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Fabio Furlotti |
Je hais tout ce qui affirme, ce qui nie et précise les formes. Il faut rendre au néant ce qui lui appartient.
Jean Raine, Le temps du verbe, L'Echoppe, 1992
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Fabio Furlotti |
Je hais tout ce qui affirme, ce qui nie et précise les formes. Il faut rendre au néant ce qui lui appartient.
Jean Raine, Le temps du verbe, L'Echoppe, 1992
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Gilles D'Elia |
Dans mille ans il ne restera plus rien
de tout ce qu’on aura écrit en ce siècle.
On lira des phrases isolées, des traces
de femmes perdues,
des fragments d’enfants immobiles,
tes yeux lents et verts
simplement ne seront plus.
Ce sera comme l’Anthologie Grecque,
plus distant encore,
comme une plage en hiver
pour un autre étonnement et une autre indifférence.
Roberto Bolaño, Poèmes,
trad. Jean-Marie Saint-Lu et Robert Amutio
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Toni Schneiders |
aujourd'hui sur ta tombe cher paps
j'aimerais te dire comme
les jeunes filles deviennent belles
et comme leurs jupes sont courtes
comme leurs nichons grossissenttu aimais tant voir ça cher paps
tu les regardais de tes yeux bons
le sourire calme du vieil hommetu aimais tant parler cher paps
d'une paire de nichons fermes ballons
que tu aurais aussi encore une fois
asticotés comme un coquin cher papsc'est ça que sur ta tombe j'aimerais te dire
comme elles étaient belles cet été
comme avec tes yeux pleins d'amour
je regardais leurs jupes si courtes
leurs jeans moulantstu ne pouvais pas les regarder
je sais que mams te l'interdisait
tu détournais ton bon regard
tes doux yeux bruns
de chien trop bravec'est pourquoi aujourd'hui je raconte ça
avec un sourire un peu mélancolique
sur ta tombe
Louis Paul Boon, Le cauchemar de l'an deux mille,
trad. P. Franck, éd. Angle mort, 2023
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Steve McCurry |
ainsi je finirai comme ça
à me sentir tout doucement vieillard
une fleur un poème sur les lèvres
à continuer de bricoler encore
la pollution de l'air et ainsi de suiteainsi je finirai comme ça
un vieillard propre
comme notre chien qui ne pouvait plus
faire ses besoins à l'intérieur et a fini
sourd comme un pot et ainsi de suiteainsi je finirai comme ça
à raconter d'une voix rauque
à mon petit-fils le bon vieux temps
la révolution que nous voulions alors
la république soviétique des flandres et ainsi de suiteainsi je finirai comme ça
à m'enquérir de mes lunettes
et à chercher ma canne
pour m'appuyer dessus et ainsi de suite
Louis Paul Boon, Le cauchemar de l'an deux mille,
trad. P. Franck, éd. Angle mort, 2023
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Henri Cartier-Bresson |
Asseyons-nous ici. D'ici on voit davantage de ciel. Comme elle est consolante, l'immensité de cette profondeur étoilée. En la contempant, la vie fait moins mal ; sur notre visage, tout échauffé par la vie, passe un souffle léger, comme le signe d'un frêle éventail.
Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité,
trad. Françoise Laye, Bourgois.
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Tore Johnson |
Dans les premières pages de son réjouissant essai, sobrement intitulé Hemingway, Laurent Jullier note :
...les histoires d’Hemingway finissent mal. Pire encore, elles ne sont au service d’aucune religion, d’aucune noble cause, d’aucun idéal élevé. Là-haut, tout là-haut, il n’y a rien. Nada. « Nada, y pues nada y nada y pues nada », comme le martèle un de ses personnages. Rien, et puis rien et rien et puis rien.Dans cette logique, nous sommes faits de molécules organiques qui finissent toujours par se désassembler au bout de quelques années passées à collaborer. Et tout le reste est fiction, images et consolation. Inutile, pourtant, d’en faire une maladie, ou d’y voir un prétexte à devenir amer et cynique, puisqu’existe un moyen d’affronter cette logique avec calme et dignité. Il consiste à se livrer à des activités qui ne séparent pas la tête des jambes.Italo Calvino l’avait deviné : « Le héros d’Hemingway veut s’identifier aux actions qu’il accomplit, pour échapper au sentiment de vanité de tout, de désespoir, de défaite et de mort. » Hemingway lui-même avait trouvé quelques-unes de ces actions, qui fonctionnaient à condition d’être bien exécutées, c’est-à-dire avec la tête à ce qu’on fait : pêcher, chasser, boire, faire l’amour et, surtout, quelque chose d’encore mieux, de fabuleux et d’imparable, qui est la clé de l’émerveillement de Duras, mais qui ne peut pas être dit tout de suite.Il faut d’abord préparer le terrain.Et en premier lieu, se débarrasser du suicide. Surtout si l’on pense à ce qu’écrit la critique du New York Times à propos de la dernière biographie en date d’Hemingway : au bout de sept cents pages de détails, on a vraiment envie qu’il l’empoigne, son satané fusil !
D’ailleurs, les deux sont liés – les choses qu’on fait bien, et le suicide.
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Jean Marquis |
Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; elle s’est faite maintenant son propre spectacle. Elle est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre.
