- Tu as bien dormi ?
- J'ai fait de drôles de rêves.
- C'était quoi ?
- Je ne sais plus au juste.
- Dans quel esprit ?
- Le mien.
- Je voulais dire Quel genre ?
- Policier. Genre le film d'hier soir.
- Tu flinguais un magasin de déco ?
- Je ne crois pas, mais c'est possible.
- Possible comment ?
- Je ne serais pas étonné de savoir que cette idée m'est passée par la tête un jour chez Ikéa…
- Tu ne vas jamais chez Ikéa !
- Détrompe-toi, j'y suis déjà allé. Mais je dis Ikéa comme j'aurais dit Carrefour ou Monoprix.
- Pas les Robinsons.
- Si, si, parfois même les Robinsons, un sentiment profond d'être parmi les bêtes.
- Des bêtes à caddie ?
- Exactement, le type qui a inventé cet engin…
- Attends.
- Attends quoi ?
- Raymond Joseph.
- J'attends Raymond Joseph ?
- C'est son nom.
- A qui ?
- A Caddie.
- Tu es sur Gougueule pendant que je te parle ?!
- Le type qui a inventé le caddie s'appelait Raymond Joseph. Wikipedia nous dit que la boîte fut créée en 1928, en Alsace.
- Je n'ai jamais beaucoup aimé les Alsaciens.
- Ton fameux séjour à Strasbourg ?
- Oui, en plein l'hiver. C'était pendant les vacances de Noël, peu après la mort de John Lennon. Je crois que je n'ai jamais eu aussi froid.
- Si, ici.
- Ici, on a du chauffage, un poêle à bois, là-bas, il n'y avait rien. Pas même de toilettes ou de salle de bains. La vraie maison de campagne à l'ancienne.
- Quelle horreur, vous faisiez comment ?
- On ne faisait pas.
- Vous vous laviez où ?
- Dans l'évier de la cuisine.
- Et pour le reste ?
- Dehors.
- Dans le jardin ?
- Les plus fous ou les plus bourrés, certainement.
- Tu en faisais partie ?
- Non, je ne buvais pas, à l'époque : j'avais tout juste 17 ans.
- Tu étais sérieux.
- J'étais de loin le plus jeune de la bande, mais je n'ai pas le souvenir de scènes de beuverie. On était allé deux trois fois dans des bars de Strasbourg, mais c'était surtout pour défiler, chacun notre tour, aux toilettes.
- Ce devait être quelque chose.
- Le plus souvent, c'était rien. Je crois qu'on est tous rentrés constipés au bout d'une semaine d'Alsace.
- Charmant.
- Humiliant ! Je me souviens aussi qu'on s'était fait arrêter par les flics. Cinq mecs dans une DS sur une route de campagne à trois heures du matin…
- Vous faisiez quoi sur une route de campagne à trois heures du matin ?!
- On suivait des filles.
- Ils ont bien fait de vous arrêter, alors !
- On les avait rencontrées en boîte et elles nous avaient invités chez elles.
- Les cinq ?!
- On n'avait qu'une voiture, on était obligé de suivre. Moi, j'étais assez content qu'on se fasse arrêter. Car on a perdu les filles de vue et on est rentré se coucher. Je n'ose imaginer ce qui serait advenu dans le cas contraire.
- Une partie carrée défiant l'hiver alsacien !
- Et l'intelligence…
- Vous auriez pu profiter de leurs toilettes.
- Et de la situation. Ces types, tu t'en souviens, j'ai découvert quelque temps plus tard qu'ils étaient tous de gros fachos, qu'ils s'adonnaient à des ratonnades…
- Ah oui, je m'en souviens ! Tu vois, je n'ai pas une si mauvaise mémoire ! Ils étaient tous frères ?
- Non, non. Il y avait deux frères, des voisins que je connaissais depuis tout petit. C'est drôle, l'aîné me donnait des cours de français l'année où nous sommes rentrés d'Espagne.
- Et tu n'avais rien noté chez eux ?
- Non, non, j'étais gamin. On ne parlait pas de politique. Je les voyais pour jouer au foot. Ils m'ont pistonné pour travailler sur les marchés l'été…
- C'était qui, les deux autres ?
- Des copains à eux, un Polonais et un Espagnol. Bref, que des gars bas du front, gentils, mais limités, franchouillards, impulsifs…
- Comme Duvauchelle…
- Le personnage de Duvauchelle. Ce n'est pas un acteur qui me fascine, mais il est très bon dans ce rôle.
- Oui, voilà : dans ce rôle.
- Tu es sévère ! Dans une scène ou deux, on le voit jouer, composer, mais dans l'ensemble, il est très bon.
- Pourquoi on est allé voir ça ?
- Parce que c'est un grand film.
- On ne pouvait pas le savoir. Je me souviens qu'après avoir vu la bande-annonce, tu n'avais aucune envie de voir ce film.
- Oui, et ça m'ennuyait car je garde un très bon souvenir de Voyages. C'est le Bon coin qui a tout changé, encore une fois.
- Comment ça ?
- La fille qui nous a vendu la banquette…
- Ah oui, elle faisait quoi dessus ?
- Sur la banquette ?
- Sur le film, patate !
- Assistante au montage.
