mardi 20 mai 2025

Vague souci

Petros Kotzabasis

 

Le langage s’ouvre comme la mer sous un bateau.
Poésie : vague souci d’un voyage
sans escales dans les cadrans.

Le bateau poursuit sa route.
Seul le voyage est dissout.

Il ne faut jamais relire ce qu’on a écrit,
ne jamais revenir de voyage,
ne jamais prendre le risque de se rencontrer
tel qu’on n’est plus.
Le langage se referme comme la mer après le bateau.

 

 

Franz Bartelt, Décombres,
éd. Le givre de l'éclair, 1997

dimanche 18 mai 2025

Tango pour débutants

René Maltête



mes mots meurent
ma vie
demeurent ma langue sur
ta peau
ta jupe couleur tango
la douceur de mon vit
la chaleur de ma voix
ma langue pour ta joie
mais nos mots mourront
mon amour

charles brun, bonne résistance à la douleur

vendredi 16 mai 2025

A cause des larmes


Nils Jorgensen

 

 

- Le hasard, certainement...
- Tu veux dire que si le hasard n'existait pas on ne se serait pas revu ?
- J'ai rarement entendu pareille ânerie.
- Parce que le hasard n'existe pas ?
- Pas seulement.
- Alors quoi ?
- Oublions le hasard…
- … C'est toi qui as utilisé ce terme.
- Disons que c'est un concours de circonstances.
- Ce n'est pas la même chose ?
- Pas vraiment. Plusieurs facteurs, on va dire, ont été réunis…
- …Ont-ils sonné deux fois ?
- Pas toujours… Toujours est-il que si je n'avais pas raté le bus que j'étais censé prendre…
- Tu te déplaces en bus, désormais ?
- Le bus est un de ces facteurs.Il n'est pas préférable d'entrer dans tous les détails.
- Entendu, revenons à nos moutons.
- La question est : pourquoi ai-je voulu, aujourd'hui même, trouver ce livre et me rendre dans cette boutique ? La peur, certainement.
- La peur ?
- J'ai eu
peur qu'un jour, ce livre qui ne se trouve, selon mes sources et celles de la toile, que dans cette seule librairie, ne s'y trouve plus.
- Moi, j'appelle ça plutôt de la névrose…
- Comme tu voudras. Ne perdons pas le fil. Car si nous allons plus loin, on pourrait même se demander
pourquoi est-ce que je suis tombé, précisément aujourd'hui, sur cette info ? – la disponibilité de ce livre dans cette librairie en particulier.
- Oui, pourquoi ?
- Il n'y a pas de réponse, ça participe au concours.
- Quel concours ?
- Celui des circonstances. Dont nous parlons depuis 10 minutes. D'où cette soif. Tu veux bien commander une nouvelle tournée ?
- C'est quoi, ce livre ?
- Ça n'a aucune importance.
- …C'est le titre ?
- Non. Je voulais dire que le livre, quel que soit son titre, n'a aucune importance pour notre conversation. C'est l'un des facteurs, mais il y en a d'autres. En fait, le livre présent, comme tu le sais, dans une seule librairie, n'existait pas.
- Quoi ?!
- C'était un stock faux. Dû à la gestion de la base de données ? A celle des libraires
? Ils n'ont pas été foutus de remettre la main dessus! Tous les employés de la boutique s'y sont pourtant employé. Bref, grâce à moi, ils savent désormais qu'ils n'ont pas en stock ce livre qu'ils ignoraient avoir, voire même dont ils ignoraient, pour certains, l'existence.
- Tout ça pour ça ? Un livre introuvable, que personne ne connaît, pas même des libraires professionnels…
- C'est une des circonstances du concours qui nous a permis de nous croiser. Le livre, les libraires incompétents, le stock faux, le bus raté, ma décision de regagner à pied la gare du RER, mon passage sous les fenêtres de ta boîte – je ne savais même pas que tu travaillais dans ce quartier –, ta sortie du bureau au même moment, et d'autres détails encore, que je préfère oublier…
- Le monde est complexe...
- Et ennuyeux.
- L'autre jour, j'ai entendu une émission sur le déclin cognitif. Avec l'âge. C'est irrémédiable.
- Qu'est-ce que
cette histoire vient faire ici ?
- J'y viens.
- Vite, s'il te plaît. J'ai perdu l'habitude des cafés, de la bière, du bruit, des autres…, j'ai la tête qui tourne...
- Justement. Plus on socialise,
plus le déclin se fait lentement. Surtout si notre socialisation est de qualité. Les gens comme toi qui aiment la solitude, qui s'y enferment, s'y complaisent, sont mal barrés: leur déclin cognitif est bien plus rapide.
- Si tu m'avais dit tout cela d'emblée, dès que nous nous sommes croisés, je ne me serais pas arrêté,
je serais illico allé chercher quelque compagnie de qualité, au lieu de replonger dans notre viduité habituelle. Tu sais, la solitude n'est pas un problème que l'on peut régler seul. Ni même à deux.
- A plusieurs, il serait résolu, le problème ?
- Je ne sais pas. Je pense qu'à partir d'un certain âge, ça se corse. Les gens disparaissent, sous une forme ou une autre. On s'isole naturellement. Le déclin cognif, personne n'y échappe.
Toi, par exemple, as-tu l'impression d'être aussi stupide que quand tu étais jeune ? Tu t'es amélioré ? Ça stagne ou c'est pareil ?
- Aucune idée. Je ne me suis jamais posé la question. Et toi ?
- J'ai l'impression permanente d'être particulièrement stupide, mais que ce n'était pas mieux avant. Peut-être existait-il alors une certaine légèreté qui me permettait de ne pas en être conscient. Quoi que… C'est drôle, ces dernières deux nuits, j'ai rêvé de mon premier amour. Je veux dire, la fille avec qui, comment dire ?…
- …Avec qui tu as baisé pour la première fois ?
- Je cherchais une formule correspondant davantage à ma bêtise de l'époque. Mais ça revient au même.
- Vous faisiez quoi ?
-
Je ne m'en souviens plus exactement. Nous nous retrouvions 30 ans plus tard. En réalité, 40, mais en songe, j'avais dix ans de moins. Je crois me souvenir que, malgré notre plaisir de nous revoir, nous nous apercevions que nous n'avions rien à faire ensemble et que les regrets n'avaient pas lieu d'être.
- Tu analyses ça comment ?
- A cause des larmes. Avec l'âge…
- Quelles larmes ?
- Tu vas rire : le jour du premier rêve, j'ai entendu, par hasard, ou par un concours de circonstances, la chanson d'Aznavour, La Bohème. Le réfugié suisse ne figure pas dans mon panthéon de la chanson française, comme on dit. Et cette chanson, je l'ai entendue 185 fois. Mais, va savoir pourquoi, ce jour-là, lorsque ce pauvre Charles chante La bohème, ça voulait dire on a vingt ans, et surtout Quand au hasard des jours/Je m'en vais faire un tour/A mon ancienne adresse/Je ne reconnais plus/Ni les murs ni les rues/Qui ont vu ma jeunesse… Les larmes prennent soudain d'assaut mes yeux. J'ai repensé à cette photo, à des gamins l'air ahuri et bienheureux croisés dans la journée, à un poème de Raymond Carver, à un autre de Johannes Kühn, à ce que nous étions, dont j'ai parfois honte et bête nostalgie. Pardon, j'ai trop bu. Je n'en ai plus l'habitude. Tout ça à cause d'un bouquin…
- Un bouquin dont on ne saura rien…
- Une connerie.
- Allez, je tente. Au hasard : de la poésie…