Walter Benjamin,
L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique,1936
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Otto Haeckel |
LA VILLE SE CACHAIT
La ville se cachait comme un port en exil
Une rumeur échouée à l’intérieur des terres
Qui oubliait la mer
La ville se gonflait de sa chanson futile
Que restait-il ?
Se souvenir n’est pas facile
Les femmes arrangeaient leurs guirlandes
Coquetteries d’anges louches aux balcons de dentelles
Aux jupons en nacelles
Les femmes ébruitaient leurs légendes
Qui tenait les chandelles ?
Se souvenir parfois vous ensorcelle
Des galoches sonnaient un dru refrain d’Irlande
Des fados de Portugal
Vous serraient la gorge
Comme une écharpe soyeuse
Prise dans la roue implacable du destin
Des tangos, des femmes fatales,
Plus ou moins
Jouaient leur partition de corrida
Et Le Temps des cerises,
- Juste le premier couplet,
Bien saignant s’il vous plaît !-
Redressait les cœurs
D’autres gourmandises
Agitaient leurs grelots :
Hidalgos, femmes frugales,
Plus ou moins
Des danseuses sans taille, des lianes, des fusains
Même les lourds, les ours, les balourds
Laissaient traîner
Des grâces d’elfes dans leurs mains
La ville, comme un phoque essoufflé, roulait sur son dos
« Plaisir d’offrir, joie de recevoir,
À toi d’ouvrir, à toi de voir ! »
Se souvenir, est-ce un cadeau ?
Des fantômes se perchaient sur le dos des nouveaux venus
Certains se camouflaient, d’autres restaient nus
Qu’une ville appareille, ça ne s’est jamais vu
Il n’y a plus d’inconnus
Au bal des revenus
Qu’une ville appareille
On ne l’oublierait plus
Se souvenir…
À force de mémoire, on ne reviendra plus
PLEIN SUD
Et puis j’irai plein SUD
le soleil brisera
mon ombre malhabile
et le vent dénouera
mes muscles fatigués
Je serai dénudé
comme un oiseau malade
mais si tranquille enfin
Une pierre posée
dans le milieu des sables
une pierre nichée
dont les dunes un peu rêches
mais sans haine et sans hâte
ne garderont qu’un grain
Puis je ferai mon tour
sans avoir froid ni faim
ni le manque de celles
qui m’ont toujours manqué
Roulant mon tour de terre
je pourrai me laver
me déprendre des peines
et de mes mauvais sangs
Dans le tamis du vent
je serai chanson douce
rime tendre qui crisse
fantôme minuscule
sans remord ni regret
insouciant inutile
et plus triste jamais
HÔTEL DU PORT
La pierre
Contre la mer
L’homme
Aux pieds de l’hiver
Et face contre mer
Tandis qu’au bout du quai
Roule la rouge chanson d’un accordéon
Les yeux fermés d’un homme au bras d’une pendue
Le cri d’un oiseau mort
Qu’ils n’ont pas entendu
Et la grève au ressac près des villes endormies
Hôtel du port
Entre les mâts des grues
L'ami Jérôme Soufflet, comédien et auteur, vient de publier ce bien nommé recueil aux toutes nouvelles éditions Les Grands singes (tiens...), fondées par Jérôme Pauchard, lequel s'associe pour la circonstance à Gustavo Bocaz et son Escalier-Espace d'art.
Quatre autres titres accompagnent la naissance de la maison, invitée au Marché de la poésie, stand 620, Place Saint-Sulpice (Paris), jusqu'à dimanche prochain. Des lectures s'y tiennent, me dit-on.
Une rencontre-lecture avec les cinq auteurs publiés – Valeria Varas, Frédéric Pagès, Miguel Espejo, Jérôme Karoly et Jérôme Soufflet – est également programmée vendredi 27 juin, à 19h00, chez Gustavo Bocaz : Escalier-Espace d'Art - 104-106, rue Edouard Vaillant, 93100 Montreuil. A priori, on y sera, c'est à deux pas de chez ma mère.
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Marion Kalter |
Toujours
j'ai essayé
à l'instar de l'ange sans ailes
González
de remettre au lendemain
tout ce que j'aurais pu
ne pas faire la veilleReste tranquille
disait-il.
Puisse demain
rester toujours demainQuelque chose
comme ça.
Je crois
y être parfois parvenu,
je n'en suis pas peu fier.