- Comment en êtes-vous arrivés à parler de Je ne suis pas un salaud ?
- Tu te souviens ? Ils avaient, dans le garage, une collection de numéros de Positif, des cassettes VHS de Bergman… J'ai demandé s'ils travaillaient dans le cinéma.
- Tu parles, t'as gougueulisé le nom du type après notre première visite.
- Et alors ? Ils ont certainement dû faire pareil avec toi.
- Et elle t'a parlé de Finkiel.
- J'ai demandé sur quels films ils avaient travaillé. Lui, je savais. J'avais été l'un des rares spectateurs du film de la fille de Louis Malle, très bon film au demeurant, et j'avais repéré son nom au générique. Dernièrement, il travaille surtout pour la télé. Et sa copine m'a dit être assistante, qu'elle avait travaillé sur un film qui allait sortir, le Finkiel donc.
- C'est ça qui t'a donné envie de le voir ? T'es tombé amoureux d'elle ?
- Oui, elle était enceinte, tu sais ce que c'est…
- C'est, paraît-il, un fantasme masculin très répandu.
- Et comme je suis quelqu'un de très commun… Bref, je lui ai dit avoir vu la bande-annonce. Elle a dû sentir ma moue sceptique et m'a affirmé que la bande-annonce était nulle, qu'elle desservait le film. En la voyant, on peut croire qu'il s'agit d'un film plein de bons sentiments, contre le racisme ordinaire...
- Et pas du tout. C'est vrai que la mise en scène est superbe, mais elle est au service d'un univers terriblement sombre, fermé, étouffant.
- C'est notre monde.
- C'est glauque.
- Tu ne le savais pas ?
- Si, mais je n'ai pas envie de voir ça au cinéma.
- C'est très au-dessus du lot de ce que nous donne le cinéma français.
- Toutes ces vies médiocres, des boulots de merde, des rêves d'écrans plats, les embouteillages, des gens complètement paumés qui ne s'en sortiront jamais…
- L'autre jour, à la radio, j'ai entendu un type se faire reprendre parce qu'il parlait de classes sociales. La journaliste, celle qui vient de sortir un premier roman, lui a rétorqué qu'il utilisait une grille d'analyse dépassée !
- N'empêche, ce film qui aborde de nombreux sujets de notre société sans en avoir l'air, est trop intelligent, ça ne peut pas marcher.
- Mais on s'en fout !
- Oui, mais c'est triste.
- Les gens veulent se divertir, ne rien voir. Se voiler la face. Tu te souviens, l'autre soir au dîner ?
- Qu'est-ce qui t'a pris ?
- Ils m'ont énervé avec leur pétition contre la loi sur le travail. Ils étaient fiers et satisfaits qu'un million de personnes aient cliqué contre cette loi. C'est sûr que ça fait trembler le gouvernement. On verra combien d'entre eux seront dans la rue le 9. C'est autre chose que de rester devant son écran.
- De là à dire qu'on est gouverné par une bande de collabos et que la France est un pays de collabos…
- C'est pourtant vrai. Les gangsters qui sont au pouvoir n'ont qu'un but, le garder. Miser sur le sursaut républicain pour que la Pen ne passe pas. Et en confisquant la démocratie au nom de la lutte contre le terrorisme. Quelle belle vision de la politique, de la gauche et du peuple ! Quel beau projet de société ! Quelle bande de…
- …Arrête !
- Quand on se focalise uniquement sur ces enjeux, que l'on met en place une nouvelle Tina…
- …Une quoi ?
- Une Tina, tu sais bien : There is no alternative, Tina. Le fameux slogan de Thatcher. On veut nous faire croire qu'on n'a pas le choix, que soit c'est le fascisme dur, soit le fascisme doux, qu'on ne peut rien contre un système économique qui va dans le mur depuis des années…
- …Calme-toi, je connais ton point de vue.
- Mais quand on dit aux gens qu'on ne vit pas dans une démocratie, ils s'indignent, se disent Mais d'où sort-il, Pour qui se prend-il, ce gus ? On ne veut rien entendre.
- C'est difficile de tenir ce discours devant des gens qu'on ne connaît pas.
- Oui, il vaut mieux se raconter ses dernières vacances, parler des dents de la petite ou de l'eczema du chien. Comme dans un film français moyen.
- Dès que l'on dépasse un certain nombre de convives, les conversations sont limitées. C'est quoi, ce livre, Zobain ?
- C'est Raymond Guérin, l'écrivain dont je t'ai parlé hier. C'est son premier roman paru en 1936, et ma prochaine lecture.
- Mais ce titre quand même !
- C'est le nom du personnage principal.
- C'est étrange, ça fait penser à…
- Oui, je sais, mais selon Etiemble, c'était le surnom de Guérin quand il était jeune… Guérin disait toujours Je vais au bain en insistant sur la liaison, d'où le surnom que lui donnaient ses camarades. C'est autobiographique. Tiens, écoute : Zobain est marié depuis quatre ans. Il aime sa femme, sa femme l'aime. Ils sont jeunes, pleins d'espérances…
- Aïe, ça commence mal. Et pourtant Ikéa n'existait pas à l'époque…
- Oui, et les dictatures étaient plus faciles à identifier. Un autre monde…
lundi 7 mars 2016
Un autre monde
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