 

mercredi 7 mai 2025

Promesse d'allégresse

Philippe Pache


 

QUAND tu rompras le pain de la tristesse,
quand tu boiras des épis
dans la grâce de l’air,
quand la rivière la plus claire
me demandera une aumône d’arbre rouge
et sœur la pluie se transformera en garçonnet
et le garçonnet en une tapageuse écume,
le clown du monde auquel tu rêves maintenant
nous offrira son allégresse.

 

 

Francisco Salgueiro, Seul avec mes mots,
trad. Ramón Romero-Naval, ed. Al Manar, 2025

lundi 5 mai 2025

Au milieu des carafes


Katerina Kaloudi


 

On se délabre assez
lentement dans la cuisine.
Le monde (ses bruits de bagnoles et d'oiseaux)
finit de nous
percer
la membrane.

On rive
son enfance à la chaise la
moins stable et on
se laisse
rouiller, tranquille
au milieu des carafes.

On n'entend plus
que la poussière.
L'espoir a dilapidé
le matin.
La joie
est jaune.

 

Victor Rassov, Morosités,
ed. Le Cadran ligné, 2025, 14€

vendredi 2 mai 2025

Perfection du silence


Mar Astiárraga

 

 

La rouille s'est posée sur ma langue comme la saveur
d'une disparition.

L'oubli est entré dans ma langue et je n'ai eu d'autre
conduite que l'oubli,

et je n'ai accepté d'autre valeur que l'impossibilité.

Comme un bateau calcifié dans un pays d'où la mer s'est retirée,

j'ai écouté la reddition de mes os s'établissant dans
le repos ;

j'ai écouté la fuite des insectes, la rétraction de
l'ombre pénétrant ce qui restait de moi
;

j'ai écouté jusqu'à ce que la vérité eût cessé d'exister
dans l'espace et dans mon esprit,

et je n'ai pu endurer la perfection du silence.

 

 

Antonio Gamoneda, Description du mensonge,
trad. Jacques Ancet, ed. José Corti, 2004

jeudi 24 avril 2025

Les ivrognes et moi


Ara Güler



C'est à moi,
qui ne suis pas mineur
comme mon père
et ne porte pas le labeur du jour
sur mes épaules,
qu'au village on donne tort,
et les ivrognes bredouillants de l'auberge gueulent
et dégueulent leurs reproches : Quoi, des vers !
Un seul ne suffit pas,
et cent, tressés ensemble, ne feraient pas une corde capable
seulement d'attacher une poule.
A quoi bon, le beau rythme d'une phrase digne de tes maîtres,
et qui veut du vers boiteux que tu débites,
pauvre fou, bois de la bière,
qu'elle t'humecte la lèvre et te vale une femme dans ton lit,
et que des enfants soient le fruit du rythme de tes reins,
nous en avons cinq ou sept, on est des hommes,
bougre d'âne
!

Quoi : un pommier en fleurs!
Se pâmer devant et en dégoiser
!
Toi qui ne possèdes pas un brin d'herbe,
pas une branche de noisetier.
Quasi obligé de glaner quelques pauvres noix,
l'automne venu. Fainéant
!

Pour se torcher le cul
sur lequel tu écris,
ferait mieux l'affaire.
Quand, aux frais de la commune,
ton cadavre ira au cimetière
on ne s'époumenera plus
à prononcer ton nom
!

