vendredi 12 février 2021

Un coup de maître

Pardon, c'est moi qui ai mis un peu d'ordre dans tes livres en faisant le ménage
J'ai vu…  

Que j'avais fait le ménage ?

Que tu avais foutu le bordel dans mes bouquins, ma chérie...

Je les ai simplement empilés sous la table de nuit, ils traînaient par terre et il n'y a plus de place sur l'étagère... Il y a quelque chose que je ne comprends pas d'ailleurs… 

Tu as de la chance… 
Pourquoi ? 
Tu as dit qu'il y avait quelque chose que tu ne comprenais pas. Tu es veinarde, car, en ce qui me concerne, tout m'échappe, je ne comprends plus rien à rien… Qu'est-ce qui te tracasse? 
En fait, il y a deux choses. 
Dès qu'on creuse, ça se corse… Commençons par la première. On verra combien il en vient par la suite… 
Eh bien, lorsque nous avons déménagé, tu as mis tous tes livres, ou presque, dans des cartons…  
Oui, cela rend le transport plus pratique… 
Je veux dire que ces cartons de livres sont entreposés, comme une grande partie de nos affaires, dans le garage de ton ancienne collègue... Jusqu'ici, nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas ?…  
Oui. J'ai simplement pris cinq ou six livres avec moi. Tu ne peux pas savoir combien ils me manquent, tous les autres. Combien je m'inquiète pour eux, tous les jours… 
J'imagine… 
Oui, j'imagine que tu imagines. Mais je ne comprends pas ce que tu ne comprends pas. 
Alors, voilà : nous sommes en transit dans cette espèce de maison, tellement petite, qu'elle ne possède qu'une seule étagère, un seul rayon, qui était vide lorsque nous sommes arrivés en juillet, on est d'accord?… 
Je sais ce que tu vas me dire : aujourd'hui, six mois plus tard, ça dégueule de partout… 
J'en retrouve même au pied du lit, comme dans notre ancienne chambre… 
C'est donc ça que tu n'as pas compris? C'est très simple. J'ai, ces derniers temps, acheté beaucoup de livres, en ai reçu également un certain nombre, un peu trop, certainement. Je me faisais la réflexion pas plus tard que ce matin… Je suis je crois traversé d'angoisses terribles en pensant à mes livres dans ce garage. Je suis en manque, ou bien j'ai peur de manquer, et j'en rajoute ici deux trois par semaine, c'est terrible. Mais tu vois, tout s'explique. Quelle est l'autre chose que tu ne comprends pas? 
Eh bien, Thomas Bernhard, je connais, je comprends. 
Tu ne l'as jamais lu! 
Tu m'en as lu de nombreux passages. Et quasiment tout son livre sur les prix littéraires. Ce que je comprends, c'est ta fascination pour Thomas Bernhard, je sais combien tu en es dingue. 
Je n'en suis pas dingue, il m'ensorcèle, mais je me soigne, rassure-toi, je ne me laisse pas faire… 
Calaferte aussi, je comprends. Et lui, au passage, tu sais que je l'ai lu. Mais il y a des auteurs que je ne connais pas, dont je n'ai même jamais entendu parler… 
Comme qui? 
Un Thomas quelque chose… 
Un Thomas Henri? Ou vice-versa… 
Ah, c'est son nom? 
Vice-versa? 
Non, Thomas. 
Oui. Et Henri, son prénom. 
Jamais entendu parler. 
C'est un auteur aujourd'hui certainement oublié.
Pas par moi. 
Faudrait savoir… 
Je ne l'ai pas oublié puisque je ne l'ai jamais connu. ... Comment tu en es venu à lui? Pourquoi as-tu acheté un de ses livres? 
Par obsession, je le confesse. 
Je ne comprends rien. 
C'est la faute à Perros. 
Tiens, d'ailleurs, j'ai vu que tu lisais un bouquin de Perros il y a quelques jours. Je me souviens d'un gros volume qui a longtemps traîné sur la table de chevet à Montreuil. 
Exact. C'était le pavé de chez Quarto. 
Quel besoin alors de racheter un autre de ses livres? Tu en as pas assez avec le Quarto? 
Il n'y a pas tout...
Ben, tiens. 
Je te le jure. Le livre que tu m'as vu lire récemment, c'est justement sa correspondance avec Henri Thomas. 
C'est ce qui t'a fait t'intéresser à celui-ci ?
Pas exactement. Enfin, si… Mais c'était il y a quelques années, lors de la parution de cette correspondance. Thomas, c'est un nom que j'avais croisé ici ou là, une référence, mais je n'avais pas creusé plus que ça. Je détiens un tel record de lacunes en littérature que j'ai l'impression que peuvent surgir du néant, le mien, et avec fréquence, un tas d'auteurs passionnants, qu'il me faut absolument découvrir, dont on ne trouve plus, pour ainsi dire, les ouvrages, mais dont il existe un exemplaire d'un titre épuisé, dans une librairie paumée au fin fond de la capitale… 
Il n'y a pas de fin fond paumé à Paris… 
Détrompe-toi. Certains coins du XVe par exemple resteront éternellement et parfaitement inconnus de ces Parisiens revendiquant leur authenticité et leur savoir… 
Là n'est pas le débat. 
Parce qu'il y a débat? 
En fait, ce que je ne comprends pas… Tiens, je prends au hasard. Comment passe-t-on de Thomas Bernhard à Pierre Autin-Grenier? Ou à Armand Robin – totalement inconnu au bataillon, celui-ci aussi. 
Ah, Armand Robin… Le pauvre est très mal édité — si l'on excepte le formidable travail des indispendables et irremplaçables éditions du Temps qu'il fait... On pourrait même parler de sabotage, voire de scandale si ce terme n'était pas dévoyé à ce point par les réseaux sociaux, notamment...
...Bon, bon, ne nous égarons pas.

