Théo Blanc, Antoine Demilly |
– Raconte-moi une histoire…
– Encore ?
– Dis-moi ce que tu lis, ça me suffit.
– Attends, écoute…
– Pourquoi tu prends un autre livre ?
– Tu vas voir…
Si tu reviens jamais danser
Chez Temporel, un jour ou l'autre,
Pense à ceux qui tous ont laissé
Leurs noms gravés auprès des nôtres.
Souviens-toi : quand tu l'as choisie
Pour tourner la valse en mineur,
La bonne chance enfin saisie,
Deux initiales dans un cœur.
Pense à ta jeunesse gâchée,
Sans t'en douter, au fil des jours,
Pense à l'image tant cherchée
Qui garderait son vrai contour.
Des robes aux couleurs de valse
Il n'est demeuré qu'un reflet
Sur le tain écaillé des glaces,
Des chansons – à peine un couplet
Mais c'est assez pour que renaisse
Ce qu'alors nous avons aimé
Et pour que tu te reconnaisses
Dans ce petit bal mal famé
Avec d'autres qui sont partis
Vers le meilleur ou vers le pire,
Avec celle qui t'a souri
Et dit les mots qu'il fallait dire.
Oui, si tu retournes danser
Chez Temporel, un jour ou l'autre,
Pense aux bonheurs qui sont passés
Là, simplement, comme les nôtres.
– Tu dors ?
– Non, j'ai simplement fermé les yeux pour mieux savourer, c'était magnifique… Qu'est-ce que c'est ?
– Un poème. Un poème assez connu, dont a été tirée une non moins célèbre chanson.
– Qui a écrit ça ?
– La chanson ? Guy Béart.
– Ah bon ?
– Mais il me semble qu'elle a été créée, comme on disait, par Patachou.
– Ah, voilà, je me disais bien… Mais qui a écrit le texte de départ ?
– Ce n'est pas un texte de départ, tout au contraire. Hardellet. André Hardellet.
– C'était qui, cet André Hardellet ?
– Un arpenteur…
– De quelle époque ?
– De son enfance, des souvenirs et rêves, images et odeurs, des lieux et des amours perdues, les bals populaires et musettes, les claques, la belle lurette…
– Je voulais dire : il a écrit à quelle époque ? – c'est pour me situer.
– Il est né en 1911, je crois, oui, c'est bien ça. Je t'ai parlé de lui, lu ses poèmes, autrefois.
– J'ai oublié, tu sais comme je suis. Et il vient de mourir, c'est pour ça que tu le relis ?
– Il est mort avant que je ne sache lire. 1974, si je ne me trompe.
– Tu te trompes : 1974, tu savais déjà lire.
– Si peu…
– La Cité Montgol… Quel titre…
– C'est son premier recueil. Publié à plus de 40 balais. Il était admiré par Breton et Gracq. Ses amis s'appelaient Desnos, Doisneau, Mac Orlan, Seignolle, André Vers, Armand Lanoux, René Fallet, Brassens… Chez l'un d'eux, Fallet je crois, il croise Béart et lui file La Cité Montgol. L'autre tombe sur « Le Tremblay », que je viens de te lire, et en fait cette fameuse chanson, « Bal Chez Temporel »…
– Comment as-tu été amené à lire Hardellet ?
– Je pense que la première personne qui m'en a parlé, dans les années 1980, c'est l'ami Jérôme. Il était fasciné par Lourdes, Lentes…
– Ça me dit quelque chose, qu'est-ce que c'est ?
– Une autre merveille, un livre légèrement érotique, édité par Pauvert, condamné pour outrages aux bonnes mœurs, un truc dans le genre. Ça a foutu un sacré coup à son auteur, cette histoire. Je pense t'avoir raconté que lorsque j'étais jeune, un de mes premiers boulots fut d'être surveillant de cantine, dans une école primaire de Vincennes…
– Vincennes, où tu as également été scolarisé, où tu as travaillé en librairie…
– Oui, oui. Et qui est, au passage, la ville de naissance d'André Hardellet…
– Ah oui ?