Ô seigneur, je suis pauvre.
Les ivrognes disent la vérité,
car elle n'est pas seulement dans le vin,
mais aussi dans sa sœur,
la bière,
en plus dure.
Les psalmistes aussi écrivaient des vers
et ne semaient pas de graine,
aïe pitié.

 

Johannes Kühn, Moi qui ne possède rien... célébrant le papillon,
trad. Joël Vincent,
éd. Ressouvenances, 2025

samedi 19 avril 2025

Après l'amour


Stephen Uhraney

 

 

l'air pénétré
comme à l'église
elle lisait une enquête de sam spade
en m'attendant
je suis resté un temps
à l'observer
derrière la vitre
sans oser entrer
nos dix années d'écart
son sérieux m'impressionnaient
je ne connaissais rien à hammett
ni aux polars
ni aux filles
mais comme elle
certainement
et comme tous les caniches
je croyais
chercher l'amour
dans les films
apprendre à se tenir
dans les livres
je pensais encore
qu'un mot jeté au hasard
pouvait détruire l'univers
une phrase juste vous sauver la vie

je n'ai pas eu le temps de m'asseoir
Tu habites loin ?
En face
j'aurais aimé prendre un verre
acheter le courage
mais déjà
triomphante
une bouffée d'iris sauvage se dirigeait
vers la sortie

j'avais de quoi préparer une salade
Arrête tes histoires
Je préfère avaler autre chose
souffla-t-elle
en filant dans la salle de bains
pas le temps de penser
mettre un peu de musique
danser enlacés
elle était déjà allongée
sur le ventre
et m'offrait ses fesses
légèrement remontées
une intro sans préface
sans sentiments
à la hussarde
professionnelle
j'avais tout juste vingt ans
l'heure où l'on regrette
d'avoir manqué l'école
comme son ami jacques
qu'elle se mit à chantonner
après l'amour




charles brun, détruire l'univers, mode d'emploi



jeudi 17 avril 2025

Un lion affamé


Frank Eugene

 

 

L'amour est un lion affamé
qui mange
un cerf.

L'amour est un agneau blanc
qui dans la douce pluie du printemps
broute l'herbe tendre.

L'amour est un fichu poète
qui écrit « L'amour est… »
et qui sait pertinemment
que l'amour est,
et qu'il n'y a pas grand-chose
à en dire
qui n'a
été dit auparavant
par
quelqu'un d'autre.

Mais, ça ne l'empêche pas d'écrire
« L'amour est… »
 


Richard Brautigan, Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus,
ed. bilingue, trad. Thierry Beauchamp, Romain Rabier, Points

mercredi 16 avril 2025

Des mouches

Sergio Larraín


 

 

J'insiste sur le fait qu'il n'y a pas de poètes, ce qu'il y a ce sont de simples vecteurs de poésie.
Au cours d'un été à quarante-quatre degrés, dans un village de Santiago del Estero, je me suis rappelé ceux qui se disent poètes en observant un robinet à sec avec des mouches tout autour qui auraient tout donné pour une goutte d'eau. C'est comme ça, les soi-disant poètes se disputent les robinets, mais l'eau ne leur appartient pas… ni la terre, ni l'air, ni rien. Il faut se contenter des mots et rien d'autre !

 

Extrait de la postface avec dettes de l'obscur Argentin Ricardo Zelarayán à son recueil, l'un des rares, L'Obsession de l'espace (1972), enfin traduit en français, en l'occurrence par Solange Gil et Antonio Werli. C'est à paraître sous peu aux éditions du Dilettante, 18 euros. On y reviendra.

mercredi 9 avril 2025

Le dimanche matin



 

Ce serait drôle, non,
si Le Doigt nous avait conçus
pour ne chier qu'une fois par semaine ?

toute la semaine on grossirait de plus
en plus et puis le dimanche matin
pendant que tout le monde est à l'église

                                                                            plouf !

 



Frank O'Hara, Poèmes déjeuner,
trad. Olivier Brossard, Ron Padgett, ed. Joca seria

lundi 7 avril 2025

Le sourire de nos poètes


Dominique Berretty

 


A quoi nos poètes sourient-ils
?
Il n’y a rien de drôle dans notre tribu.
Beaucoup gisent assassinés dans les ravins.
Nos femmes et nos enfants ont faim et vont pieds nus.
Des maladies inconnues nous fauchent.
Pas de nouveaux villages construits et il va bientôt neiger.
Malgré tout cela le sourire ne s’efface pas du visage de nos poètes.
Comme si envisager la peine leur faisait une joie secrète, irrationnelle.
Quand on leur demande ce qui est drôle ils ne disent mot, font la moue,
Et font la même chose quand on leur demande de nous remonter le moral en ces jours sombres.
Ils gardent la raison de leur sourire pour leur seul plaisir à eux
Nous leur faisons de moins en moins confiance, apportons de moins en moins de foi à leurs rares paroles.
Le sourire de nos poètes est vraiment mystérieux en ces temps de misère.
Ont-ils perdu la tête ? Raillent-ils notre misère commune
?
Leur sourire est parfois d’un plus cruel tranchant que les armes de nos ennemis.
Mais ils font erreur s’ils pensent qu’ils vont nous tromper.
Nous ne les tuerons que lorsque nous leur aurons extorqué leur secret
Nous ne laissons en vie que les plus grands bavards, aux visages sérieux, qui nous ressemblent.

