Lydia Roberts |
Je ne sais plus où tu en es resté, depuis le temps... Je t'ai dit que ma femme avait déménagé ? Elle habite à Paris, maintenant, dans les quartiers chics, je suis passé hier reboucher les trous. Elle se serait faite dégommer par l'huissier et le proprio. C'est assez courant, l'état des lieux devant huissier. Le proprio ne peut plus raconter n'importe quoi, ça protège le locataire. Et il y a de quoi être méfiant avec ce propriétaire. Tu te souviens, je t'avais raconté, elle avait, à son arrivée, repoussé les avances de ce sale type, bien lourdingue. S'il t'emmerde, dis-lui que tu envoies à sa femme les sms de harcèlement qu'il t'écrivait, elle a tout conservé. Un vai connard. Tu sais, il possède tout l'immeuble, à son arrivée, il lui avait présenté les autres locataires par ce qu'ils faisaient dans la vie : celui-ci travaille à la télévision, un tel au ministère de la Culture, et ainsi de suite... C'est bien pour ma fille, ce déménagement, ça l'éloigne de certaines personnes peu fréquentables. Je me fous qu'elle fume des pétards à 15 ans, je n'ai pas de leçons à donner dans ce domaine. Mais ce sont des gamins coincés dans leur banlieue, qui n'en sortiront jamais, qui tirent les autres vers le bas... Elle sera dans l'école publique, à Paris, elle connaîtra d'autres personnes. Elle veut travailler dans la mode, qu'est-ce que tu veux... Elle se fera d'autres réseaux, ça marche comme ça, et comme tout se passe ici... Elle a fait son stage de troisième au journal, elle était ravie. J'ai eu beau lui dire combien ce milieu était médiocre, que c'était l'un des secteurs les plus polluants de la planète, celui qui contribue le plus à la destruction de l'environnement, mais ça la fascine et c'est ce qu'elle veut faire... Sa soeur aussi, je l'avais prévenue. T'es pas capable de te débrouiller toute seule, tu n'ouvres jamais un livre, tu ne t'intéresses à rien, la journée sur ton portable avec tes conneries, résultat, elle est venue pleurer l'autre jour parce qu'elle n'a plus de couverture sociale. L'an dernier après le bac, elle n'a rien foutu, il y a eu le confinement, elle a rencontré son copain, dont le père est dans l'immobilier, s'est installé chez lui, enfin, chez sa mère, tous deux projettent de faire du fric dans ce secteur, du jour au lendemain, elle s'est inscrite à une formation, un truc bidon par correspondance, comme s'il était nécessaire de suivre des cours pour vendre des appartements, n'importe quel guignol peut faire ça, c'est comme taxi, ou VTC maintenant, tu te laisses guider par ton appli, ton gps, il suffit de savoir passer la première, fermer sa gueule, bosser 70 heures par semaine pour un smic et payer soi-même ses charges... Bref, la mutuelle ne reconnait pas le pseudo-centre de formation, et n'accorde pas à ma fille le statut d'étudiant, je l'avais prévenue, elle n'a rien voulu écouter, j'étais un emmerdeur, je lui ai dit de se débrouiller toute seule désormais, d'appeler la sécu, t'as un téléphone, non ?, eh bien il sert aussi à ça, à ce genre de démarches à la con, et je lui ai conseillé au passage de foutre la paix à sa mère, elle l'a appelée en pleurnichant, en disant que j'étais dur et injuste avec elle. Je pense qu'elle commence à comprendre qu'elle en aura vite fait le tour, l'immobilier, qu'une fois qu'elle aura du blé, si elle y arrive, elle s'apercevra avoir rempli sa vie avec du vent. Elle se met à lire, m'a parlé de Camus, dont elle a lu La peste, mais comme tout le monde depuis le Covid, c'est trop tard, je ne veux plus rien savoir, elle est adulte, je lui ai dit A 20 ans, j'avais quitté mes parents, j'étais autonome, je ne leur ai jamais plus demandé quoi que ce soit... Aujourd'hui, je ne sais pas ce qu'ils ont dans la tête, les gens de son âge. Fasciné par ce qui brille et ça s'arrête là. Pas de prise de tête. Comme les livres, faut pas que ce soit trop long. Tu en connais toi, des jeunes qui lisent ? Des lecteurs, en général ? La littérature ne sert à rien, c'est une occupation, tout au plus, un signe de reconnaissance au sein de petites coteries, parisiennes le plus souvent, mais, même ça... Aujourd'hui, j'ai l'impression qu'il suffit de dire, Je connais, J'ai aimé, C'est super, pas besoin d'argumenter, de développer. J'aime, j'aime pas, comme sur Facebook, on lève le pouce. Tu vois qui est Anne Imhof ? On a fait un papier sur elle au journal. Les gens sont en extase. J'adore ! Le redac' chef