mercredi 10 mars 2021

Complications, variations et improvisations

Charlene Holt



– Avec ces gambettes, tu pourrais jouer dans une pub Dim.

Il en existe une pour les poils aux pattes ? 

Pour les jambes fines, galbées et satinées !

Mouais... A la rigueur, je pourrais me faire bientôt embaucher dans une pub pour les bas de contention... 

Tu es devenu trop maigre ! Il va falloir te replumer...

...C'est ça ou je me fais déplumer ? Qu'est-ce que c'est que ces sous-entendus sexistes ?

Dit-on également déplumer pour une couette trouée qui perd ses plumes ?

Non, on dit vulgairement qu'elle est foutue.

Pas tant que ça ! Viens vite t'y réchauffer !

Je ne sais pas si, ici, la préposition y est la plus appropriée...

Comment faudrait-il dire alors ? Viens te réchauffer en-dessous ? sous elle ? C'est peu élégant...

Je ne sais pas, à vrai dire, il est un peu tard pour ce genre de considérations syntaxiques... Après tout, sous une couette, seul compte le langage des corps. 

Alors que fais-tu avec ton ordinateur ? 

Je voulais te lire un bout de texte.

Le texte sur Bach dont tu m'as parlé ?

Ah oui, il y a ça aussi. Mais c'est dans un livre. Celui-ci est également un livre, mais aussi dans l'ordi — mon propre exemplaire est quelque part dans un carton...

Je ne suis pas sûre de bien te suivre...

Je n'ai pourtant pas bougé du lit... Tiens, écoute — j'ai trouvé ça sur lundi matin

On était assis là à attendre et à fixer le vide comme un condamné dans sa cellule, emmuré, enchaîné dans cette attente interminable, absurde et sans force, et nos compagnons de prison, à droite et à gauche, interrogeaient et conseillaient et bavardaient, comme si un seul d’entre nous savait ou pouvait savoir ce qu’on nous réservait. Et le téléphone sonnait, un ami demandait ce que je pensais. Il y avait le journal et il ne faisait que nous embrouiller un peu plus. Il y avait la radio et chaque langue contredisait l’autre. On descendait dans la rue et le premier que je rencontrais me demandait mon avis, à moi qui n’en savais pas plus que lui, voulait savoir si nous aurions la guerre ou non. Et l’on interrogeait à son tour, en proie soi-même à cette agitation, et on parlait et on bavardait et on discutait, bien qu’on sût parfaitement que tout le savoir, toute l’expérience, toute la prévoyance qu’on avait accumulées, qu’on avait appris à acquérir, n’avaient aucune valeur au regard de la décision prise par cette dizaine d’inconnus, que pour la seconde fois en vingt-cinq ans on se retrouvait impuissant et sans volonté face au destin et que vos pensées cognaient désespérément contre les temps douloureuses. 

Qu'est-ce que c'est ?

Un extrait d'un livre, lu il y a des années.

Mais j'ai l'impression que ça parle d'aujourd'hui. Qu'est-ce que c'est ?

Le Monde d’hier

Comment ça ? 

C'est un texte des années 1930. Les souvenirs d'un Européen.

Ça commence à me dire quelque chose... Dis !

Je ne fais que ça : Le Monde d’hier, Souvenirs d'un Européen.

Stefan Zweig ?

Exact. Texte publié en 1943 mais que Zweig entreprend de rédiger quand il commence à se dire que ça sent mauvais et décide, peu avant l'arrivée de ce cher Adolf, de se tirer au Brésil. Il envoie le manuscrit à son éditeur en 1942, quelques jours avant son suicide, la veille il me semble bien...

Je ne l'ai jamais lu, mais je m'en souviens parfaitement. 

Qu'est-ce que tu racontes ?!

Tu m'en as parlé peu après notre rencontre. 

Ah oui ?...  

Tu m'as très rapidement parlé aussi de Cioran, de Dagerman, de Céline, que des auteurs pas très... 

Baisants ?

Ça, je ne sais pas... 