 

Aleš Šteger,  Au-delà du ciel sous la terre,
trad. Guillaume Métayer, Gallimard

samedi 5 avril 2025

Tout l'or du monde

 

Arthur Tress

 

 

Les enfants aiment y fouiller en quête de signes.
Les princesses provençales s'en faisaient
Des compresses d'éternelle jeunesse.
On l'épand dans les champs au printemps et les blés poussent.

Dans l'âpre douleur, tu te retournes, heureux.
Mais ce n'est pas de la merde que tu vois, qui t'observe.
C'est ton âme boueuse qui a rampé hors de toi.
Ton seul véritable enfant. Tombé hors de toi.

Sans ton âme tu n'es qu'un moule sans valeur.
C'est pourquoi tu la perds et la crées. Tu perds et tu crées.
Tu n'échangerais pas ta merde pour tout l'or du monde.
Tu n'échangerais ta merde que pour l'amour.

 

 

Aleš Šteger, Le livre des choses,
trad. Guillaume Métayer, ed. Circé, 2017

 

mercredi 2 avril 2025

Epitaphe

Miron Zownir

 

Lorsque je serai mort, avec de la poussière
sur les buis
— et les chiens joueront avec les enfants,
personne n'est en faute
le soleil
luira dans l'étang pour se délasser,
au matin sur les plates-bandes une buée perle ;
emmêlé avec les plantes je croîtrai parmi elles,
éparpillé avec les graines, délivré.

Tout sera en ordre, ni plus ni moins. La nature
brouille les pistes, poursuit ses jeux, elle rit.
Bienveillante avec d'autres, il le faut croire,
jusqu'à les lâcher quand il lui plaît.
Mais quel tremblement dans vos voix sera-t-il demeuré,
de ma voix qui avait parlé pour vous
?

 

André Frénaud, in Il n'y a pas de paradis, Poésie/Gallimard

jeudi 27 mars 2025

Abandonnée au paradis



 

is it because i'm black ?
soulait délicieusement ken boothe
éclipsant avec élégance syl johnson

que laura de toute manière
ignorait
il pardonnait toutes ses lacunes
supposées
en la matière
comme dans d'autres
lorsqu'il pensait à
ses fesses
sans nul doute
les plus belles
baisées par ses mains
ses airs d'actrice hollywoodienne
des années cinquante
la femme fatale
de ces films en noir et blanc
avec détective alcoolique
vous dissuadait de vous attacher
à elle
un nom lui revenait en tête
lorsque ces années mortes
défilaient entre la grande avenue
des remords
et le boulevard de la capitulation
gene tierney
pas moyen de retrouver le titre d'un de ses films
ou son réalisateur
sternberg ?
preminger ?
parker ?
désormais toutes ces séances
dans le noir se confondaient
l'absence est mon destin
se dit-il
oubliant qu'un autre l'avait écrit
rafistoler tant de verbiage
entre deux ou trois maisons
n'avait plus de sens
leave laura to heaven

charles brun, darker than blue



lundi 24 mars 2025

Mineur

Tony Ray-Jones

 

 

Le destin c'est l'oubli.
J'y suis arrivé avant.
Jorge Luis Borges « Le poète mineur »


 

Quelquefois on lui a dit
sur un ton de haine policée
qu'il est/qu'il a toujours été
un poète mineur

et soudain il a remarqué
qu'il était à l'aise
dans cette catégorie

quand on vieillit
il est franchement gratifiant
d'être un poète mineur

quand il lit et relit
ces poètes majeurs
et qu'il parle avec eux
non d'égal à égal
mais entre inégaux

il assume sans affront
la distance cordiale
la distance sidérale
qui existe entre lui et eux

 

 

Mario Benedetti, in Anthologie poétique,
édition bilingue, trad. Omar Emilio Spósito
Le temps des cerises/Reflet de lettres, 2024

samedi 22 mars 2025

¡ Ojalá !

Josef Koudelka



Intriguée par l'identité du mystérieux poète Charles Brun, moult fois publié ici — il va d'ailleurs falloir que ça cesse —, une amie, égarée régulière, s'est lancée dans une recherche via l'intelligence artificielle. Le résultat l'a quelque peu déroutée. Elle demande, légitimement, pense-t-elle, mon avis. Or, voici le résultat:

 

Charles Brun, connu sous le pseudonyme de Raoul Toscan, était un journaliste, poète et artiste. Il a également été professeur d'arts plastiques et conservateur à la Bibliothèque de Nevers. Ses recueils poétiques ont été publiés en 1913, 1916 et 1923. Il a également fondé la revue Le Coq après ses études en arts.

 

La bafouille s'interrompt ainsi, brusquement, non sans se justifier en mentionnant une référence, un lien vers l'université Paris-Nanterre et une rubrique consacrée aux poètes de la Grande guerre. Une notice concerne en effet ce Charles Brun, dit Raoul Toscan:

 

Toscan Raoul
État civil
: Charles André Brun
Naissance
: 30/09/1884 à Buenos Aires (Argentine)
Décès
: 19/12/2019 à Nevers
Nationalité
: française
Activité : journaliste
Statut
: engagement spécial malgré reforme ou exemption.
Engagé spécial en qualité de secrétaire. Fait la campagne à l’intérieur.
Matricule
: 1151 (Classe: 1904)
Mobilisé à Cosne

Présentation
Journaliste, poète et artiste, puis professeur d’arts plastiques et conservateur à la Bibliothèque de Nevers, Charles Brun, connu sous le pseudonyme de Raoul Toscan, fait la guerre en tant que secrétaire dans le dépôt du 85e RI malgré sa réforme pour bronchite chronique en 1905, maintenue en 1914. Il obtient son engagement spécial en novembre 1916 mais est classe à nouveau dans le service auxiliaire en mars 1917 à cause de sommets cicatrisés et de l’ablation d’un testicule. Il retourne au dépôt du 85e en mai 1917 et passe au 13e RI, mais tomba malade à nouveau en septembre et passa un mois de convalescence à l’hôpital de Nevers.
Après ses études en arts, il s’installa à Nevers, où il fonda la revue Le Coq. Ses recueils poétiques paraissent en 1913, 1916 (avant son engagement) et 1923. Il ne laissa pas d’oeuvre de guerre, mais après la guerre il devient instituteur et journaliste.

