samedi 19 juin 2021

Le naufragé

 

Jock Carroll

Trois jeunes hommes se rencontrent à Salzbourg. Pianistes venus suivre un cours dispensé par Horowitz, ils se lient d'amitié. L'un d'eux se nomme Glenn Gould. Les deux autres, anéantis par le génie du premier, abandonneront la musique. Wertheimer, surnommé par Gould Le sombreur, se lancera dans les sciences humaines, la folie et le suicide. Le narrateur quant à lui, seul rescapé, fait dans la philosophie et s'embourbe des années durant dans un essai sur Gould...

 

Trois jours seulement après que Wertheimer se fut pendu, je m'étais avisé du fait qu'il était mort à cinquante et un an comme Glenn. Quand nous avons franchi le cap de la cinquantième année, nous nous trouvons vulgaires et veules, pensais-je, et la question est alors de savoir combien de temps nous pourrons résister dans cet état. Beaucoup se suicident dans leur cinquante et unième année, pensai-je. Beaucoup dans leur cinquante-deuxième année mais plus encore dans leur cinquante et unième. Peu importe qu'ils se suicident dans leur cinquante et unième année ou qu'ils meurent dans leur cinquante et unième année de mort naturelle, comme on dit, peu importe qu'ils meurent comme Glenn ou qu'ils meurent comme Wertheimer. Très souvent, la cause en est la honte que, passé cinquante ans, le quinquagénaire éprouve, précisément pour avoir franchi cette limite. Car cinquante ans, c'est amplement suffisant, pensai-je. Nous tombons dans la vulgarité quand nous passons la cinquantaine et continuons néanmoins à vivre, à exister. Nous sommes assez lâches pour aller jusqu'à la limite, pensai-je, et nous devenons doublement lamentables une fois que nous avons franchi le cap des cinquante ans. A présent, c'est moi qui me couvre de honte, pensai-je. J'enviais les morts. Pendant un instant, je les détestai à cause de leur supériorité.

 

Thomas Bernhard, Le Naufragé,
trad. Bernard Kreiss, Gallimard.

 

 

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