lundi 28 juin 2021

Un miroir de vigilance

 

André Kertész


 

Je n’ai plus d’ombre
Je l’ai vendue à la nuit qui prend toute chose
En échange de son secret
La nuit qui n’est rien
Obscurité
Absence de lumière
Néant
Il n’y a plus de corps plus de contours plus de choses plus de froid plus de chaleur
Mais les choses de l’esprit sont partout
Elles sont en moi et je les touche
Je suis la nuit je suis les choses
Chacune devenue infinie
Toutes occupant l’espace
Mes doigts de rêve jouent sur les touches de coton de l’orgue des ténèbres
Je perçois la musique d’une lumière amortie
Qui se prolonge dans les vibrations des volontés tendues dans l’espace
Je m’isole jusqu’à n’être plus qu’Un
Pour mieux comprendre l’Unité
Pour comprendre Tout
L’aimer de conscience pour tendre à l’existence universelle 
Je suis le veilleur de mon sommeil je n’ai jamais dormi. La veilleuse de ma lampe est allumée et, compagnon de service, cette nuit parmi d’autres nuits, je garde le trésor des dormeurs.
J’entends des poitrines respirer dans l’obscurité où personne ne songerait à interrompre cette brise cadencée, ces coups discrets que le cœur frappe sur la paroi de la poitrine, répétant indéfiniment un signal que personne ne semble comprendre. C’est presque comme s’il n’y avait personne, car l’homme est un vrai « no man’s land ». Pourtant il y a les veilleurs – compagnons de service – les vigilants épris d’une chandelle allumée dont ils regardent la flamme.
Seul dans les ténèbres, mais dans la lueur comme dans une clairière qui serait le halo de l’insomnie, j’entends des coups frappés à la paroi des poitrines qui limitent l’espace à l’étroitesse de leur cage thoracique qui les emprisonne ne laissant qu’une pâle lumière filtrer au travers des barreaux soudés.  
 
Qui frappe l’air de ces coups redoublés ? Ce sont les cœurs prisonniers qui demandent leur liberté et des poitrines généreuses pour y bondir. 
Mais il n’y a personne pour répondre à l’appel du cœur qui bat dans les ténèbres où il se heurte toujours à la même barrière, un mur de poitrines où des cibles sont tatouées avec la touchante dédicace : « À la mère patrie sont voués ces enfants que les bouchers sacrifient ».  
Alors que je ne dors pas ces pensées viennent à la lueur de ma chandelle, que l’esprit entretient secrètement, comme un miroir de vigilance appelé psyché, parce qu’il brûle et que le sang le féconde, et aussi parce que la psyché est un souffle dont on doit recueillir le reflet quand un homme vient à s’éteindre et que son ombre garde la nuit où son nombre d’or a sonné la mort avec ses batteries de cuivre pour les semailles.
J’ai fait le serment de ne jamais dormir, une nuit où le désir m’avait précocement arraché à mon repos juvénile, alors que j’ai entendu pour la première fois le signal dont le code m’est devenu familier, le choc répété à l’infini dans la solitude d’une prison, d’un cœur fier qui reprend toujours la balle au bond pour la relancer contre le mur jusqu’à s’y briser – à moins que douze balles n’abattent son vol en le clouant au mur au pied duquel gisent les rebelles qu’on a fusillés. Cela me serait une raison suffisante de dédaigner le lit mortuaire où l’on se couche, si je n’avais vu à l’orée de la  vie le fanal de Maldoror me faire signe en me précédant sur le chemin qui conduit sous le noir manteau.
Fanal de Maldoror, brûle toute la nuit pour moi, afin qu’une dévorante ardeur me tienne toujours au bord des flammes, en révolte !
Mais l’ombre tourne, les dormeurs soupirent et je poursuis sur les plages d’avant l’aube le mobile du tourment. Je suis toujours sollicité par le même dilemme. Je ne veux pas éluder la question, je désespère de connaître la réponse qui me délivrerait, aussi suis-je le charbonnier des nuits blanches où la jeunesse se brûle et se transforme en diamant. 

 

Stanislas Rodanski, Je suis parfois cet homme,
Gallimard

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