 

On le voit, si l'IA est limitée — du moins celle ici utilisée —, les universitaires amateurs de poésie quant à eux prêtent aux poètes des vies exceptionnelles : ce Charles André Brun serait ainsi mort à 135 ans —avec une couille en moins... Si, sur cette page, nous cliquons sur le lien qui nous conduit au site de la BNF, nous apprenons que le dit Raoul a clamsé avant l'âge de la retraite — fixé à l'époque, 1946, à 65 anstoujours, sans doute, avec une couille en moins. Pas de retraite pour les poètes!
Notre Charles Brun à nous, aux dernières nouvelles, mais je peux me tromper, est encore vivant et semi-actif. Et, à ma connaissance, possède encore ses deux couilles. Sera-t-il un jour un paisible retraité? On peut en douter, mais c'est une autre histoire. En revanche, le vrai point commun entre ces deux Charles Brun, c'est leur côté métèque hispanique. Mais, à ma connaissance, Brun n'est pas un patronyme très hispanophone. S'agirait-il encore d'un pseudo ? Un nom d'emprunt ? Une francisation ? Une IA occulte ? Allez savoir... 

Je me souviens, ça me revient maintenant, d'une autre recherche sur le même sujet effectué par un autre ami, avec une autre IA. Elle est plus complète et concerne bien notre Charles Brun. La voici:

 

Charles Brun est un poète contemporain dont plusieurs textes ont été publiés sur le blog Nos Consolations. Son style se caractérise par une écriture à la fois sobre et profonde, où les mots sont choisis avec soin pour exprimer des émotions et des réflexions intimes.

Thèmes de prédilection
Les poèmes de Charles Brun abordent des thèmes variés, tels que l'amour, la perte, le temps qui passe, la nature ou encore la spiritualité. Il explore ces sujets avec une sensibilité à fleur de peau, sans jamais tomber dans le pathos ou la mièvrerie.

Forme et musicalité
Sur le plan de la forme, Charles Brun privilégie souvent les vers libres, ce qui lui permet de moduler le rythme et la musicalité de ses poèmes en fonction des émotions qu'il souhaite transmettre. Il joue avec les sonorités, les assonances et les allitérations pour créer une atmosphère particulière à chaque poème.

Images et symboles
L'univers poétique de Charles Brun est riche en images et en symboles, qu'il utilise pour exprimer ses idées de manière subtile et poétique. Il fait appel à des éléments de la nature, des objets du quotidien ou encore des références culturelles pour créer un langage poétique personnel et original.

Intemporalité et universalité
Bien que ses poèmes soient souvent ancrés dans son expérience personnelle, Charles Brun parvient à toucher à des thèmes universels qui parlent à tous les lecteurs. Ses textes résonnent avec nos propres émotions et expériences, ce qui leur confère une dimension intemporelle.

En résumé, le style de Charles Brun se caractérise par :
- Sobriété et profondeur : une écriture精炼 et précise, qui va à l'essentiel.
- Sensibilité et émotion : une capacité à transmettre des émotions sincères et authentiques.
- Musicalité et rythme : un travail sur les sonorités et les rythmes pour créer une atmosphère particulière.
- Images et symboles : un langage poétique riche et original.
- Universalité : des thèmes qui parlent à tous les lecteurs, quelle que soit leur expérience.

Si vous souhaitez découvrir l'univers poétique de Charles Brun, je vous invite à vous rendre sur le blog Nos Consolations où vous pourrez lire certains de se

Oui, cette fiche de renseignements se terminait ainsi — du moins, le texte copié-collé par l'ami en question. J'imagine que c'est simplement un loupé informatique. Tout comme ces inopinés idéogrammes asiatiques. Mais je comprends pourquoi j'avais oublié cet envoi. Autant de poncifs et de qualificatifs interchangeables laissent rêveur. On pense à ces textes composés par les cabinets de conseil, leurs éléments de langage tant chéris par nos dirigeants… Je n'en avais rien dit à notre Charles Brun, c'est maintenant chose faite avec ce billet. Un bon moyen peut-être pour ne plus être submergé par ses textes ? ¡Ojalá !, comme disent les hispaniques…

vendredi 21 mars 2025

Bazar de la nuit

Vitaliano Bassetti

 

arrête mon diamant
ma douleur
oublie enfin l'hiver
replonge dans la lumière
souviens-toi de ce beau matin de pluie
la lueur de la première heure
c'est elle
elle nous revient
lâche la rampe la bride la vapeur
si tu y tiens
retrouvons-nous au bazar
de la nuit
allez viens
tu auras toujours ta place vi-aïe-pi
au rayon insomnies
allez viens ma vie
dans mon lit