Baisants, dans le sens d'aimable. Comme Deneuve.  

Catherine Deneuve ? Qu'est-ce qu'elle vient faire là ?

Elle n'est pas très baisante, paraît-il.

Je te prierai de rester poli avec Catherine.

Tu sais, c'est ce type, taxi 35 ans durant, qui m'a raconté avoir monté ton idole à plusieurs reprises...

Il serait pas un peu mythomane, ton copain ? Comme Giscard qui prétendait s'être tapé Lady D...

Monter, dans le jargon des taxis. Faire une course. On monte un client. Rien de sexuel. A de rares exceptions, bien entendu...

Et donc, Catherine, elle n'est pas aimable ?

Paraît... Contrairement à sa fille, m'a-t-il dit. 

Chiara ?

Tu lui en connais d'autres ? 

Non. C'est vrai qu'elle est très sympa, Chiara, que j'ai fréquentée, avec toute la bande,  Melvil Poupaud, Matthieu Demy...

Ça y est ? Tu as fini ton petit numéro de name dropping ?

Un autre monde... 

Fini...

On a certainement dit la même chose du monde décrit par Zweig, et regarde, aujourd'hui... 

Tu veux que je te lise le texte sur Bach ?

Je sens qu'on ne va pas s'amuser davantage...

Détrompe-toi.

C'est une sotie.

Une quoi ?

Un petit texte léger, critique, ou ironique. Pour 6 euros, j'ai non seulement appris que Bach pouvait piquer la musique des autres, même la plus médiocre, s'en inspirer s'il y trouvait quelque chose de novateur, qu'il pouvait se montrer extrêmement sévère et exigeant avec ses propres enfants mais qu'il était profondément indulgent avec les autres. Ecoute ce passage

On reprocha à Bach, lorsque celui-ci fut de retour à Arnstadt, d'avoir abandonné ainsi ses fonctions...
Parenthèse : Bach avait pris un congé de quatre semaines pour se rendre à Lübeck afin d'y rencontrer Dietrich Buxtehude, qui était alors un compositeur de renom, une sorte de gourou, et qui préparait sa succession, tu sais tout ça...

Non...

Peu importe, tu liras ce livre. Toujours est-il que, subjugué par Buxtehude, les quatre semaines deviennent quatre mois et Bach n'a même pas idée d'envoyer ne serait-ce qu'un simple sms ou un message sur instagram pour prévenir les échevins qui l'emploient à Arnstadt qu'il a décidé de prolonger son séjour à Lübeck... Bref, je reprends :

On reprocha à Bach, lorsque celui-ci fut de retour à Arnstadt, d'avoir abandonné ainsi ses fonctions et de ne pas avoir donné de nouvelles, depuis Lübeck, que plusieurs semaines après son départ. Les rapports du consistoire, conservés—ainsi que les réponses qu'il y dut faire pour s'en expliquer—, contiennent maintes informations de détail sur les nombreux autres griefs qu'on lui faisait dans cette ville, qu'il quitta finalement en juin 1707. On l'avait par exemple aperçu à la taverne pendnat le prêche— ce qui laissait supposer que quittant l'orgue après le dernier accord du choral il descendait en douce l'escalier de la tribune pendant que le pasteur montait en chaire et qu'il remontait tout aussi secrètement juste avant la descente de chaire de celui-ci— pour reprendre le service d'orgue à temps, au point final du sermon. On lui reproche également de perdre les fidèles dans le chorals, par des complications et variations, et improvisations, qui leurrent les oreilles moins averties en leur masquant sous des proliférations de lignes parallèles, secondaires, elles-mêmes parfois ramifiées à leur tour, la structuration simple, le soubassement premier de la musique jouée par le chant...
J'imagine le massif Bach descendre en vitesse son escalier pour aller s'enfiler une mousse ou deux avant de revenir, un peu ébréché, improviser des lignes parallèles et autres ramifications...

– Un génie ! Cioran, qui n'était pas le dernier au moment de lever son verre, avait raison lorsqu'il prétendait que Dieu devait beaucoup à Bach...


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