mercredi 20 novembre 2024

De l'aliénation

Ferdinando Scianna

 

Pas un matin, lorsque le radio-réveil me tire de mon insomnie, où je ne pense au tube de Nietzsche à propos du travail et de la liberté: « Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave, qu'il soit d'ailleurs ce qu'il veut: politique, marchand, fonctionnaire, érudit.» Le soir, exténué, tout en enchaînant avec la promenade du chien, quelques courses et la préparation du repas, la même chanson repasse en boucle. Et ainsi, jour après jour...
A peine ouvert, le dernier opus de l'ami Schiffter, surfeur balnéaire que l'on ne présente plus, nous joue ce petit air connu. Illustration avec la définition de l'aliénation que nous offre ce
dandy scorpion :
Terme philosophique par lequel on désigne la perte de la personnalité d’un esclave moderne. Affecté jour après jour à des besognes abrutissantes, le malheureux finit par se sentir étranger à lui-même. Et pour cause: il a cédé son temps (du latin alienare), c’est-à-dire sa vie, à son employeur, et il ne s’appartient plus en rien. On dit alors qu’il est aliéné, ou que c’est un aliéné. Remarque : À ce terme d’aliéné on doit associer celui d’exploité. En effet, quand un artisan exerce son savoir-faire consistant à transformer une matière en objet, il considère que le résultat de son activité n’est autre que luimême, mais autrement, objectivé. De même pour l’artiste, dont l’ouvrage est une autre forme de son moi. Si l’artisanat et l’art ne sont pas du travail, c’est parce qu’ils permettent la métamorphose matérielle libre d’une subjectivité. Pendant le temps passé à mettre en forme un meuble, un vase, une grille en fer forgé, une paire de bottes, etc., le teknikos, l’artifex, jouit de sa propre compagnie. Il ouvrage en laissant vagabonder ses pensées. Dans son atelier, il ne quitte pas son «arrière-boutique», comme disait Montaigne– cette conscience en nous qu’il nous faut «nous reserver toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissons nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude». En revanche, ni artisan ni artiste, l’esclave salarié ne se reconnaît pas dans les produits de son travail. Utilisé comme un mécanisme humain par le mode de production capitaliste et son système mercantile d’échange, embesogné pendant des heures et des heures, il se perd de vue. Son «ordinaire entretien» intime, «si privé», est interrompu par des consignes, des «mails», des réunions, par n’importe quelle «communication estrangiere» «qui y trouve place». Esseulé dans une équipe et non plus seul, mentalement violenté par des sollicitations extérieures et non plus libre de laisser son imagination aller «à sauts et à gambades», l’exploité est un être sans une œuvre dont il pourrait être l’auteur et qui refléterait sa personne même.

 

Frédéric Schiffter,
Indispensable précis de détestation du travail
,
ill. Muzo
éd. le dilettante, 2024, 16 euros


samedi 16 novembre 2024

Laisser filer le temps

 

Vsevolod Tarasevich

 

 

J’aime les villes, leurs places,
leurs artères, leurs coins de rues,
m’asseoir en terrasse
un café
posé devant moi
et laisser filer le temps
sans rien faire, sans presse,
le regard s'attardant ici ou là,
puis aller dans une librairie et fouiller
un peu dans les rayons,
et s’il y a un fleuve, le traverser
et répéter la même opération sur l’autre berge.
J’aime être seul parmi les gens,
n’être personne, n’avoir nulle part où aller,
et pouvoir aller n’importe où.
J’aime quand je me penche pour la première fois
sur le miroir de la salle de bains de l’hôtel,
ce moment de suspens,
quand, tout juste arrivé,
j’ignore si je vais voir apparaître mon visage
ou celui du client précédant, encore présent
dans la mémoire du mercure.
J’aime les parcs et les fleuves
urbains, me promener, à leur côté,
particulièrement à l’automne.
J’aime les villes, oui : marcher,
observer, vivre, tomber amoureux
de cette femme en robe rouge…

      Karmelo C. Iribarren, Las luces interiores,
trad.maison


vendredi 15 novembre 2024

Dormir

Horst P Horst

 

 

Que j'aime à m'endormir sur le drap de ta peau
Comme un autre à pourrir dans les plis du drapeau.