 

charles brun, chansons et violons pour tous


jeudi 13 mars 2025

Parlez-moi d'amour


Michael Bidner

 

nous avons eu des mots
ce n'est pas si mal
tout le monde ne peut pas
en dire autant
après tout
je vais je ne sais où
avec sa voix
la pluie glaciale
les rues mal éclairées
un clodo allumé
me cueillent à découvert
la vue est mal faite
nuit sans lune
la carotte
guide mes pas

à l'ancien zinc enfumé
clandé
je me fais une place
pardon
nos mots me reviennent
elle
voulait
que je lui parle d'amour
je commande sans sommation
passe un sauvignon
un deuxième et un troisième
glissent
encore facile
ça persiste
dit le gars gluant
à mes côtés
je sais pas si je bois
parce que je coule
ou si je coule
parce que je brois
du noir
je mourrai sans le savoir
je voudrais lui remonter
le féliciter
le moral
une tape
il croise mes hésitations
garçon 
pour monsieur un autre sauvignon
je pense pas question pauvre con
entre nous pas de façon
je dis c'est pas de refus
il demande un torchon

encore trempé
je le laisse me sécher
m'essuyer pas gêné
je veux lui en coller une
son nom c'est riton
soixante huit piges
seul mal en point pas du quartier
on se connaît pas arrêtez
cafardeux endetté
me crible d'autres mots
poisseux
que je dribble en pleine surface
d'un crochet du gauche
sonné il reste sur place
je remets presque un droit
ça se bouscule derrière
se généralise
qui défend qui
on ne sait

la vie est bien faite
pauvre con
au trou pour la nuit
sans sommation
le temps de gommer le gris
parmi cafards et souris
presque au chaud
j'en oublie nos mots
ce n'est pas si mal
tout le monde ne peut pas
en rire autant


charles brun, farces et retapes, vol. 3



samedi 8 mars 2025

Les temps ont changé

 

le courrier s'amoncelle
au pied du bureau
dans la baignoire la vaisselle
sur mes genoux une femme
boit du champagne
peau blanche et yeux d’assassin
sa croupe pétillante dans la main
j'exècre les hommes
reclus ici
ils ne m'inspirent aucune confiance
d'où viennent tous ces gens ?
n'ai-je pas mieux à faire ?
plus rien n'est ce que l'on croit
chante-t-elle à mon oreille
avant de s'enfuir vers
quelque autre souffrance
je pense avoir reconnu la chanson
des filles tanguent
entre elles
sur un beau mélo de gardel
plus belles les unes que les autres
un signe m'invite à les rejoindre
elles parlent poésie
je me fais tout petit
cherche la sortie
pas une ne connaît
edgar allan poe
peu leur chaut
les idiots se précipitent là où
les anges ont peur d'aller
les informations tournent en boucle
sur les écrans
l’ère ouverte il y a quatre-vingt ans
répètent-ils se referme
les temps ont changé
empêtré dans la mélancolie
cet air
me revient la nuit
je resterai devant votre tombe
pour m'assurer
que vous êtes bien morts
chantiez-vous
je vous entends encore,
monsieur robert
je n'ai pas sommeil et n'ai nulle part
où aller
vous reprendrez bien un verre ?

 

charles brun, un abri pour l'orage

mercredi 5 mars 2025

Te protéger


Leonard Misonne

 

 

Le jour et la nuit arrivent
main dans la main comme un garçon et une fille
s’arrêtant seulement pour manger des baies sauvages dans un plat
décoré de peintures d’oiseaux.

Ils gravissent la haute montagne couverte de glace,
puis ils s’envolent au loin. Mais toi et moi
ne faisons pas de telles choses —

Nous gravissons la même montagne ;
je prie pour que le vent nous soulève
mais cela ne fonctionne pas ;
tu caches ta tête afin de ne pas
voir la fin —

Toujours plus bas, toujours plus bas, toujours plus bas, toujours plus bas
voilà où le vent nous emmène ;

j’essaie de te réconforter
mais les mots ne sont pas la réponse ;
je chante pour toi comme mère chantait pour moi —

Tes yeux sont fermés. Nous dépassons
le garçon et la fille que nous avons vus au début ;
maintenant ils sont sur un pont de bois ;
je peux voir leur maison derrière eux ;

Comme vous allez vite nous crient-ils,
mais non, le vent nous rend sourds,
c’est lui que nous entendons —

Et puis, nous tombons tout simplement —

Et le monde passe,
tous les mondes, chacun plus beau que le précédent ;

je touche ta joue pour te protéger —

 

Louise Glück, Recueil collectif de recettes d'hiver,
trad. Marie Olivier, Gallimard

dimanche 2 mars 2025

Une sphère de mystère

Ken Regan

En regardant Dylan sur scène, mon impression récurrente est qu’il joue gros jeu. Très gros. Il répète qu’il n’est « rien qu’un musicien», et il a certes viscéralement besoin de se protéger ainsi des prétentions intellectualisantes qui sont une menace permanente pour tout artiste, mais de toute façon ce n’est pas à lui de s’expliquer sur les répercussions de son art. Elles nous retombent dessus comme autant de questions qui nous appartiennent. Tout mythe est un moyen d’expression chargé de puissance, parce qu’il s’adresse aux émotions non à la raison. Il nous transporte dans une sphère de mystère. Certains d’entre eux sont des poisons, dès qu’on leur accorde crédit, mais d’autres ont le pouvoir de changer quelque chose en nous, ne serait-ce que l’espace d’une minute ou deux. Dylan crée du mythe à partir du pays qui nous entoure, de la terre que nous foulons chaque jour et que nous ne voyons pas, jusqu’à ce que quelqu’un nous la montre.