est rentré du Palais de Tokyo en disant C'est la plus grande expo que j'ai vue de ma vie ! Certes, mais encore ? Elle fait l'unanimité, l'événement, mais personne n'est capable de me dire en quoi c'est innovant, ce que signifient ces drônes qu'elle met en scène. Les plus fins nous disent que ça reflète notre monde, la surveillance, la violence du libéralisme, mais pourquoi alors faire sponsoriser sa carte blanche au Palais de Tokyo par Burberry ? Ne sait-on pas que sa compagne, elle-même artiste, est l'égérie de Balenciaga ? La subversion au service du plan, encore une fois. On a atteint le stade ultime de ce que diagnostiquait Debord. Au journal, j'en vois passer des stagiaires, rien dans le crâne, aucune culture. Il y a bien une fille, 25 ans, qui est assez cinéphile, qui aime Antonioni, les films en noir et blanc, et à côté de ça, elle passe son temps à s'acheter des pompes, à flasher sur les baskets, les marques, je lui ai dit qu'elle était assez unique en son genre avec ses références culturelles, mais que je ne voyais pas la cohérence entre Antonioni et des sneakers... C'est comme les femmes avec qui j'entre en contact sur les applis. Plus conventionnelles les unes que les autres. Beaucoup cherchent un homme drôle. Faut être un clown pour vous séduire ? Raconter des blagues ? J'aime bien me marrer, mais faut avouer que la situation ne prête pas vraiment à rire. Je ne cherche que des femmes de mon âge. J'imagine que si je cherchais à baiser, à rencontrer des filles plus jeunes, je pourrais passer mon temps à ça. J'ai un copain, un vrai queutard, il chope tout ce qui bouge. Mais les femmes dans la cinquantaine, pour beaucoup, elles cherchent un homme ayant une bonne situation, un certain confort. C'est rédhibitoire pour moi, ce genre de rêves. Comment peut-on mettre ça en avant, frontalement ? Et certaines posent sur leur lieu de vacances, sur une plage paradisique, au bord d'une piscine de luxe, sur un yacht... Je zappe. Pour d'autres, Mes enfants sont ma priorité, pareil, je passe, je n'ai pas quitté ma famille pour m'en taper une nouvelle, constituée par d'autres qui plus est. J'ai mis sur mon profil que j'avais l'intention de me barrer d'ici, descendre dans le sud, m'installer dans un village, créer une galerie, faire ça à deux, vivre un peu à l'aventure. Moi, je rêve de ça, un peu roots, tu vois, à bivouaquer au bord d'une rivière, à improviser, mais avec une CB dans la poche en cas de coup dur, d'imprévus, j'assume la contradiction. Je me rends compte que j'ai pris un risque énorme en quittant ma femme à plus de 50 ans. Et ce que je vis depuis deux ans, c'est l'expérience de la solitude la plus complète. Je noircis l'écran dès le matin, seul dans ma chambre de bonne, je me demande pourquoi j'écris, pour qui, si ce n'est pour moi... Une bonne situation, tu te rends compte ? Ce désir de sécurité, ça rejoint ce dont on nous bassine à longueur de journée, à coup de sondages, l'insécurité, préoccupation principale des Français... J'étais l'autre jour à la manif contre l'extrême-droite, tu veux voir les photos ?, je les ai tous vus, les figures des Insoumis, mais pas un socialiste, ou un communiste, un vert, c'est vrai qu'ils ne peuvent être partout, quand on défile à côté des flics, on choisit clairement son camp. L'ordre, que rien ne change. On ne réfléchit plus qu'avec nos émotions, elles-mêmes dictées par les médias, les réseaux sociaux, ce qui fait le buzz. Il n'y a plus personne, aucun intellectuel en France, pour mettre en parallèle par exemple la petite claque que se prend Macron, filmée sous tous les angles, et les personnes éborgnées et mutilées par les forces de l'ordre, comme on dit, dont on veut censurer les images. Quand la seule pensée officielle, médiatique, est celle de gens comme Luc Ferry, philosophe de pacotille et ancien ministre, qui appelle à tirer à balles réelles sur la foule désespérée et en colère, ou Enthoven, cet escroc, sorte de Dick Rivers de la philosophie, qui déclare tranquille qu'en cas de deuxième tour Le Pen-Mélenchon, il votera Le Pen sans hésitation, mais attention, à 19h59, c'est ça son principal argument, au dernier moment, un alibi qui reflète sa sclérose intellectuelle, plutôt Trump que Chavez, mais il carbure à quoi, ce pauvre homme ? Comme lui, d'autres intellectuels médiatiques attendent l'arrivée de l'extrême-droite, qu'on n'appelle plus comme ça, tu as remarqué, à force de la banaliser, la