charles brun, quelque chose comme ça
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Joan Colom |
Elle pensait que
Johan Cruyff
était un de ces professeurs
de désespoir que j'aimais citer
venu le soir entre deux
verres d'un trop vert pinard
un type du nord
du genre Kierkegaard.Je dus alors me lancer
sans élan ni élégance
dans des histoires sans fin
sur cet autre fils
d'une femme de ménage
le football total
Amsterdam et Pandora
la guerre de Troie
comprenne qui pourra.Elle repensait à cet ancien instituteur
déclamant fièrement
Tous les matins
je me remets
en bouche un poème
pour faire travailler la mémoire
les pieds
et la langue
après s'être s'emporté
contre
les trottinettes sur les trottoirs
les mômes sur les écrans
les drones traquant
civils
hommes
femmes
et enfants
le naufrage de nos dirigeants
l'imposture de toutes leurs positions
la bêtise des oppositions.Et me voici
dans le ventre de cette
nuit de perdition
cher Roger Wolfe
passant tes vers
d'enfant de Westerham, Kent
écrits dans ta langue d'adoption
apprise à Alicante
pour moi maternelle
dans ma propre langue
d'adoption
titubant en me relevant
butant l'adaptation
devant un verre
à moitié vide.J'observe du coin de l'œil
sur la table la bouteille
ouverte après l'appel
de ma mère
décrépite par les ménages
qui s'étonne au téléphone
dans son mélange de langues
qu'une blouse blanche
lui parle de
ses quatre vingt huit ans
quatre vingt sept
elle insiste
oubliant encore
ses deux dates de naissance.Bientôt l'heure du réveil
seul je sèche
à faire tenir
droit
un poème
dit de réalisme sale
que personne n'attend
et
trouve sur la toile
les images en mouvement
en couleur puis en
noir et blanc
sous tous les angles
de la fameuse
volée
du Hollandais volant
un soir de mille neuf cent
soixante-quatorze
sous le ciel catalan.Nous avons tous
disait je crois
un poète chilien
mort à Barcelone
Nous avons tous
un ancien amour
à évoquer
lorsque nous n'avons plus
rien à dire
et que l'aube pointe son nez.
charles brun, hommage à la catalogne
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Babette Mangolte |
J’apprends à l'instant que la vénérable BBC propose aux aspirants romanciers une masterclass animée par Agatha Christie – tout au moins son ménechme de synthèse. La reine du roman policier dispense désormais ses ficelles à tout un chacun, moyennant la rondelette somme de 79 livres (pounds), pour construire un récit, opérer des retournements de situation, installer et maintenir le suspense, etc. Rassurons-nous, tous ces conseils restitués par synthèse vocale sont recréés à partir des propres mots de la romancière tirés de ses écrits, lettres et entretiens, compilés par des spécialistes de la dame et validés par ses ayant-droits. L’objectif de cet atelier d’écriture nommé BBC Maestro, et qui réunit également quelques pointures vivantes, est de « démocratiser le savoir ». Louable entreprise. Qui promet, en sous-texte, de prolonger l’influence des grands noms de l’écriture sous forme de directeurs d’ateliers virtuels. On songe à nos auteurs favoris qui, chez nous, animent des ateliers d’écriture, par exemple ceux que sponsorise le quotidien de Xavier Niel ou la maison Gallimard. Imaginer qu’un David Foenkinos, une Marie Darrieussecq ou un Eric-Emmanuel Schmitt sont appelés à sévir des décades après leur mort n’est pas pour me déplaire.
Il y a un peu moins d’un an, une étude consacrée à la poésie et l’IA fut publiée par la revue Scientific report. Après avoir rassemblé les poèmes de dix auteurs, de Shakespeare à Lord Byron, en passant par Emily Dickinson et Sylvia Plath, les chercheurs à l’origine de la chose ont ensuite généré via l’IA cinq poèmes à la manière de ces grands noms de la poésie. Il fut ensuite demandé à un panel de 1 634 personnes, non expertes en lyrisme, de comparer les poèmes originaux et les poèmes rédigés par la machine. Personne ou presque n’a pu faire la différence. Encore mieux, pour la plupart de ces lecteurs, les poèmes écrits par l’IA étaient signés par de véritables auteurs en raison de leur beauté, leur originalité et les émotions suscitées. Conclusion des scientifiques : « Les poèmes générés par IA, comme les peintures ou les visages, sont maintenant plus humains que les humains, et les lecteurs de poésie non experts préfèrent la poésie générée par intelligence artificielle parce qu’elle est plus accessible, et qu’elle communique des émotions, des idées et des thèmes de façon plus directe et dans un langage facile à comprendre ». On ne peut être plus clair.
Je viens de jeter un œil à ce que la toile qualifie de générateurs de poésie. L'un d'eux permet de créer sans se creuser la tête des « poèmes d'amour touchants », un « haïku sur le printemps » ou encore un « poème acrostiche nommé ». On peut également choisir la longueur du texte ainsi que la langue de la création. Du haut de ma bêtise naturelle, friand de toute nouvelle expérience, j'ai demandé à cette IA de m'écrire un poème à la manière de Bukowski. J'ai répété la même démarche auprès d'une autre IA. Ma joie est immense. Le résultat est bluffant. Faisons un jeu. Je copie ci-dessous les deux poèmes prétendument bukowskien. Et recopie la traduction d'un vrai texte de l'auteur de Women, chopée sur la toile — je n'ai pas de livres sous la main. Je mélange. Saurez-vous dire quel est le poème qu'a véritablement écrit l'ami Bukowski ?
la machine à écrire crache ses mots sales
comme un ivrogne qui vomit ses rêves,
les lettres se tordent sur le papier jauni,
c'est ma vie qui saigne en encre bon marché.
les bars sentent la bière et la sueur,
les femmes rient trop fort pour cacher leur peine,
je bois encore, je bois toujours,
pendant que le monde pourrit sous nos pieds.
la ville gronde comme un chien enragé,
les néons clignotent, éclairs de misère,
je marche dans la boue des trottoirs,
mes chaussures trouées pleurent de fatigue.
les amours passent comme des trains de nuit,
sifflant leur départ dans un brouillard de larmes,
je reste là, les mains vides,
à compter les étoiles qui meurent une à une.
le matin arrive avec sa gueule de bois,
le soleil me frappe comme une gifle,
je rallume une cigarette, je reprends la plume,
parce que même l'enfer a besoin de poètes.
et quand je mourrai, ce sera sans fanfare,
dans un lit sale, avec une bouteille vide,
mais les mots, ces putains de mots,
continueront à danser sur ma tombe.