 

Olivier Larronde

jeudi 7 novembre 2024

Un arbre

Greg Baker

 

Ne me parle pas comme à un mort
ne me parle pas comme si je n'étais plus
parle-moi
comme si je n'étais pas né
parle-moi comme si j'étais un arbre

 

 

Vladimira Čerepková, in La Ruée des poissons
trad. Jean-Gaspard Pálenicěk
éd. Rumeurs, 2023

jeudi 31 octobre 2024

Des singes vociférant

Felice Casorati

 

 

Minuit passé, en vain je renifle le squelette d'Essenine, en vain je pleure le crâne troué de Maïakovski, en vain je hurle face à Konstantin, champion du plongeon par la fenêtre. Mais sérieusement, tant que ne seront pas élucidés les étranges suicides, nous demeurerons des singes vociférant, pourquoi nos frères finissent-ils ainsi alors que ce n'est qu'à présent qu'ils auraient pu librement, et donc superbement vivre parmi les petites branches de la dialectique. Ou bien, ô effroi, les pères de l'église recommenceraient-ils à ressusciter les morts ? On ne les aurait donc pas assez étranglés?

P.S.
Dans la nuit du 24 au 25
décembre1849, Dostoïevski fut chargé de fers et envoyé en Sibérie. Dans la nuit du 24 au 25décembre1925, Essenine se pendit au lustre d'un hôtel de luxe moscovite et pour plus de sûreté se tira aussi une balle. Ô nuits de Noël!

 

Bohumil Hrabal, in La Ruée des poissons
trad. Jean-Gaspard Pálenicěk
éd. Rumeurs, 2023

mercredi 30 octobre 2024

Lectures étroitement surveillées


Alex Russell Flint

 

...un bon livre n'est pas fait pour endormir le lecteur mais pour qu'il saute de son lit et qu'il aille en caleçon taper sur la gueule de l'auteur...

 

Bohumil Hrabal, Cours de danse pour adultes et élèves avancés,
trad. François Kerel, Gallimard

dimanche 27 octobre 2024

L'amour aux trousses


Willy Ronis

 

 

avec ces yeux-là
des filles
il va en faire courir
je serrais la main de ma mère
l'implorant de faire taire
la voisine croisée
devant sa porte
j'imaginais des filles par centaines
s'enfuyant à ma vue
me laissant seul à jamais
et devant à l'avenir
me réfugier
derrière des lunettes noires

l'année du bac
une fille qui me plait bien 
me suit
du lycée jusqu'à chez nous
je réussis à la devancer
au coin de la rue
la cour de l'immeuble traversée
à toute berzingue
je me poste derrière les rideaux
l'observant perdue au milieu
de la chaussée
repensant à la terrible prophétie
de la voisine
ainsi
il suffisait d'attendre quelques années
pour que tout se mette en marche
je fais aussitôt défiler
à mes trousses
tous mes futurs succès féminins
aucune ne résistera
à ce regard sans nul doute
envoûtant
étrangement cette situation ne s'est jamais reproduite
du moins à ma connaissance

j'y repense parfois
presque soulagé
lorsque j'accompagne ma mère
dans le quartier
qu'elle me tient la main
désespérément
de peur de tomber



charles brun, neige et pluie remontent vers le ciel

mercredi 23 octobre 2024

Désir et ennui

Vivian Maier

 

Althusser et Mathusalem
souffre et safran
douleur et souffrance
à peine entré dans la nuit
je confonds aussi
Mastroianni et Fellini
pas sûr qu'il y ait gourance
Richards et Jarrett
Lituanie et Lettonie
le désir et l'ennui
les livres et la littérature
Machado et Cernuda
je ne tiens pas en terre
ne touche plus l'air
gauche et droite
Zanzibar et Tombouctou
je m'emmêle les sabots
les deux pieds dans le même pinceau
papa ou amant ?
la maman ou la putain ?
la rose ou le fusil ?
libéraux, libertaires, libertariens
de toutes vos leçons, je ne retiens plus rien
patient insomniaque je bluffe sous la pluie
la nuit me déconseille
la panique
la langue chienne qui se mord la queue
me flinguer
les derniers neurones du bide
j'oublie d'obéir
ça s'envole
tout doit disparaître
rien n'est pardonné
et je vous emmerde !

 

 charles brun, tout doit disparaître

mardi 8 octobre 2024

Dimanche

Mario De Biasi

 

 

Si vous êtes raisonnables toute la semaine
Si vous faites bien vos devoirs
Si vous apprenez bien vos leçons
Si vous ne vous battez pas avec vos camarades
Si vous ne tirez pas la queue du chien
Si vous mangez bien votre soupe
Si vous ne faites pas crier votre grand-mère
Si vous vous lavez les mains avant de vous mettre à table
Si vous vous brossez bien les dents
Si vous allez vous coucher sans pleurer
Si vous faites votre prière tout seuls
Si vous êtes bien sages avec maman
Dimanche on ira voir papa à l’asile…

 

Louis Calaferte


samedi 5 octobre 2024

Incessante hémorragie

Willy Ronis

 

Aujourd'hui, alors que mon capital de sable a dangereusement baissé dans le haut du sablier, il m'arrive de sentir avec une acuité poignante cette incessante hémorragie de temps vivant qui s'écoule de moi ; je perds mon temps, comme un sang précieux, alors que je n'en ai jamais eu autant besoin. Spectateur d'un film qui m'impose sa vitesse de déroulement, je discerne une tonalité nouvelle, plus grave, sur les images qu'il me présente: quelquefois même dans les moindres incidents de la vie. L'unique de cet instant et du moi qui l'enregistre, comment n'en rien perdre?