– Oui. Eh bien, figure-toi qu'un de mes collègues dans cette école, un gars un peu étrange, plus âgé que moi, était écrivain. Il œuvrait sous pseudonyme m'avait-on dit. Ça m'impressionnait. Internet n'existait pas, je n'avais aucune culture, commençais à peine à lire mais j'avais appris, je ne sais comment, que ce type s'appelait Guy Darol, ou que Darol était son pseudo, je ne sais plus… Des années plus tard, j'ai appris autre chose : ce Guy Darol était un spécialiste d'André Hardellet – il a publié un ou deux livres sur lui, épuisés aujourd'hui. Mais à l'époque, je n'osais pas lui parler littérature, tellement j'avais honte de mon ignorance crasse.
– Tu devrais chercher sa trace. Il est peut-être encore à Vincennes…
– C'est ce que j'ai fait, figure-toi. Tu sais où il crèche, selon Wikipedia ? A côté de Morlaix !
– Chez Juliette ?!
– A côté.
– Tu pourras aller lui rendre visite quand on ira à Morlaix !
– Il ne se souviendra certainement pas de moi, et moi, je ne trouverais toujours pas quelque chose d'intelligent à lui dire…
– Tu pourras lui dire que tu viens de lire cette biographie et que tu aimerais lire la sienne.
– Mouais… Je préfère garder le silence, c'est moins risqué.
– C'est qui, ce Patrick Cloux ?
– Un autre poète, un Auvergnat je crois, proche de cet éditeur dont on lirait tout le catalogue d'une traite, Le Temps qu'il fait.
– C'est étrange de publier une biographie sur un auteur que, malheureusement, j'en suis sûre, plus personne ne lit…
– Je ne sais pas, j'imagine qu'il est tout de même un peu lu. Et puis, tu sais, ce n'est pas une biographie à proprement parler, mais une élégie, une célébration comme le sous-titre l'indique. C'est une merveille, un enchantement… Si l'on pense au nombre de lecteurs de ce bon vieil Hardellet, à ceux de ce curieux Cloux, à ceux de l'impressionnant Darol, ou encore à ceux de cette précieuse maison d'édition, nous sommes perdus.
– Pas question d'être perdus. Lis-moi un autre poème de ce bon vieil André.
Vous qui l'avez si bien connu
Ce temps perdu de nos Dimanches,
Qui vous en êtes souvenu,
Chantez le refrain où s'épanche
Nogent à la Marne enlacé.Venez redire aux alentours
Ce que nous disaient les rameuses
S'embarquant vers l'Île d'Amour,
Cherchez l'écho des voix heureuses ;
Une onde encore est restéeAvec un air d'accordéon,
Avec ton image un peu floue,
Ma belle Gise du Perreux
Avec la rose des aveux
Cueillie en dansant sur ta joue.
Ô mes amours jamais comblées,
Rappelez-vous, chemin faisant,
La nuit des vertus envolées,
La nuit des neiges de senteurs
Et le sourire au palpitant.…Quand les rosiers étaient fleuris
Dans le vieux jardin de Touraine
On rencontrait à sa fontaine
La tourterelle et la perdrix,
La servante et la châtelaine...Revient le mois d'Anne-Marie :
Voici la saison des bosquets,
Des gaufres et des balançoires.
La belle a perdu son bouquet
Mais, déjà plus, ne s'en soucieS'en va le bon temps qu'on se donne :
Toute la clarté des Printemps
Pour y baigner sans fin mes yeux
– Et tous les pavots de l'Automne
Pour guérir du mal des adieux.
Lourdes, lentes (lu trois fois), Le seuil du jardin (qu'avait beaucoup aimé Breton, qui détestait les romans, et qui donna lieu à la naissance de leur amitié), La belle lurette...
RépondreSupprimerHardellet a su, comme peu d'entre nous, explorer les territoires de l'enfance et du rêve. Un écrivain qui a su montrer les trésors qui se trouvent dans les interstices du jour. A lire et relire.
Le bonjour chez vous,
Pierre
Cher Pierre, vous devriez vous régaler avec le livre de Patrick Cloux. Et dans la foulée, relire de nouveau Lourdes, Lentes…
SupprimerBien à vous,
C.