car c’est un nom très court : Nou Camp, Camp Nou. On n’a jamais pensé à le changer. C’est comme cette connerie de donner le nom d’Adolfo Suarez à l’aéroport de Barajas. Jamais personne ne l’appellera comme ça. Mais si cette proposition est retenue par tous, alors, je serais d’accord.

Imaginez-vous qu’on lui érige une statue ?
Ce serait un paradoxe, car Cruyff était le contraire de l’immobilisme. Il échappait toujours à l’adversaire. Je me souviens encore comment il se moqua de Camacho au Nou Camp.

Pouvez-vous nous le rappeler ?
Camacho procédait à un marquage très serré. Il ne lâchait Cruyff pour rien au monde. Jusqu'au moment Cruyff sort du terrain, se dirige vers les tribunes comme s’il allait saluer quelqu’un. Camacho le suit, ce qui déclencha les rires du public. Un phénomène collectif fantastique. Un jour, il dit à Carrete (défenseur du Real Oviedo) : Attends-moi cinq minutes, je vais aux toilettes, j’arrive.

Chaque supporter a des souvenirs très intimes des clásicos. Quels sont ceux d’Enrique Vila-Matas ?
Je me souviens du premier clásico retransmis par la télévision. Ils l'avaient surnommé Le match du siècle. C’était un Madrid-Barça. Je me souviens aussi avoir assisté à un clásico pas loin des supporters du Real. Ce jour-là, mon père me dit : Si le Barça marque, ne te lève pas, ne fais aucun bruit. C’est resté gravé, je ne pensais pas que c’était si dangereux.

Et ce mythique 0-5 ?
J’étais dans une chambre de bonne, à Paris. Je ne l’ai pas vu, mais je l'ai appris par la radio française. Je me souviens également du 2-6 car j’étais à New York avec Paul Auster.

Diable !
J’ai essayé de lui expliquer ce que représentait un 2-6 en football, mais je parlais à un mur car il ne comprenait rien au foot. Il voulait à tout prix comprendre ma joie tout en insistant sur le fait qu’il était plutôt base-ball. Le bonheur du 2-6 lui échappait.

Et puis, il y a ce 5-0 de Romario, l’une des grands figures de l’histoire du club.
J’ai revu il y a quelques jours des images de Romario. On y voit Cruyff lui dire : Ici, c’est moi qui commande. Et Romario le regarde avec surprise. Il était extraordinaire. Il peut être absent et soudain, lorsqu’il apparaît, il est étourdissant. Cruyff avait fait une blague en affirmant que son équipe jouait déjà comme celle de Guardiola avec des attaquants qui se portaient au marquage des défenseurs. Elle a fait rire tout le monde car on se souvenait tous que Romario ne prenait jamais un défenseur au marquage.

Pour quel joueur du Barça avez-vous éprouvé le plus d’intérêt ?
J’apprécie beaucoup Zubizarreta car c’est un grand lecteur. J’aimais ce qu’il écrivait et il était clair qu’il avait appris à parler en lisant. C’est le premier qui me vient en mémoire.

De fait, il a un jour fait le rapprochement entre le poste de gardien de but et le titre d’un de vos livres, Explorateurs de l’abîme.
Oui, j’ai été surpris d’apprendre cela, car je ne savais pas qu’il lisait mes livres. J’étais ravi. Il disait qu’un gardien était un explorateur de l’abîme lorsqu’il voyait s’avancer vers lui des joueurs comme Romario, Cruyff ou Cristiano, qu’il ressentait une grande solitude, au fond de l’abîme.

Vous avez également rencontré Pep Guardiola. Quel Pep avez-vous connu ?
C’était à l’époque où il avait décidé de signer à Brescia. Il voulait quitter Barcelone, connaître d’autres lieux. Je lui ai dit : Mais tu es déjà allé dans tous les endroits sur lesquels tu m’interroges, non ? Il m’a alors répondu que les footballeurs passaient leur temps à l’hôtel et ne voyaient rien de ces lieux. Je l’ai très bien compris. Car il nous arrive la même chose à nous autres écrivains lorsque nous sommes en promo : on voit un café, le fleuve et ensuite, hop ! , la chambre d’hôtel.

Sergi Pamies dit que Messi est un grand mystère : il ne s’exprime jamais, et il ne nous reste plus qu'à le comprendre à travers ses miracles. Qu’en pensez-vous ?
C’est pour moi le joueur le plus complet qui ait jamais existé. Il représente l’idéal d’un écrivain. Un auteur qui se renouvelle en permanence, qui apporte toujours quelque chose de nouveau. Ce qui est formidable, c’est qu’il nous reste encore du temps pour en profiter. Il finira, je pense, par jouer libéro. Je ne comprends pas où il teste ces gestes qu’il fait pour la première fois. Je pense qu’il les essaie sur le terrain, devant tout ce monde qui le regarde. Et ça m’impressionne beaucoup.

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