 

André Hardellet, Donnez-moi le temps,
Gallimard

jeudi 3 octobre 2024

Pour commencer

Douglas Corrance

 

Je me dois d’écrire pour commencer que le nihilisme, au sens commun, celui de la négation têtue et radicale, est tout entier du côté de la société contemporaine, de l’ordre des choses actuel ; que les nihilistes sont aujourd’hui ceux qui prétendent gouverner les Etats, diriger les entreprises, contrôler les échanges; que ces nihilistes trouvent des appuis jusque chez leurs opposants qui, par le moyen d’une formation insuffisante et falsifiée, ne se doutent de rien ; qu’ainsi, la critique résolue de cette prétendue civilisation qui a tout d’une barbarie, toujours au sens commun, est versée au compte d’un nihilisme de propagande, démontré par ce genre de question d’une indigence absolue: «Que proposez-vous donc, de retourner à l’âge des cavernes?» Le nihilisme contemporain s’étend à l’ensemble des rapports sociaux et vient jusque dans nos bras égorger sœurs, frères, compagnes et camarades, amis et connaissances. La plainte est si forte que le nihilisme retournera la plainte et le plaignant: «Vous voilà isolé? Vous l’avez bien cherché!» sans que quiconque ne bronche, pas même le plaignant, qui cesse de se plaindre et se blinde, en effet.

 

Dominique Meens, Pêche à pied,
Pontcerq, 2024

lundi 30 septembre 2024

La disparition

Piergiorgio Branzi



[…] Sur les présentoirs, on avait disposé des piles de livres plus ou moins hautes ; certaines couvertures s'ornaient d'une critique écrite au feutre sur un papier de couleur bleue, orange, jaune. Une table regroupait tous les livres (essais ou romans) en lien avec le féminisme; plus loin, une autre table disposait, en étoile, des essais pour alerter les lecteurs des dangers du réchauffement climatique. Je remarquai une affiche, avec des enfants tout sourire, noirs, blancs, jaunes. Sur cette affiche, en grosses lettres rouges, on lisait : « Son premier chef-d'œuvre. » Le mercredi et le samedi, la librairie proposait des ateliers d'écriture « pour les petits monstres », ce qu'il fallait traduire, pensai-je, par « vos enfants pleins d'imagination ». Des silhouettes en carton de Victor Hugo, de Marcel Proust et de Georges Simenon se détachaient, comme des ombres chinoises, sur un mur blanc. Hugo portait une crête de punk, Proust un maillot du PSG et Simenon fumait un joint. Yourcenar, plus loin, telle Marilyn Monroe, retenait sa robe blanche pour que le souffle du métro ne la soulève pas toute entière (la robe). Albert Camus stoppait un penalty tiré par Samuel Beckett. Les écrivains, ce ne sont pas des gratte-papier, puant le renfermé, la macération, le révolu, la droite, la vieillesse.
De pénétrer dans une librairie, gonflée des romans de la rentrée littéraire ou des livres dont on parle, m'avait toujours déprimé. A quoi bon, pensais-je, ajouter un volume de plus à cette frénésie commerciale
? J'avais aimé, dans les livres, le retrait du monde, le pas de côté, l'absence. Les libraires applaudissaient les stars du roman, la foule, la présence. C'est normal, ils avaient, pour survivre, l'obligation de vendre. Que le livre fût un produit me foutait le bourdon : ce n'était donc que ça? Au mieux, un médicament pour l'âme, au pire, un passe-temps qu'on emportait à la plage, ou dans le train, par peur de rester seul avec soi? Le livre, un divertissement? Vraiment? Je songeais que la littérature se trouvait plus sûrement au milieu d'une lande déserte, dans le vent, le sable, la nuit: la disparition.