***
tout va bien puisque je ne suis pas encore mort
et les rats s'activent entre les canettes de bière,
les sacs en papier s'emmêlent comme des petits chiens,
et ses photographies sont collées sur une peinture
à côté d'un Allemand mort et elle aussi est morte
et il m'a fallu 14 ans pour la connaître
et s'ils me donnent 14 années de plus
je la connaîtrai encore mieux...
ses photos collées sur le verre
ne bougent ni ne parlent ,
mais j'ai quand même un enregistrement de sa voix,
et elle parle certains soirs,
de nouveau elle-même
si réelle qu'elle rit
qu'elle dit les milliers de choses,
la seule chose que j'ai toujours ignorée,
qui ne me quittera plus :
j'ai eu l'amour
et l'amour est mort ;
une photo et un morceau de scotch
ne sont pas grand-chose, ai-je appris sur le tard,
mais donnez-moi 14 jours ou 14 années,
je tuerai tout homme
qui osera toucher ou prendre
ce qui reste.
***
Dans le bruit des villes qui n’animent plus,
je marche,
les pieds usés, le cœur lourd,
les néons brûlants illuminent des visages hagards,
les ombres dansent sur le pavé
comme mes rêves oubliés.
Les bars crasseux,
odeur de cigarette et de regrets,
un verre de whisky pour chaque pensée volée,
les rires s’élèvent, ivres de douleur,
et moi, je me perds dans les histoires inachevées
des âmes égarées.
Les femmes,
elles ont ce regard,
à la fois lueur et abîme,
elles parlent de liberté,
mais se saisissent de cages dorées,
et moi, je les écoute,
captif de leurs murmures.
La nuit se déploie,
comme une couverture sur une table de poker,
les étoiles sur le tapis,
un mélange de rêve et de désespoir,
qui sait, peut-être que demain,
je trouverai la beauté dans l’ordinaire.
Mais pour l’instant,
je sors et je regarde,
les vies qui passent,
des histoires se tissent dans l’air,
des cris étouffés par le bruit de la ville,
et moi, je reste là,
un observateur,
épuisé,
un poète sans rime,
un cœur battant au rythme de la solitude.
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Gérard Castello Lopes |
18 septembre 1917
Tout déchirer.
Franz Kafka, Journal,
trad. Marthe Robert, Grasset
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Alfa Castaldi |
— Il y a à peine un an, c'était Anouk Aimée. Qui s'ajoutait à Pierre Barouh, Trintignant, Francis Lai...
— Lelouch avait l'air encore en forme quand on l'a croisé lundi...
— Son cinéma l'est un peu moins.
— On ne peut pas rester éternellement au sommet, inspiré... Mais je préfère voir un mauvais Lelouch qu'un bon Godard...
— Comme tu y vas.
— Je pense que Lelouch est un type bien moins tordu que l'était Godard.
— Mais pas moins mégalo...
— Tout créateur l'est, à un degré ou un autre...
— Certes...
— Dire qu'elle a bercé mon enfance…
— La mienne aussi.
— Ma grand-mère l'adorait.
— Enfants, nous chantions ses chansons à tue-tête en déjeunant devant Midi Première... J'ai encore en mémoire certaines paroles... Cette voix... Tu sais si elle chantait encore ?
— Ces dernières années, elle faisait plutôt la comédienne. Au théâtre, il me semble. Je l'ai un peu perdue de vue. Une chose est sûre, ça nous met un sacré coup de vieux, tous ces gens que l'on a aimés et qui partent les uns après les autres.
— Je ne veux pas imaginer le jour où ce sera le tour de Catherine...
— ...Ne parle pas de malheur ! Cela dit, sa mère est morte à presque 110 ans !
— Nous voilà comme deux vieux cons à évoquer nos morts, les larmes aux yeux...
— C'est vrai que je me sens parfois larguée. Quand il m'arrive de feuilletter un magazine, je suis perdue devant tous ces visages célèbres pour tous, inconnus pour moi.
— Aujourd'hui tout le monde est célèbre.
— N'exagérons rien.
— Jamais. Promis !
— Ne pas avoir la télé, ne pas regarder les séries, ne pas écouter les chanteurs et chanteuses d'aujourd'hui, ne pas aller voir les films dont tout le monde parle...
— ...Moi, ça me va très bien.
— Toi, tu n'aimes rien !
— Faux. Disons que la dernière comédie de l'influenceuse qui vend des shampoings à Dubaï ou la vie du rappeur devenu champion de MMA ne m'intéressent que modérément.
— Tu caricatures.
— Nos vies sont des caricatures.
— Quand même...