normaliser, ils sont prêts à se mettre à son service, à collaborer, ne s'en cachent plus, ils savent bien que ce parti garantira les intérêts de la classe à laquelle ils appartiennent, qu'il n'a jamais été proche du peuple, contrairement à ce que l'héritière prétend, que son programme est nul, qu'il se résume à Les Arabes, dehors !, qu'ils continueront la même politique de destruction de ce que l'on nommait hier encore le tissu social... Tiens, tu as vu, Fayard, du groupe Hachette, les marchands de canons, qui publie une édition de luxe de Mein Kampf, traduction sur plus de dix ans assurée par un type qui a traduit Freud, Günther Grasss, Zweig... Guère étonnant que cet événement éditorial survienne aujourd'hui. Quand des chefs-d'œuvres de la littérature allemande n'ont jamais été traduits, et ne le seront jamais, on décide de consacrer 10 ans à l'édition de cette saloperie, certes commentée, c'est là aussi l'alibi principal, c'est la moindre des choses pour un truc vendu à 100 euros ! Entre ça et les récentes tribunes des généraux, la démission fracassante du chef-d'état major annoncée comme un symbole pour le 14 juillet, je ne vois pas comment cette guerre des classes larvée ne va pas se transformer en véritable guerre civile... Tu te souviens du film de Nanni Moretti, Bianca, le personnage travaillait dans une école baptisée Marilyn Monroe, les salles de classes étaient ornées de portraits d'acteurs hollywoodiens, évidemment un clin d'œil de cinéphile, mais aussi une réflexion sur les références culturelles de nos sociétés, la sous-culture, l'abrutissement généralisé, en marche, un peu comme ce que faisait Groland par la suite, et aujourd'hui, à Paris, tu as entendu ça ?, Hidalgo et Bachelot s'apprêtant à inaugurer une esplanade Johnny Hallyday devant le Palais omnisport de Bercy, à deux pas du ministère des Finances, un bras d'honneur à l'Etat de la part de la classe dirigeante, ce pitoyable chanteur belge étant l'un des plus grands fraudeurs et exilés fiscaux... Ma femme est allée l'autre jour au restaurant avec son nouveau compagnon, depuis le temps qu'on attendait ça, hein, ils passent commande et choisissent un petit vin du Lubéron à la carte, enfin, à la carte, il y avait sur la table un code QR que les clients lisent avec leur smartphone pour avoir accès à la carte, plus de carte papier, normes sanitaires obligent, tu vois où on en est, et lorsqu'elle s'apprête à goûter le vin, aucune saveur, c'est même dégueulasse, elle se sert un verre d'eau pour faire passer, même goût, elle en parle avec son mec, qui boit à son tour, même réaction, c'est imbuvable, l'eau comme le vin, ils appellent le serveur et demandent d'autres verres, le type s'excuse, c'est dû au produit anti-Covid qu'ils mettent dans leur lave-vaisselle, ils avaient arrêté car des clients se plaignaient, mais ils ont été rappelés à l'ordre, c'est obligatoire, le garçon a promis d'essayer de négocier pour réduire la dose, en fait de protection sanitaire, tu ne profites de rien, tu perds le goût des choses, autant avoir le virus, non ? Tu vas te faire vacciner, toi ? Ce qui m'effraie, ce sont tous ces gens qui se précipitent dans les vaccinodromes comme du bétail, s'injectent des produits expérimentaux pour pouvoir partir en vacances, se sentir libres, libres de faire comme tout le monde, brandissant leur pass sanitaire... Ils n'ont pas compris qu'il n'y aura pas de retour en arrière, que l'on sera, pour tout, bipés comme un vulgaire produit à la caisse du supermarché ? Comment se tenir à l'écart de tout ça, ne pas participer au plan, tu fais comment, toi ?
Merci
RépondreSupprimerC’est impossible de se tenir à l’écart !
Le piège c’est refermé et sans rien voir venir !
Ont va plus rigoler du tout et pardon de le dire
J’en ai marre d’entendre qu’il faut être optimiste et acheter une voiture électrique
Écologie planète climat révolte réfugiées climatiques
La roue tourne
La France c’est aussi et beaucoup de chanteurs belges et pardon pour les belges
Cordialement
Le Dick Rivers de la philosophie, c'est tout à fait ca (désolé pour la cédille, clavier espagnol). On pourrait dire qu'Onfray serait alors une sorte de Maurice Chevalier, entre le comique troupier et prêt à cohabiter avec l'occupant.
RépondreSupprimerD'ailleurs les ronds de serviette se distribuent à la pelle.
Quant aux jeunes, n'exagérons rien, y'en a qui lisent même dans le métro.
Abrazo desde el otro lado.
Julio