 

Patrice Jean, La Vie des spectres,
Le Cherche Midi, 2024

mardi 24 septembre 2024

Non-Lieu

Josef Smukrovich

 

L'épidémie solaire dévaste l'œil fou
Bleu comme un anus

Je me contemple
Je me regarde faire dans un monde uniformément moite
Enfant de poix
Enfant des gifles
Doux crottin crucifié
Je suis l'ange de sel

Petit démon de chiottes
Vêlé par hasard

Un nuage traîne dans ma vieille colonne vertébrale lacérée
J'ai des cinglances au sexe
Je crache noir
Un soleil dégluti

L'œil
L'œil fixe – c'est moi
Evêque rouge des somnolentes kermesses
Je crie à poings fermés
Naviguant le vagin clair et clos d'un univers de rage

 

 

Louis Calaferte, Non-Lieu,
Tarabuste éditeur, 1996

vendredi 20 septembre 2024

Des cornes pour se défendre



 

Les éditions belges du Sandre rééditent un recueil de 465 citations surréalistes concocté peu après un fameux mai par la regrettée Annie Le Brun. « 465 preuves de la vérité de tous les contes de fée, c’est-à-dire 465 preuves que, pour chacun à chaque fois, non seulement « il était une fois » mais que toujours il sera une fois, 465 preuves aussi singulières que plurielles, 465 preuves irréfutables et en même temps porteuses de la plus urgente question : «La médiocrité de notre univers ne dépendrait-elle pas de notre pouvoir d’énonciation?», nous demande-t-elle dans sa préface d'avril 2023. C'est incontournable, stimulant, un volume agréable dans les mains et dans les têtes, et donne envie, en ce centenaire du surréalisme qu'il ne faut aucunement fêter comme il se doit, de relire dans un coin quelques vers de Péret, Breton, Soupault et cie. Sans oublier Cravan, qui estimait que « Si la théorie des influences des milieux a du vrai je m'étonne que le génie n'ait pas des cornes pour se défendre».



Quelques semaines avant sa disparition, Annie Le Brun déballait sa bibliothèque ici.

jeudi 19 septembre 2024

Encore !

 

Ando Fuchs

 

A force de nous habituer à l'inacceptable, nous finirons par l'aimer, et à en redemander.

 

Fabiano Mandarini
trad. maison

samedi 14 septembre 2024

Un homme de son temps


Sten Didrik Bellander

 

 

De celui dont nous disons qu'il est un «homme de son temps », nous ne faisons que remarquer qu'il coïncide avec la majorité des imbéciles du moment.

 

Nicolas Gomez Davila, Carnets d'un vaincu,
trad. Alexandra Templier, L'Arche

mardi 10 septembre 2024

Comblé

Karel Hajek

 

Je supprimai de mon vocabulaire mot après mot. Le massacre fini, un seul rescapé : Solitude. Je me réveillai comblé.

 

Cioran, De l’inconvénient d’être né

samedi 7 septembre 2024

Je vis ailleurs

Edouard Boubat

 

je vous tire la bourre
et je vous fais l'amour
je rêve toujours 

je vis ailleurs
j'ai toujours été un rêveur
on se retrouvera dans d'autres draps
et d'autres poils de rats 

la vie je ne sais pas
elle n'a jamais été la mienne
j'ai lu Milarépa
j'ai dîné sur la mer Caspienne 

mais non, je ne sais rien
je n'ai pas eu le droit d'aînesse
je suis un acarien dans le lit des princesses

 

