mercredi 3 février 2021

Pandémicratie

 

Gilles D'Elia


Ceci n’est pas une pandémie, et ce n’est pas un «rassuriste» qui le dit. C’est Richard Horton, le rédacteur en chef de l’une des plus prestigieuses revues internationales de médecine:«Covid-19 is not a pandemic» Il s’agit plutôt d’une «syndémie», d’une maladie causée par les inégalités sociales et par la crise écologique entendue au sens large. Car cette dernière ne dérègle pas seulement le climat. Elle provoque aussi une augmentation continue des maladies chroniques («hypertension, obésité, diabète, maladies cardiovasculaires et respiratoires, cancer», rappelle Horton), fragilisant l’état de santé de la population face aux nouveaux risques sanitaires. Présentée ainsi, le Covid-19 apparaît comme l’énième épisode d’une longue série, amplifié par le démantèlement des systèmes de santé (...)

Ce que le virus, au fond, met à nu, c’est la contradiction entre les effets délétères sur notre santé de ce qu’on appelle à tort le « développement économique » et le sous-développement actuel de presque tous nos systèmes sanitaires, y compris ceux des pays les plus riches de la planète. Mais ce qu’il révèle aussi, c’est le modèle de développement aberrant dans lequel nos sociétés se sont enferrées en privilégiant, contre tout le reste, un arsenal biotechnologique extrêmement coûteux. À l’hôpital, la pression à « l’innovation » s’est progressivement imposée au détriment des soins de base, pourtant indispensables à la santé, mais toujours plus méprisés par les gestionnaires. Dans un tel univers mental, une infirmière, un geste de la main, une conversation entre médecins, la discussion avec les patients, les lits, les stocks de masques ou de blouses, et même les recherches sur les zoonoses, toutes ces choses constituant du «stock » au lieu de produire du «flux2 », ont été accusées de nous faire perdre du temps dans la compétition mondiale. En édifiant ces géants biotechnologiques aux pieds d’argile, les plus grandes puissances mondiales se sont désarmées elles-mêmes face à l’irruption du virus (...) La seule issue face à cette crise et aux autres crises à venir serait d'investir massivement et en urgence, non seulement dans la recherche, mais aussi dans un système sanitaire et social qui puisse véritablement prendre en charge les patients, tout en développant un plan ambitieux pour une approche environnementale des questions de santé. Au lieu d'enfermer l'ensemble de la population jusqu'à la survenue du salut par l'industrie phramaceutique, une telle politique aurait permis de soutenir plus que jamais toutes las activités vitales de l'ensemble de la population : le travail, l'éducation, la recherche, la culture, la vie sociale et politique en général sans laquelle toute organisation sociale ne peut que s'autodétruire à plus ou moins long terme. 

Si nous ne vivons pas une pandémie, nous vivons bel et bien, en revanche, en Pandémie. Puisque ce n'est pas le terme adéquat pour décrire le mode de manifestation du virus, nous proposons que ce mot ou plutôt ce nom désigne, avec une majuscule, un nouveau continent mental, parti d'Asie pour recouvrir l'Europe, puis pour s'imposer finalement en Amérique. Un continent aux contours flous et évolutifs, mais qui risque de durer des années, et pourquoi pas des siècles et des siècles (...)

Comme tout continent, la Pandémie a une langue qui se décline en idiomes nationaux. Mais ceux-ci traduisent des dispositifs inventés par la Chine: « confinement », « déconfinement » et « reconfinement », « traçage », « application », « cas contacts ». C'est une esthétique nouvelle qui se dessine : « Un monde cybersécurisé où chaque individu est suspect (d'être malade), fiché, tracé, code-barrisé. Code vert : vous criculez. Code rouge : vous êtes arrêté.e. [...] Comment passe-t-on du vert au rouge ? C'est automatique : si vous croisez des gens malades, une zone infestée, voire des idées douteuses. Puissance ballistique de la peur (de soi, de l'autre, de vivre, de mourir) à l'ère du big data, géré par un algorithme psychotique qui rêve d'une humanité productive et épouvantée. »* Ainsi s'impose par une série de glissements insensibles, le nouvel imaginaire politique des clusters : rassemblements, places publiques ou universités sont étiquetés a priori comme des foyers infectueux, tandis que les lycées, les transports et les supermarchés sont réputés « sécurisés ». Cette nouvelle langue s'est aisément hybridée avec d'autres mots qui, en Amérique et en Europe, lui préexistaient : « clusters » donc, mais aussi « quarantaine » (raccourci en « quatorzaine » puis en « septaine »), « plan de continuité des activités », « acceptabilité sociale » et finalement « couvre-feu ». A ce lexique hérité tantôt du Moyen Age, tantôt de la gestion des risques, s'est ajoutée une série d'idiomes inventés par la francophonie : la  »bulle de contact » (une invention belge), mais aussi (pour la France) « les attestations de déplacement dérogatoire », la « Nation et les vacances apprenantes » avec leurs « plages dynamiques » et, pour désigner les brebis égarées (supposés populistes, voire platistes), les « anti-masques » (descendants directs des célèbres anti-vaccins), « les rassuristes » et les « covido-sceptiques ».

Ecrasés  par cette nouvelle langue, les mots qui s'imposaient jusque-là comme les piliers du monde de la santé n'ont plus cours (...) Puisque, comme habitants de ce nouveau continent, nous sommes tous potentiellement malades et à ce titre tous décrétés patients, comment pourrions-nous nous permettre de discuter les « consignes » édictées par la « doctrine sanitaire » ? Pour paraphraser Kant dans Qu'est-ce que les Lumières?, comment pouvons-nous encore nous permettre d'« oser savoir » (sapere aude!), c'est-à-dire de faire valoir, face à toute règle, l'autonomie de notre raison?

 

* Alexandre Labruffe, Un hiver à Wuhan, ed. Verticales,  2020

 
 
Barbara Stiegler, De la démocratie en Pandémie
Santé, recherche, éducation, Gallimard, coll. Tracts, 2021

2 commentaires:

  1. Nous avons bel et bien basculé dans cette nouvelle forme d'aliénation de nos libertés et je ne suis pas sûr qu'à l'avenir le piège à con que sont les élections leur soit encore nécessaire.
    Amitiés fidèles
    Luc

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    1. Oui, cher Luc, nous ne mesurons pas encore l'ampleur des dégats… On va en avoir une idée lors des régionales (et de leur date)…
      Abrazote amigo
      C

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