— Je ne t'interdis rien. Tu peux aller voir ce qui te plaît au cinéma. Ou que tu te sens obligée de voir. De même, tu peux lire le dernier Melissa Da Costa ou le prochain Foenkinos si ça te chante — je sais que tu ne le feras pas bien que ce soit certainement intéressant de le faire… Mais je peux, et tu peux également, faire le choix de ne pas le faire.
— On passe à côté de plein de choses...
— Détrompe-toi. Regarde : maintenant que nous avons cet écran généreusement offert par ton frère, nous allons voir un peu plus ce qui passe sur les chaînes regardables. Et emprunter des DVD de films récents à la médiathèque, visionner d'autres films que ton frère nous mettra sur une clé, comme nous l'avons fait l'autre soir avec l'épouvantable Planète des singes.
— Tu vois, tu n'aimes rien.
— Je te ferai remarquer que je suis resté jusqu'au bout. Ne me dis pas que tu as apprécié cette espèce de jeu vidéo à grand spectacle numérique pour ados attardés...
— Non, je n'ai pas aimé ça, mais j'étais contente de le voir.
— Ça t'a soulagée ?
— De le voir ?...
— Oui.
— Oui, parce que ça fait plus d'un mois que mon frère nous l'a passé...
— Tu avais peur de le froisser si nous ne le regardions pas ? Ou que nous passions pour des ringards ?
— Les deux, je crois.
— Tu as désormais un avis autorisé de spectatrice avisée. Tu dois te sentir libérée.
— Tu te moques... Par snobisme…
— Pas du tout. D'ailleurs, pas plus tard que lundi, ne sommes-nous pas allés voir en projection de presse, chez l'ami Lelouch, le film de cet acteur qui est partout et dont tout le monde parle ?
— Le nouveau Luchini…
— Tu trouves ?
— Pas dans le jeu, mais dans le sens où cet acteur est devenu son propre personnage.
— Oui… Et puis, tous deux sont montés sur des ressorts, sont de vrais jacasseurs, voire jaseurs… Mais à la différence de Luchini qui cite de long en large ses auteurs favoris, Quenard, du moins dans son propre film, se cite lui-même, se parodie, se regarde jouer et nous montre tout son registre d'acteur, pas très étendu tout de même si l'on en croit ce film…
— Le film est drôle dans la première partie, et je t'ai entendu rire, et puis ça finit par lasser…
— Tu n'aimes pas le Pérou et ses hommes sans cou ?… Bien sûr que j'ai ri. Mais comme on pouvait rire à un sketch des Nuls…
— C'est à ce genre de références que l'on se rend compte que nous sommes largués…
— Tu m'as compris. La démarche de Quenard est défendable sur la courte durée, elle ne fait pas un long métrage. Son faux faux documentaire est certainement symptomatique du cirque cuculturel actuel, la tyrannie qu'il nous impose. L'éclosion de cet acteur a été tonitruante, on l'a retrouvé partout, à faire le guignol et bavasser sur tous les plateaux, les réseaux, les magazines, il vient même de publier un roman, qui est en rupture de stock, nous disait la libraire l'autre jour… La machine médiatique est impitoyable, elle l'utilisera jusqu'à l'os, il s'y prêtera par narcissisme et goût du fric, jusqu'à en devenir insupportable — tu parlais de lassitude… – alors la machine passera à autre chose, à d'autres influenceurs…
— Et tu t'apprêtes à épouser une pauvre femme comme moi, soumise à tout ce cirque ?
— Oui, parce que tu ne l'es pas vraiment, et que je t'aime. Et que nous allons, comme dans la chanson, Vivre libre en un marécage...
— Ou vivre heureux dans une cage...
— Voilà. Musique !
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Petros Kotzabasis |
Le langage s’ouvre comme la mer sous un bateau.
Poésie : vague souci d’un voyage
sans escales dans les cadrans.
Le bateau poursuit sa route.
Seul le voyage est dissout.
Il ne faut jamais relire ce qu’on a écrit,
ne jamais revenir de voyage,
ne jamais prendre le risque de se rencontrer
tel qu’on n’est plus.
Le langage se referme comme la mer après le bateau.
Franz Bartelt, Décombres,éd. Le givre de l'éclair, 1997
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René Maltête |
mes mots meurentma vie
demeurent ma langue sur
ta peau
ta jupe couleur tango
la douceur de mon vit
la chaleur de ma voix
ma langue pour ta joie
mais nos mots mourront
mon amour
charles brun, bonne résistance à la douleur
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Nils Jorgensen |
- Le hasard, certainement...
- Tu veux dire que si le hasard n'existait pas on ne se serait pas revu ?
- J'ai rarement entendu pareille ânerie.
- Parce que le hasard n'existe pas ?
- Pas seulement.
- Alors quoi ?
- Oublions le hasard…
- … C'est toi qui as utilisé ce terme.
- Disons que c'est un concours de circonstances.
- Ce n'est pas la même chose ?
- Pas vraiment. Plusieurs facteurs, on va dire, ont été réunis…
- …Ont-ils sonné deux fois ?
- Pas toujours… Toujours est-il que si je n'avais pas raté le bus que j'étais censé prendre…
- Tu te déplaces en bus, désormais ?
- Le bus est un de ces facteurs.Il n'est pas préférable d'entrer dans tous les détails.