Hervé Prudon, Au matin j'explose,
ed. du ricochet, 1999

vendredi 6 septembre 2024

Dans le même temps

Gilles D'Elia




Emmanuel Macron, chef de l’État français, ment.
Le mensonge, en politique, n’est certes pas complètement nouveau
: d’autres l’ont pratiqué avant lui, mais de manière intermittente, et en assumant à peu près cette sournoiserie, fût-ce sous le sceau de la plaisanterie méchante. On se rappelle que feu Charles Pasqua, qui fut l’un des ministres de l’Intérieur les plus droitiers de la Cinquième République, se plaisait à théoriser que « les mensonges» politiciens «n’engagent que ceux qui les croient».
Mais Emmanuel Macron se signale par cette singularité, tout à fait inédite, elle, qu’il ment toujours plus effrontément.
Il bafoue quotidiennement la vérité des faits.
Il nous explique, très tranquillement, que nous n’entendons pas ce que nous entendons, et que nous ne voyons pas ce que nous voyons.
Lorsqu’il déverse des centaines de milliards d’euros dans les poches des Français les plus aisés, par exemple, c’est pour mieux soutenir qu’il n’est absolument «
pas le président des riches». Et lorsqu’il accable les plus pauvres – qui selon lui «ne sont rien» – de son incommensurable mépris, c’est pour mieux soutenir qu’il «aime notre pays et nos compatriotes».
Quotidiennement, il remplace donc la réalité par une «
vérité» alternative, où ses incessantes brutalités deviennent des preuves d’amour.
Cette politique du mensonge érigé en régime de gouvernement alimente évidemment la défiance à l’égard de la parole publique dans laquelle prospère la démagogie réactionnaire. Elle constitue probablement la principale contribution du chef de l’État à l’extrême droitisation du pays qui l’a élu président sur la promesse qu’il ferait, nous allons y revenir, «
barrage aux idées de l’extrême droite». Car c’est la droite nationaliste, intégralement construite dans la forgerie de dangers imaginaires, qui profite au premier chef de ce brouillage général des repères permettant de distinguer le vrai du faux. Mais, au-delà de cet apport essentiel, Emmanuel Macron, depuis le tout début de son règne, a constamment œuvré à la normalisation de cette extrême droite qu’il avait pourtant promis de contenir.
Il lui adresse régulièrement des signaux très directs, comme autant de témoignages de sa complaisance, lorsqu’il décide par exemple
– avant de renoncer à ce sordide projet– d’«honorer» la mémoire du «grand soldat» Pétain. Ou lorsqu’il accorde un entretien exclusif à un magazine condamné pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence contre les Roms. Ou encore quand il apporte son soutien à un éditocrate condamné, lui, pour provocation à la haine contre les musulmans.
Dans le même temps, le chef de l’État, secondé par quelques ministres profondément réactionnaires, fait aussi d’autres cadeaux à l’extrême droite
– en imposant des politiques brutales qui aggravent les inégalités et exacerbent les tensions, et en déchaînant contre les protestataires des répressions d’une violence stupéfiante.
En cela
: Emmanuel Macron peut être considéré comme un fourrier du fascisme, dont il prépare, par son autoritarisme, le très possible avènement.

 

Sébastien Fontenelle, Macron et l'extrême droite : Du barrage au boulevard,
Massot Editions, 2023

mercredi 4 septembre 2024

Quoi que vous en pensiez

Peter Turnley

 

Je ne veux pas me dépeindre en long et en large, comme certains. Je ne suis pas de ce genre-là, quoi que vous en pensiez. Quoi que vous en pensiez, je suis un garçon simple qui s'arrange pour ne pas faire parler de lui malgré le génie qu'il a.

 

Louis Calaferte, Paraphe, Arléa


jeudi 29 août 2024

Ma nouvelle vie (de milliardaire)

Ce blogue a vécu — 10 ans d'âge, il est temps d'y mettre un terme. Ciao, merci!
Finis l'amateurisme, la légèreté, la déconnade, la gratuité. Je vais désormais consacrer toute mon énergie à devenir un véritable auteur. Je veux dire: riche, célèbre et célébré. Etre invité sur les plateaux, les antennes, les réseaux. Un éditeur qui, déclare-t-il, « place son exigence de qualité sur la plus haute branche de l’arbre le plus haut », m'a récemment incité à m'engager dans cette voie. Aussi, dois-je, aujourd'hui même, entrer en guerre. J'ai déjà commandé une dizaine de t-shirts kakis pour être crédible. Il va sans dire que, pour mener à bien cette grande entreprise, et ne pas connaître la crise, il faut non seulement se préparer, se former mais surtout s'armer.
Mon programme des semaines à venir est des plus alléchants. Trois rendez-vous incontournables et fort enviables se profilent d'ores et déjà à l'horizon.
Le premier d'entre eux se tiendra le 18 septembre prochain chez l'ami Bolloré. La salle mythique de l'Olympia, propriété du groupe Vivendi accueillera, en personne, l'hénaurme Xavier Niel et son spectacle-livre en toute simplicité et sincérité intitulé Comment devenir milliardaire ?  
Le pitch est des plus simples, du moins nous excite-t-il en allant à l'essentiel :
Comment devenir milliardaire ?
C’est la question que tout le monde se pose.
Il n’y a que 53 personnes en France qui peuvent y répondre.
Un seul va le faire sur la scène de l’Olympia.
Imparable.
Notre cher milliardaire, grand catholique comme son hôte, nous rappellera comment, avant d'être patron de Free et du Monde libre, d'épouser la belle Delphine, fille de Bernard Arnault, d'être ce bon notable respectable, ami des pensionnaires actuels de l'Elysée ou de l'infatigable Mimi Marchand, il fit fortune grâce au minitel rose, aux peep-shows et autres sex-shops et comment, à cette magnifique époque, il fut certes mis en examen pour recel d'abus de biens sociaux et proxénétisme aggravé, mais ne goûta qu'un tout petit mois aux joies et confort de nos prisons. Comment, à peine libéré, grâce à ses nouvelles connaissances, il devint celui que nous connaissons aujourd'hui. Et comment sa puissante entreprise, bien qu'elle héberge la moitié des fichiers pédopornographiques recensés sur Internet, échappe désormais à la justice.
Je prendrai des notes. Mais je crois avoir bien compris qu'une des étapes à effectuer avant d'atteindre gloire et fortune pouvait passer par la marge, l'ombre, et les portes qui se referment dans notre dos. Il suffit sans doute pour assurer ses arrières, et ceux des autres, de savoir bien s'entourer… Bien entendu, j'imagine par ailleurs que Xavier me donnera tous les bons plans pour optimiser au mieux mes futurs revenus, leur permettre de ruissseler... de comptes en comptes. Devenir riche —millionnaire ou même milliardaire n'est pas le tout, encore faut-il savoir ce mouvoir dans ce nouvel univers. 