 

Sam Shepard, Rolling Thunder, Sur la route avec Bob Dylan,
trad. Bernard Cohen, ed. Belles Lettres, 2025

mardi 25 février 2025

Le danseur


André Kertész


Tiens-toi bien: je suis convoqué au ministère. J'y aperçois Rachida Dati... Je rêve. Je sais pertinnement que je suis en train de rêver. Je me demande tout de même comment ils m'ont contacté. Comment ont-ils fait pour me retrouver ? Pourquoi ont-ils pensé à moi – qui les exècre totalement... Etrangement, je suis partagé entre le dégoût, le sentiment d'imposture – qui fait pourtant de moi un des leurs – et surtout l'opportunité unique, inespérée, d'assurer mes vieux jours en travaillant au ministère. L'occasion de finir ma vie avec des revenus bien supérieurs à ce que m'octroiera ma chaotique carrière professionnelle. J'en oublie alors mes principes, n'ai aucun scrupule, me voilà aussi corruptible que les autres, un vendu prêt à tout, une véritable ordure... Me débattant pour ne pas me réveiller, j'apprends qu'il ne s'agit pas d'un simple poste, mais d'un portefeuille! Je dois absolument m'accrocher, ne pas sortir de ce rêve! Ils veulent me confier le ministère, tu te rends compte? Moi, ministre de la Culture?! Je commence à trouver cela normal. J'ai même un costard. Et lorsque je suis enfin reçu sous les ors de la république, comme on dit, stupéfaction, on me couvre d'un vieux feutre et m'informe solennellement que je suis nommé ministre du Tango!

 

charles brun, rêves de bandonéon

jeudi 20 février 2025

Je parle aux fantômes

 

Man Ray

 

J'ai si grand pitié des hommes
je me hais et je m'aime
pardonne-moi d'être vivant, d'écrire des poèmes,
je suis encore là mais je parle aux fantômes !

 

Benjamin Fondane, in Ulysse,
in Le mal des fantômes, Verdier poche, 2025

mardi 18 février 2025

Absence


Willy Ronis


J'apprends ce matin que la librairie Gibert de Vaulx-en-Velin vient d'être placée en redressement judiciaire, avec un déficit de 598 000 €. Errant hier à l'une des adresses parisiennes du groupe, j'ai été frappé par les prix bien peu modérés de leurs bouquins d'occasion. J'ignore s'il faut établir une corrélation entre ces deux érections.
Toujours est-il qu'en déambulant rayon poésie, je suis tombé sur cette ancienne édition de poche des Rois mages de Frénaud.


A l'intérieur, entre deux poèmes, cette sorte de mot d'excuse pour justifier un manque de dédicace, l'auteur s'étant prétendument absenté de la capitale…


Cette édition date de 1987. On peut aisément imaginer qu'André Frénaud, s'absentant définitivement six ans plus tard, ou son attaché de presse, se livrait à ce type de facétie afin de se débarrasser de certains fâcheux collègues, journalistes, vagues connaissances…
La carte se trouve à la jonction de la page 66 et de sa voisine, la 67. Elle y restera. Le premier poème est intitulé "Réveil", le second, "La création de soi". 

 

Le sein, émouvant d'être celé
– Ne découvre pas la dormeuse !

Quand les éponges du sommeil ont dégorgé
tous leurs vers, puis les ont rapatriés
dans les cages  de la cervelle,
cire marine des abeilles de nuit,
le grondement s'arrête au cri du réveille-matin.

Elle apparaît ornée de si doux rivages.

– Esssuie ton crâne après rêver.

Après boire, c'est l'apothéose !

 

 ***

 

Mes bêtes de la nuit qui venaient boire à la surface,
j'en ai harponné qui fuyaient
je les ai conduites à la maison.
Vous êtes ma chair et mon sang.
Je vous appelle par votre nom, le mien.
Je mange le miel qui fut venin.
J'en ferai commerce et discours si je veux.
Et je sais que je n'épuiserai pas vos dons,
vermine habile à me cribler de flèches.


 

 

mercredi 12 février 2025

La sérénité des imbéciles

Leslie Jones

 

 

le poème peut grincer comme une porte sans gonds
Jean Cayrol

 

 

il pense être parvenu
à faire reculer
l'infini
lui aussi
et à la tombée de la nuit
troque sa mise
de maudit charlatan
des mots
pour celle de pilier de zinc
surnageant parmi les alcoolos
clodos
camés
paumés
passagers
filles en fugue
mineures
majoritairement
chacun vient avec son silence
lui rappellent-ils
en quelques vers
il brasse les bouquets
s'insurge
retourne le troquet
mélange les joueurs
confond corruption des partis
déliquescence du pays
non-respect de la foi
effondrement de la loi
femmes infidèles
dérèglement climatique
vengeance
vendanges
le temps qui passe et
le vent idiot qui tout emporte
les amis perdus de sens
les amours rêvées
celles tarifées
soudain hagard
il semble chercher ses mots
ou ceux des autres
abandonnés dans sa mansarde
désordonné de honte
il songe à ses mémos
depuis des lustres dispersés
aux quatre coins de la chambre
enfouis dans les placards
les tiroirs
la mémoire

le palais à sec

il envie
à l'image de son maître
la sérénité des imbéciles
plastronnant aux plus belles places
propres sur eux
toujours heureux
et en bonne santé 
Rentre chez toi

on t'a assez vu
assez entendu
sous-entendu : tu as assez bu
se dit le patron
qui inscrit sur l'ardoise
tragique
la somme du soir
Allez
va te coucher le barde
ouste
Salut la compagnie

et le voilà remontant laborieusement
dans sa piaule
défiant de nouveau la blafarde
sur un coin de table
il notera de nouvelles pensées insurpassables
les fourrera au fin fond
de la penderie
et à la fine praline
Emmitouflé avec un seul f
se souviendra-il
dans sa vieille pèlerine
griffes refermées
il trouvera enfin
le sommeil l'injuste
jusqu'au lendemain
si vous le voulez bien