- Entendu, revenons à nos moutons.
- La question est : pourquoi ai-je voulu, aujourd'hui même, trouver ce livre et me rendre dans cette boutique ? La peur, certainement.
- La peur ?
- J'ai eu peur qu'un jour, ce livre qui ne se trouve, selon mes sources et celles de la toile, que dans cette seule librairie, ne s'y trouve plus.
- Moi, j'appelle ça plutôt de la névrose…
- Comme tu voudras. Ne perdons pas le fil. Car si nous allons plus loin, on pourrait même se demander pourquoi est-ce que je suis tombé, précisément aujourd'hui, sur cette info ? – la disponibilité de ce livre dans cette librairie en particulier.
- Oui, pourquoi ?
- Il n'y a pas de réponse, ça participe au concours.
- Quel concours ?
- Celui des circonstances. Dont nous parlons depuis 10 minutes. D'où cette soif. Tu veux bien commander une nouvelle tournée ?
- C'est quoi, ce livre ?
- Ça n'a aucune importance.
- …C'est le titre ?
- Non. Je voulais dire que le livre, quel que soit son titre, n'a aucune importance pour notre conversation. C'est l'un des facteurs, mais il y en a d'autres. En fait, le livre présent, comme tu le sais, dans une seule librairie, n'existait pas.
- Quoi ?!
- C'était un stock faux. Dû à la gestion de la base de données ? A celle des libraires ? Ils n'ont pas été foutus de remettre la main dessus ! Tous les employés de la boutique s'y sont pourtant employé. Bref, grâce à moi, ils savent désormais qu'ils n'ont pas en stock ce livre qu'ils ignoraient avoir, voire même dont ils ignoraient, pour certains, l'existence.
- Tout ça pour ça ? Un livre introuvable, que personne ne connaît, pas même des libraires professionnels…
- C'est une des circonstances du concours qui nous a permis de nous croiser. Le livre, les libraires incompétents, le stock faux, le bus raté, ma décision de regagner à pied la gare du RER, mon passage sous les fenêtres de ta boîte – je ne savais même pas que tu travaillais dans ce quartier –, ta sortie du bureau au même moment, et d'autres détails encore, que je préfère oublier…
- Le monde est complexe...
- Et ennuyeux.
- L'autre jour, j'ai entendu une émission sur le déclin cognitif. Avec l'âge. C'est irrémédiable.
- Qu'est-ce que cette histoire vient faire ici ?
- J'y viens.
- Vite, s'il te plaît. J'ai perdu l'habitude des cafés, de la bière, du bruit, des autres…, j'ai la tête qui tourne...
- Justement. Plus on socialise, plus le déclin se fait lentement. Surtout si notre socialisation est de qualité. Les gens comme toi qui aiment la solitude, qui s'y enferment, s'y complaisent, sont mal barrés : leur déclin cognitif est bien plus rapide.
- Si tu m'avais dit tout cela d'emblée, dès que nous nous sommes croisés, je ne me serais pas arrêté, je serais illico allé chercher quelque compagnie de qualité, au lieu de replonger dans notre viduité habituelle. Tu sais, la solitude n'est pas un problème que l'on peut régler seul. Ni même à deux.
- A plusieurs, il serait résolu, le problème ?
- Je ne sais pas. Je pense qu'à partir d'un certain âge, ça se corse. Les gens disparaissent, sous une forme ou une autre. On s'isole naturellement. Le déclin cognif, personne n'y échappe. Toi, par exemple, as-tu l'impression d'être aussi stupide que quand tu étais jeune ? Tu t'es amélioré ? Ça stagne ou c'est pareil ?
- Aucune idée. Je ne me suis jamais posé la question. Et toi ?
- J'ai l'impression permanente d'être particulièrement stupide, mais que ce n'était pas mieux avant. Peut-être existait-il alors une certaine légèreté qui me permettait de ne pas en être conscient. Quoi que… C'est drôle, ces dernières deux nuits, j'ai rêvé de mon premier amour. Je veux dire, la fille avec qui, comment dire ?…
- …Avec qui tu as baisé pour la première fois ?
- Je cherchais une formule correspondant davantage à ma bêtise de l'époque. Mais ça revient au même.
- Vous faisiez quoi ?
- Je ne m'en souviens plus exactement. Nous nous retrouvions 30 ans plus tard. En réalité, 40, mais en songe, j'avais dix ans de moins. Je crois me souvenir que, malgré notre plaisir de nous revoir, nous nous apercevions que nous n'avions rien à faire ensemble et que les regrets n'avaient pas lieu d'être.
- Tu analyses ça comment ?
- A cause des larmes. Avec l'âge…
- Quelles larmes ?