Après deux saisons triomphales accordées au Théâtre de la Gaîté, Bernard Werber montera, lui aussi, sur les planches de l’Olympia vivendien pour une date exceptionnelle, le 23 octobre, veille de mon anniversaire –c'est un signe, à n'en pas douter ! Il contribuera fortement à faire de moi un autre homme. A révéler mon vrai moi. Je n'invente rien, c'est dans le texte de présentation de cette soirée exceptionnelle. 

 


Mon esprit, me promet-on, ouvrira «des portes qui mènent à des territoires étonnants et merveilleux ». Accompagné à la harpe, l'auteur des Thanatonautes  me proposera quatre méditations guidées pour mieux me connaître, me rappeler qui j'ai été et découvrir qui je vais devenir. Cet interactif VOYAGE INTÉRIEUR, capitales donc, m'apprendra «de manière amusante », m'assure Bernard, quelques secrets sur moi-même que j'ignore ou… que j'ai oubliés. La route vers la gloire passe par là. Merci, Bernard.

 

Leçons de littérature toujours, et toujours offertes par nos généreux amis milliardaires. Propriété du même Xavier, le journal de référence envié dans le monde entier, pas pour rien dénommé par les sales gauchistes « quotidien vespéral des marchés », propose, pour la modique somme de 1500€, un atelier d'écriture avec l'immense et talentueuse Marie Darrieussecq. 

 

En cinq séances, du 25 au 29 novembre, l'autrice de Truismes assure qu'elle m'emmènera « De la page blanche au point final », si j'en crois l'intitulé de cette solide formation. Je lui laisse la parole, que je bois jusqu'à satiété et au-delà:

Commencer à écrire... devant la plage blanche, ou l’écran gris... Respirer... une phrase... une ou trois... ou le vide... Rêver... rouvrir le cahier, le fichier... laisser du blanc... Recommencer... rien de sacré... s’ennuyer... aller vers la dixième phrase... à la ligne... Marcher... nager... ouvrir le frigo... Raturer... Couper, jeter... Faire des listes... Reprendre... poursuivre... Déchirer le plan... Ou fabriquer un cadre, inventer des contraintes... Écrire à nouveau... écrire à neuf... ou à l’ancienne... Relire… Monter, recouper... Non... Jeter... Jeter toutes les transitions, abattre les échafaudages... Oui… Suggérer... Ne pas expliquer... Plier du linge, sortir le chien... Métaphores?... Images?... Lire... Régler la focale... Ecrire un personnage... Faire des erreurs... Combien d’adjectifs...? Lire à neuf... Oublier... Se souvenir... Accepter... Continuer... Persévérer... Chercher la justesse... la note, la mesure... le rythme, la touche... S’obstiner... glisser... Rêver encore... aller vers la porosité, vers la transe légère... Aller vers la fin... reconnaître la dernière phrase... Céder... Entendre l’avant-dernier mot... encore un... Tout changer... Finir, peut-être... Et le titre?

Tout est dit. Merci, Marie.

Et tout cela n'est que la partie du programme du premier trimestre de cette nouvelle vie…

Maintenant, un peu de poudre blanche, et au travail ! 



samedi 24 août 2024

Au cabaret tzigane

Harry Gruyaert

 

 

j't'aimais tellement fort que j't'aime encore
ce genre de choses qu'on faisait tourner sur la platine akai de la chambre
les après-midi
où nous révisions le bac
fondant nos mains et nos lèvres
elle rêvait que j'écrive des chansons d'amour
que tout le monde le temps d'un été célèbre

l'autre jour j'ai vu quelqu'un qui te ressemble et la rue était comme une photo qui tremble
elle me voyait auteur de trente trois tours sirupeux et dégoulinants de sentiments sensualisés de ma voix satinée
ma tignasse de gitan sépharade en banderille pour les mettre
toutes à genoux
elle voulait que je balance toutes mes dépendances
cette mélancolie de pianiste de bar d'hôtel cossu international
m'exhortait à troquer mes vhs de films certifiés cafard authentique
version originale sous-titrée français
contre un bon dictionnaire de rimes 
abandonner les vapeurs des comptoirs enfumés
et m'engager dans la voie royale pavée de disques d'or
du chanteur de charme solaire pour femmes seules et abandonnées
impudique docteur en souffrologie pour jeunes filles à idole et garçons solitaires