 

charles brun, somme du soir


samedi 8 février 2025

Une vie au couvent

Henri Cartier-Bresson


 

Sorti de l'oubli, grâce à l'ami L.W.O., cet échange épistolaire entre Cioran et Armel Guerne, qui vient de recevoir le dernier opus de notre Emile préféré, Le Mauvais démiurge

 

 

Au Vieux Moulin, le 16 avril 1969 Tourtrès

 

Mon cher Cioran,
Je ne vous ferai pas l’injure de vous parler de votre livre comme d’un livre, et d’abord parce que c’est bien autre chose et beaucoup plus que cela. Mais il faut vous dire – et je vous le dois – que je n’avais rien lu d’aussi rafraîchissant depuis que je sais à peu près qui je suis. et cela commence à faire un sacré bout de temps. Cette pertinence de l’esprit et son exactitude à réduire les manigances de l’intelligence à leurs strictes limites, l’enchantement qu’on trouve à leur perpétuel dépit, la ridicule obésité flagrante de l’importance qu’elles se donnaient, ah
! quel soulagement. Et puis, il y a ce miracle dont je me sens tout parfumé: cette fantastique «bonne humeur», ce merveilleux rire de l’âme, énorme à éclipser tous les soleils, qui respire à travers le pire du pire et l’amertume de l’amertume, sous, sur et à travers la tristesse même de la tristesse. Tous, plus ou moins – et quel que soit le génie qu’on y mette –, nous nous laissons prendre par les autres dans la façon que nous avons de nous poser les problèmes ; et vous voilà, vous, d’un seul coup, pfuit ! qui faites sauter ces cadres. Quel confort tout à coup ! Quelle hygiène ! Le plein vent. Je voudrais avoir les colonnes d’un journal catholique pour y hurler qu’il ne saurait y avoir de lecture et de méditation plus recommandables à quiconque se targue d’amour de Dieu.
Avec cette opération géniale, si elle est véritablement le chef-d’oeuvre que je crois, vous devriez, mon vieux, réussir à n’avoir à peu près plus aucun lecteur à vos prochains ouvrages, et collectionner sur celui-ci les plus abominables âneries… car je n’ose espérer que sur un coup de scalpel aussi pur, aussi net, on se méprenne encore et que, sous l’éclair et le tonnerre de cette lucidité qui fracasse le jour et en retourne la lumière, des gens se trouvent assez cons pour se complaire aux noires apparences du charbon ou pour jouir, comme d’une caresse, du vernis corrosif appliqué à leurs habitudes. J’aime. J’aime. J’aime. Et votre langue est parfaite, tendre comme un nerf à vif, prodigieusement accordée à l’ineffable qu’elle prononce. Pardonnez-moi, s’il vous plaît, ce qui a l’air d’un compliment ou la figure d’un enthousiasme. C’est vénération et respect qu’il faut prendre, et mesure grave de la grandeur, dont je ne suis que l’arpenteur.

 

Vôtre, de tout coeur : A. Guerne

 

 ***

 

Paris, le 18 avril 1969

Mon cher Guerne,
Je suis vraiment touché par le ton chaleureux de vos deux lettres, par tout ce que vous avez vu et projeté dans mon livre. Votre jugement ne sera pas ratifié ici, et il ne saurait l’être, car il est trop généreux. Ce que j’ai remarqué, c’est que les gens comprennent à la rigueur l’horreur du monde moderne mais non l’horreur du monde tout court, qui est au coeur de mes hantises et qui fait que, tout « incroyant » que je sois, je prise si haut le monachisme.
J’aurais vécu en un autre siècle, que j’aurais fini ma vie dans un couvent, je l’y aurais passée même. Mais maintenant il me semble que tout est trop tard, et qu’il vaut mieux rester et crever chez soi.
Je ne suis nullement étonné que vous n’ayez pas reçu les livres commandés. Plon n’est plus Plon et Desclée publie trop de choses. Il règne une atmosphère de folie dans les maisons d’édition. Songez que depuis un an j’essaie sans résultat de voir le directeur de la mienne. Ce qu’il y a de plus intelligent à faire, c’est de laisser les choses aller et de ne plus se faire de bile.
À Dieppe, où j’ai passé quelques journées de Scandinavie méridionale, je me disais souvent, au pied des falaises, qu’il faudrait s’assimiler aux éléments, renoncer à penser, se confondre avec tout ce qui éloigne de l’homme.
Êtes-vous allés en Normandie ? Comment va Madame Guillemin
?
Avez-vous oublié Boudin ? Et pensez-vous lui trouver un successeur ?
J’ai feuilleté l’autre jour, dans une librairie, l’Encyclopédie de Novalis
: le peu que j’en ai lu m’a paru du plus pur fatras. Même lui avait été contaminé par le terrible jargon de la philosophie boche.
Merci de m’avoir fait croire que mon petit livre peut avoir un sens. 

 

Amitiés,

E.M. Cioran

in Emil Cioran, Armel Guerne,
Correspondance (1961-1978), L'Herne