- Tu vas rire : le jour du premier rêve, j'ai entendu, par hasard, ou par un concours de circonstances, la chanson d'Aznavour, La Bohème. Le réfugié suisse ne figure pas dans mon panthéon de la chanson française, comme on dit. Et cette chanson, je l'ai entendue 185 fois. Mais, va savoir pourquoi, ce jour-là, lorsque ce pauvre Charles chante La bohème, ça voulait dire on a vingt ans, et surtout Quand au hasard des jours/Je m'en vais faire un tour/A mon ancienne adresse/Je ne reconnais plus/Ni les murs ni les rues/Qui ont vu ma jeunesse… Les larmes prennent soudain d'assaut mes yeux. J'ai repensé à cette photo, à des gamins l'air ahuri et bienheureux croisés dans la journée, à un poème de Raymond Carver, à un autre de Johannes Kühn, à ce que nous étions, dont j'ai parfois honte et bête nostalgie. Pardon, j'ai trop bu. Je n'en ai plus l'habitude. Tout ça à cause d'un bouquin…
- Un bouquin dont on ne saura rien…
- Une connerie.
- Allez, je tente. Au hasard : de la poésie…
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Philippe Pache |
QUAND tu rompras le pain de la tristesse,
quand tu boiras des épis
dans la grâce de l’air,
quand la rivière la plus claire
me demandera une aumône d’arbre rouge
et sœur la pluie se transformera en garçonnet
et le garçonnet en une tapageuse écume,
le clown du monde auquel tu rêves maintenant
nous offrira son allégresse.
Francisco Salgueiro, Seul avec mes mots,
trad. Ramón Romero-Naval, ed. Al Manar, 2025
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Katerina Kaloudi |
On se délabre assez
lentement dans la cuisine.
Le monde (ses bruits de bagnoles et d'oiseaux)
finit de nous
percer
la membrane.On rive
son enfance à la chaise la
moins stable et on
se laisse
rouiller, tranquille
au milieu des carafes.On n'entend plus
que la poussière.
L'espoir a dilapidé
le matin.
La joie
est jaune.
Victor Rassov, Morosités,
ed. Le Cadran ligné, 2025, 14€
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Mar Astiárraga |
La rouille s'est posée sur ma langue comme la saveur
d'une disparition.
L'oubli est entré dans ma langue et je n'ai eu d'autre
conduite que l'oubli,
et je n'ai accepté d'autre valeur que l'impossibilité.
Comme un bateau calcifié dans un pays d'où la mer s'est retirée,
j'ai écouté la reddition de mes os s'établissant dans
le repos ;
j'ai écouté la fuite des insectes, la rétraction de
l'ombre pénétrant ce qui restait de moi ;
j'ai écouté jusqu'à ce que la vérité eût cessé d'exister
dans l'espace et dans mon esprit,
et je n'ai pu endurer la perfection du silence.
Antonio Gamoneda, Description du mensonge,
trad. Jacques Ancet, ed. José Corti, 2004
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Ara Güler |
C'est à moi,
qui ne suis pas mineur
comme mon père
et ne porte pas le labeur du jour
sur mes épaules,
qu'au village on donne tort,
et les ivrognes bredouillants de l'auberge gueulent
et dégueulent leurs reproches : Quoi, des vers !
Un seul ne suffit pas,
et cent, tressés ensemble, ne feraient pas une corde capable
seulement d'attacher une poule.
A quoi bon, le beau rythme d'une phrase digne de tes maîtres,
et qui veut du vers boiteux que tu débites,
pauvre fou, bois de la bière,
qu'elle t'humecte la lèvre et te vale une femme dans ton lit,
et que des enfants soient le fruit du rythme de tes reins,
nous en avons cinq ou sept, on est des hommes,
bougre d'âne !Quoi : un pommier en fleurs !
Se pâmer devant et en dégoiser !
Toi qui ne possèdes pas un brin d'herbe,
pas une branche de noisetier.
Quasi obligé de glaner quelques pauvres noix,
l'automne venu. Fainéant !Pour se torcher le cul
sur lequel tu écris,
ferait mieux l'affaire.
Quand, aux frais de la commune,
ton cadavre ira au cimetière
on ne s'époumenera plus
à prononcer ton nom !Ô seigneur, je suis pauvre.
Les ivrognes disent la vérité,
car elle n'est pas seulement dans le vin,
mais aussi dans sa sœur,
la bière,
en plus dure.
Les psalmistes aussi écrivaient des vers
et ne semaient pas de graine,
aïe pitié.
Johannes Kühn, Moi qui ne possède rien... célébrant le papillon,
trad. Joël Vincent,
éd. Ressouvenances, 2025
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Stephen Uhraney |
l'air pénétré
comme à l'église
elle lisait une enquête de sam spade
en m'attendant
je suis resté un temps
à l'observer
derrière la vitre
sans oser entrer
nos dix années d'écart
son sérieux m'impressionnaient
je ne connaissais rien à hammett
ni aux polars
ni aux filles
mais comme elle
certainement
et comme tous les caniches
je croyais
chercher l'amour
dans les films
apprendre à se tenir
dans les livres
je pensais encore
qu'un mot jeté au hasard
pouvait détruire l'univers
une phrase juste vous sauver la vie
je n'ai pas eu le temps de m'asseoir
Tu habites loin ?
En face
j'aurais aimé prendre un verre
acheter le courage
mais déjà
triomphante
une bouffée d'iris sauvage se dirigeait
vers la sortie
j'avais de quoi préparer une salade
Arrête tes histoires
Je préfère avaler autre chose
souffla-t-elle
en filant dans la salle de bains
pas le temps de penser
mettre un peu de musique
danser enlacés
elle était déjà allongée
sur le ventre
et m'offrait ses fesses
légèrement remontées
une intro sans préface
sans sentiments
à la hussarde
professionnelle
j'avais tout juste vingt ans
l'heure où l'on regrette
d'avoir manqué l'école
comme son ami jacques
qu'elle se mit à chantonner
après l'amour
charles brun, détruire l'univers, mode d'emploi
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Frank Eugene |
L'amour est un lion affamé
qui mange
un cerf.