à elle les robes de soirée, le tapis rouge, les cocktails à gogo au bord d'une piscine des grenadines

le soleil, le ciel bleu, toute la vie
toute la vie

je cultivais les jours sans qualité et le goût de l'imparfait
faisant le pitre au piano à l'ombre de mon cabaret tzigane
quand hier par hasard j'ai appris la mort déjà ancienne de cette fille qui croyait en moi partie pour un autre
avait-elle jamais renoncé à ses rêves de gosse ?
quarante ans plus tard, certaines de ces chansons violonisent encore parfois dans ma tête
comme les premiers soupirs des premiers baisers, les premiers serments partagés

charles brun, histoires populaires

 

 

mardi 13 août 2024

Le lit de la vie






Moi qui t'aimais, belle jeune fille
qu'es-tu devenue, vieux trognon
avec tes gros nichons et tes trois lardons...

Jouflue, mafflue, bouffie
Prénuptial – Prénatal
bouffée par l'araignée boutiquière
pauvre mouche à consommation

Dix ans de lait beurre œufs fromages
de bifteck lange potage
t'achèvent sur le lit de la vie.

La vie quotidienne et son pipi
caca papa vaisselle cuisine repas
la propreté c'est Persil
la saleté c'est mes filles.

Tampax, Ajax, savon balai
égorgez vos filles
soyez bien tranquilles
que le monde dorme en paix.

Que venons-nous foutre ici
loge de concierge du paradis
délivre-nous de Jésus-Christ

 

Gaston Criel, in Popoème,
éd. du Chemin de fer

lundi 12 août 2024

La fête est triste

Wallace Kirkland



La fête est triste
les lendemains déchantent
alors, alors
quoi de ce temps
qui se tord
qui bifurque
qui saute en hauteur
qui prend du recul
qui sport à qui perd gagne
qui ne sait plus où donner de la tête
dans le cyclotron de l'avenir passé
présent où es-tu
à droite à gauche
ici ou là
on ne sait plus
on ne sait pas
on ne sait rien
il faudrait savoir
ce qui rien que rien
ne sait
à l'horizon fini
du temps infini
être et ne pas être
voilà la question.

 

Gaston Criel, in Popoème,
éd. du Chemin de fer

vendredi 9 août 2024

Détruire, dit-il

André Kertész

 

Que de livres, mon Dieu, et combien nous manque le temps et parfois l’envie de les lire ! Ma propre bibliothèque, où autrefois pas un livre n’entrait sans avoir au préalable été lu et digéré, s’encombre peu à peu de livres parasites, qui souvent y arrivent sans qu’on sache comment, et qui, par un phénomène d’aimantation et d’agglutination, contribuent à élever la montagne de l’illisible— et, au milieu de ces livres, perdus, ceux que j’ai moi-même écrits. Je ne dis pas dans cent ans, mais dans dix ans, dans vingt ans, que restera-t-il de tout cela? Peut-être seulement les auteurs qui viennent de très loin, la douzaine de classiques qui traversent les siècles, bien souvent sans être beaucoup lus, mais vaillants et vigoureux, par une sorte d’impulsion élémentaire ou de droit acquis. Les livres de Camus, de Gide, qui voilà à peine deux décennies étaient lus avec tant de passion, quel intérêt ont-ils à présent, alors même qu’ils furent écrits avec tant d’amour et d’efforts? Pourquoi dans cent ans continuera-t-on à lire Quevedo et pas Jean-Paul Sartre? Pourquoi François Villon et pas Carlos Fuentes? Que faut-il donc mettre dans une œuvre pour durer? On dirait que la gloire littéraire est une loterie et la survie artistique une énigme. Et malgré cela on continue à écrire, à publier, à lire, à gloser. Entrer dans une librairie est effrayant et paralysant pour n’importe quel écrivain, c’est comme l’antichambre de l’oubli: dans ses niches de bois, déjà les livres s’apprêtent à sombrer dans un sommeil définitif, souvent sans même avoir vécu. Quel est cet empereur chinois qui détruisit l’alphabet et toute trace d’écriture? N’est-ce pas Érostrate qui incendia la bibliothèque d’Alexandrie? Ce qui pourrait peut-être nous redonner le goût de la lecture, ce serait de détruire tout ce qui a été écrit et de repartir, innocemment, allégrement, à zéro.