C'est un choix de vie.

Qui est ce Wladimir Holan et son livre sur Shakespeare? Pourquoi lis-tu ce type, par exemple? 
Parce que c'est l'un des plus grands poètes tchèques…
Qu'est-ce qui te fait rire
? 
Ta réponse… 
C'est la vérité.  Et la vérité ne saurait être drôle.
Peut-être, mais cet argument imparable… c'est impayable… 
J'ai déjà occupé de nombreux emplacements dans mon être.  

Qu'est-ce que tu racontes ?

Moi ? Rien. Je ne fais que citer.

C'est ton Tchèque?

C'est le Vosgien. Tiens, écoute, ailleurs, dans ses Carnets — et c'est écrit en 1947. 
La société n'a pas besoin d'artistes et ne peut qu'une chose:les supprimer. Tous ces débats pour déterminer la place de l'artiste dans la société, son rôle, sa dignité, sont ruinés d'avance et ne peuvent aboutir qu'à des contradictions. Les contraires ne pourront jamais trouver de modus vivendi. C'est par hasard qu'ils coexistent. La société veut simplement subsister, s'accroître, se calfeutrer de confort; elle se fout complètement d'être belle ou même juste. L'artiste se fout de subsister, si ce n'est pour accéder à quelque chose d'autre que le seul fait de subsister: mettons, à la poésie.

Dingue! Tous ces Berling, ces Berléands, feraient mieux de...

...Laissons ces pauvres gens s'estimant indispensables s'étouffer en brassant l'air que fait mine de nous laisser encore respirer notre belle démocratie, ne parlons plus de notre temps et écoutons encore un peu ce bon vieux Thomas qui nous éclairera bien plus que tous ces vains commentateurs

La poésie est «impossible à l'époque actuelle ». Bien sûr, tant qu'on est en dehors d'elle. Dès qu'elle apparaît, dès qu'elle vous environne et que vous y participez, il est évident qu'elle existe, et tout particulièrement dans l'époque où elle est le plus impossible, — et que cette contradiction est l'un de ses signes. 

D'accord, c'est très beau. Mais tu me balances ça comme ça, sans me dire qui était cet homme...

Parce que ça ne te suffit pas? Je connais mal sa vie, mais c'était un poète, traducteur de l'allemand en particulier, mais de l'anglais aussi, romancier, voyageur... Pas pour rien que ce volume se nomme Le Migrateur. Il a beaucoup écrit, jusqu'à sa mort, je crois, au début des années 1990. Il a en grande partie été publié chez Gallimard, dans cette collection Le Chemin, que dirigeait Georges Lambrichs, et qui éditait Perros, mais aussi Bourgeade, Guyotat, Réda, Butor... Des gens avec qui se liait, de loin surtout, l'ami de Douarnenez. Dans ce bouquin, sorte de mémoires en vrac, notes et réflexions diverses, Thomas évoque notamment Londres, où il a longuement séjourné, après-guerre, en vivotant comme traducteur à la BBC, les hôtels minables, les bars remplis de taiseux, les prostituées de Hyde Park qu'il a fréquenté de près, et la solitude recherchée, rêvée... C'est épatant. La Nuit de Londres est un de ses livres les plus connus... 

C'est vertigineux, de penser à tous ces auteurs passionnants et aujourd'hui ensevelis ... 

Ce qui est vertigineux, c'est de voir quels auteurs sont aujourd'hui dans la lumière... Mais peu importe. Tiens, ça me rappelle ce poème, que Thomas écrit quelques mois avant sa mort, comme une vaine espérance, attends...

Le pauvre mort est dépassé
Par ce qu'on dit de son passé.

Il a de l'avenir, ce mort,
Il reviendra beaucoup plus fort,

Il a grandi dans son absence,
Il a parlé dans son silence,

Il est devenu pour toujours
Un peu plus vrai de jour en jour.

Le trépas fut un coup de maître
Qui fut pour lui l'instant de naître.

A quoi ressemblait-il ?

A ça. Il est assez jeune sur cette photo. Sur la toile, j'ai trouvé un entretien, dans ses dernières années. En plusieurs parties, mal découpé. Je ne sais qui est son interlocuteur. Tiens, je te mets tout ça ici, tu pourras ainsi prendre le temps qu'il faut pour voir et écouter le gaillard.







4 commentaires:

  1. Amigo, merci pour ces piqures de rappel.

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    1. Ah, cher ami, rien à voir, mais je pensais justement à toi en écoutant de bon matin du Cave des années 80-90...
      Plaisir de te savoir de temps à autre dans ces parages. Abrazote !

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  2. J'ai une tendresse particulière pour le livre intitulé "Sous le lien du temps", en particulier pour son agencement de fragments et de poèmes, pages écrites en différents lieux et temps, "lacunes de vie" (j'adore l'expression), où Henri Thomas parvient à créer une sorte d'unité avec des éléments épars.

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    1. Merci Kwarkito, mais je ne tiendrai nullement compte de ces pistes… Vous voulez ma perte ? Laissez-moi tranquille !

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