L'amour est un agneau blanc
qui dans la douce pluie du printemps
broute l'herbe tendre.
L'amour est un fichu poète
qui écrit « L'amour est… »
et qui sait pertinemment
que l'amour est,
et qu'il n'y a pas grand-chose
à en dire
qui n'a
été dit auparavant
par
quelqu'un d'autre.
Mais, ça ne l'empêche pas d'écrire
« L'amour est… »
Richard Brautigan, Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus,
ed. bilingue, trad. Thierry Beauchamp, Romain Rabier, Points
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J'insiste sur le fait qu'il n'y a pas de poètes, ce qu'il y a ce sont de simples vecteurs de poésie.
Au cours d'un été à quarante-quatre degrés, dans un village de Santiago del Estero, je me suis rappelé ceux qui se disent poètes en observant un robinet à sec avec des mouches tout autour qui auraient tout donné pour une goutte d'eau. C'est comme ça, les soi-disant poètes se disputent les robinets, mais l'eau ne leur appartient pas… ni la terre, ni l'air, ni rien. Il faut se contenter des mots et rien d'autre !
Extrait de la postface avec dettes de l'obscur Argentin Ricardo Zelarayán à son recueil, l'un des rares, L'Obsession de l'espace (1972), enfin traduit en français, en l'occurrence par Solange Gil et Antonio Werli. C'est à paraître sous peu aux éditions du Dilettante, 18 euros. On y reviendra.
Ce serait drôle, non,
si Le Doigt nous avait conçus
pour ne chier qu'une fois par semaine ?
toute la semaine on grossirait de plus
en plus et puis le dimanche matin
pendant que tout le monde est à l'église
plouf !
Frank O'Hara, Poèmes déjeuner,trad. Olivier Brossard, Ron Padgett, ed. Joca seria
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Dominique Berretty |
A quoi nos poètes sourient-ils ?
Il n’y a rien de drôle dans notre tribu.
Beaucoup gisent assassinés dans les ravins.
Nos femmes et nos enfants ont faim et vont pieds nus.
Des maladies inconnues nous fauchent.
Pas de nouveaux villages construits et il va bientôt neiger.
Malgré tout cela le sourire ne s’efface pas du visage de nos poètes.
Comme si envisager la peine leur faisait une joie secrète, irrationnelle.
Quand on leur demande ce qui est drôle ils ne disent mot, font la moue,
Et font la même chose quand on leur demande de nous remonter le moral en ces jours sombres.
Ils gardent la raison de leur sourire pour leur seul plaisir à eux
Nous leur faisons de moins en moins confiance, apportons de moins en moins de foi à leurs rares paroles.
Le sourire de nos poètes est vraiment mystérieux en ces temps de misère.
Ont-ils perdu la tête ? Raillent-ils notre misère commune ?
Leur sourire est parfois d’un plus cruel tranchant que les armes de nos ennemis.
Mais ils font erreur s’ils pensent qu’ils vont nous tromper.
Nous ne les tuerons que lorsque nous leur aurons extorqué leur secret
Nous ne laissons en vie que les plus grands bavards, aux visages sérieux, qui nous ressemblent.
Aleš Šteger, Au-delà du ciel sous la terre,
trad. Guillaume Métayer, Gallimard
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Arthur Tress |
Les enfants aiment y fouiller en quête de signes.
Les princesses provençales s'en faisaient
Des compresses d'éternelle jeunesse.
On l'épand dans les champs au printemps et les blés poussent.
Dans l'âpre douleur, tu te retournes, heureux.
Mais ce n'est pas de la merde que tu vois, qui t'observe.
C'est ton âme boueuse qui a rampé hors de toi.
Ton seul véritable enfant. Tombé hors de toi.
Sans ton âme tu n'es qu'un moule sans valeur.
C'est pourquoi tu la perds et la crées. Tu perds et tu crées.
Tu n'échangerais pas ta merde pour tout l'or du monde.
Tu n'échangerais ta merde que pour l'amour.
Aleš Šteger, Le livre des choses,trad. Guillaume Métayer, ed. Circé, 2017
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Miron Zownir |
Lorsque je serai mort, avec de la poussière
sur les buis — et les chiens joueront avec les enfants,
personne n'est en faute — le soleil
luira dans l'étang pour se délasser,
au matin sur les plates-bandes une buée perle ;
emmêlé avec les plantes je croîtrai parmi elles,
éparpillé avec les graines, délivré.
Tout sera en ordre, ni plus ni moins. La nature
brouille les pistes, poursuit ses jeux, elle rit.
Bienveillante avec d'autres, il le faut croire,
jusqu'à les lâcher quand il lui plaît.
Mais quel tremblement dans vos voix sera-t-il demeuré,
de ma voix qui avait parlé pour vous ?
André Frénaud, in Il n'y a pas de paradis, Poésie/Gallimard