 

Julio Ramón Ribeyro, Proses apatrides,
trad. François Géal, éd. Finitude



jeudi 8 août 2024

Le prophète

 

Gilles d'Elia

 

 

j'écris dans un coin de chez moi
en langue vernaculaire
des poésies absconses et indirectes
à l'usage inutile de gens
qui n'en ont rien à foutre
et je crois être au centre du monde
l'universel prophète

 

Hervé Prudon, Devant la mort, Gallimard, 2018

dimanche 4 août 2024

La grande lessive

Marc Le Mené



 

– La grande lessive…

C'est un point de vue…

De loin…

Tu crois pouvoir toujours te tenir à distance ?

Je fais ce que je peux. La distance permet de voir... 

...clair ?

Je n'utilise pas ce genre de formules insensées. Je les laisse à nos chers dirigeants. Ces élections ont pour but de clarifier les choses, tu te souviens? Et c'est aujourd'hui on ne peut plus clair, effectivement: la démocratie, c'est du passé…

– Tu exagères, comme toujours.

– Que dire de ces élections, dernière trace d'une démocratie de faible intensité, à l'issue desquelles l'Etat, et les médias, nous assurent qu'il n'y a pas de vainqueur, que personne n'a gagné, et qu'on verra plus tard, place au sport ?!

On avait dit qu'on ne parlait pas de politique.

C'est vrai. Mais n'oublie pas une autre formule, d'un autre temps: tout est politique. On boit un coup dans ce bar, c'est politique. On le choisit parce qu'on le connaît, parce qu'il est à mi-chemin de nos domiciles respectifs, mais aussi parce que nous nous sentons mieux ici qu'au Fouquet's. 

J'en sais rien, je n'y ai jamais mis les pieds.

Parce que nous n'en avons pas les moyens. Parce que ça ne nous vient même pas à l'esprit. Que c'est réservé à d'autres. Pas à des pauvres culs comme nous. Que les Champs, on n'y va même pas pour voir un film– d'ailleurs, il n'y a plus de cinémas…

Certes… Tu n'as pas regardé la cérémonie d'ouverture, alors ?

On a dit Pas de politique !

Tu n'as pas suivi toutes ces polémiques à propos de ton Philippe Katerine chéri?

Je ne le chéris pas. Et non, je ne suis rien ni personne.

Du verbe être ou du verbe suivre ?

Les deux, mon capitaine.

Tu regardes de loin…

A peine spectateur du spectacle du spectacle. Car j'en ai vite la nausée. Je les vois venir, et je les fuis.

Tout le monde s'accorde à dire que ce fut grandiose, inoubliable…

Inclusif ? Antiraciste ? Funky ? Queer ? Irrévérencieux ? Créatif ?…

Tu es trop négatif.

Yes, je suis un rabat-joie, un grincheux, un hater... 

Voilà.

Un mauvais Français. Je ne comprends rien aux valeurs de la république, brandies aux yeux du monde au cours de ce grand événement populaire.

Exactement ! Tu ne respectes pas la trêve olympique...

Ces Jeux sont du pain béni pour ce régime autoritaire, moribond, en pleine putréfaction, illégitime, policier… C'est quel degré de la société du spectacle ?

Ce ne sont tout de même pas les Jeux de 1936.

Non, ce sont ceux de 2024. Nous avons changé d'époque, de système. De vocabulaire. 

Tu en reprends une?

Une dernière alors, faut que je file faire mes selfies avec les médaillés de l'exclusion.

Les médaillés de quoi?

De l'exclusion. Tu en as pas entendu parler?

Bon, c'est fini, oui?

Plus de 10000 personnes expulsées de Paris, déplacées, déportées en banlieue lointaine et en province, pour faire place nette, y voir plus clair, ne pas choquer le touriste, les médias étrangers, leur donner la seule image d'une grande démocratie sportive et inclusive, LGBTQ++, avec des champions noirs qu'on a envie de tripoter, droit dans les yeux et dans le slip, storytelling relayé par les médias aux ordres ou directement inféodés aux milliardaires d'extrême-droite, plus rien d'autre n'existe, le monde est une compétition de rats de laboratoire survitaminés et aux exploits inouïs et inoubliables… Les gens qui réussissent, et ceux qui ne sont rien, qu'on a remisé sous d'autres cieux…

Y'a pas à dire : ça fait du bien de se retrouver après tout ce temps, ça détend…

Pardon, mon vieux. Je vais pisser un coup. Commande une nouvelle tournée et prépare-nous une ou deux petites lignes blanches, qu'on se remonte le moral, qu'on soit prêts à bouffer le monde! Ça va d'aller!