samedi 30 janvier 2021

Dans le baba



John Rawlings



– Alors ?

Alors, quoi ?

Qu'est-ce que c'était ?

Je n'en sais rien… Un de ces trucs que je reçois sur internet, une pub. Je pensais l'avoir éteint.

Oui, c'est ça…

Tu sais bien que désormais, les mails arrivent sur mon téléphone… 

Oui, c'est ça…

Comment ça, Oui, c'est ça ?

Oui… C'est ça… Avec des points de suggestion… 

Tu crois vraiment que c'est mon amant qui m'écrit, à 3h48, Viens vite, je n'en peux plus ?

Il est 3h48 ?!

Je n'ai pas réussi à l'éteindre. Je ne comprends rien à ce téléphone, une lumière verte avec un message de sécurité m'empêche de le faire… J'ai fni par le planquer dans la salle de bains…

Ton amant ?

– Oui, sous un tas de serviettes.

N'empêche, ce shtongue et t'entendre te lever, ça m'a fait quitter mon rêve étrange. J'ai essayé de m'y replonger quand tu étais en bas, car je m'en souvenais parfaitement, mais je n'ai pas réussi. Rien que pour ça, j'en veux à mort à l'amant errant en bas.

On ne peut pas replonger dans un rêve, ça n'existe pas…

Détrompe-toi.

Ça t'est arrivé ?

Une fois ou deux oui. Même si généralement, une fois réveillé, impossible de me rendormir… 

C'était quoi, ce rêve ?

Un rêve étrange, te dis-je. J'étais dans le quartier de ma mère, je me promenais avec elle, comme je l'ai fait hier. C'était dans une rue que nous n'empruntons jamais. Nous croisions un homme, avec une canne également, que ma mère saluait. Le type ne l'avait pas reconnue, se retournait après coup et l'interpelait… Ils se mettaient à parler, je ne sais plus dans quelle langue. Ma mère, qui n'était plus ma mère, racontait…

Ta mère n'était plus ta mère ?

Non, je pense que c'est pour cela qu'il ne l'avait pas reconnue… Au début, j'ai pensé que c'était à cause du masque. Lui aussi en portait un d'ailleurs, mais ma mère l'a reconnu sans aucune difficulté.

Je ne comprends rien. Il y a des masques dans tes rêves ? 

Oui. Pas dans les tiens?

Quelle horreur, non ! 

La petite plaisanterie du masque, du confinement, du couvre-feu, conditionne nos rêves désormais. Tiens, on fera peut-être un jour un bouquin répertoriant les rêves sous la pandémie, comme on l'a fait avec le nazisme. Tu te souviens de cette pièce de théâtre?

Comment dit-on sur internet ? Tu viens d'atteindre le point Goodyear... 

Oui, ça roule... Tu sais, j'ai des tics du visage depuis quelques jours. 

– C'est-à-dire?

Je fais comme ça, regarde…

Mon nez fronce, les pommettes essaient de redresser le masque, même lorsque je n'en porte pas…

C'est peut-être un bon exercice pour ces femmes qui veulent se les faire gonfler. 

Oui, il va falloir s'adapter dans tous les domaines car on n'en a pas fini. Tu as vu ce nouveau test PCR que l'on teste en Chine

Non.

Je crois même qu'ils n'en sont plus au stade du test. 

A quel stade alors ?

Au stade anal.

Je ne sais pas pourquoi, mais en posant la question, j'étais sûre de ta réponse.

Tu l'as lu, toi aussi ?

Quoi donc ?

Le test anal est désormais obligatoire pour tout nouvel entrant sur le territoire chinois.

Tu racontes n'mporte quoi.

Je te jure que c'est vrai. 

Je ne te crois pas. 

Attends, je vais chercher mon ordi.

C'est pas comme ça que nous allons parvenir à nous rendormir...

Regarde !

– Je n'y crois pas ! C'est un fake...

– Pas du tout.

Ils sont dingues... 

Et ne crois pas que ça ne concerne que la Chine. 

Ben, quand même...

Si l'on t'avait dit, il y a encore un an, que l'on sera, que tout le pays ‒un pays comme la France ‒, que l'on sera comme les Chinois, confinés, et même confinés 3 fois en moins d'un an, tu n'y aurais jamais cru...

J'aurais dit On ne peut voir ça qu'en Chine...

– Voilà ! On ne se rend pas compte de tout ce que l'on a accepté en à peine quelques mois... Un jour, ils nous diront que, face aux mutations nouvelles, le contrôle le plus efficace, c'est de nous fouiller le cul!

Que tu es vulgaire...

Pardon, je m'emporte...

 – Jusqu'où peuvent-ils aller ? On touche le fond, là...

– Analyse on ne peut plus juste... Aucune humiliation ne nous sera épargnée... De toute manière, notre intimité la plus profonde a été depuis longtemps vendue à la machine la plus racoleuse et totalitaire, avec notre consentement le plus conscient...
Revenons à ton rêve masqué : si ce n'était pas ta mère que tu accompagnais, qui était-ce ?

– Il me semble qu'il s'agissait de cette actrice dont tu ne retrouvais pas le nom hier soir. Celle du film d'Almodovar… 

Tilda Swinton ?

Oui, c'est cela. Etrange, non ? 

Elle est plus sexy que ta mère.

Tu trouves ? Je ne me suis pas posé la question. Mais maintenant que tu en parles... 

Tu vois ?

Entre nous, je n'ai jamais aimé cette comédienne. Quelque chose en elle me gêne. Et je ne la trouve pas sexy, je la trouverais même laide, si j'avais à me prononcer sur le sujet, trop masculine...

Tu rêves quand même qu'elle se promène à ton bras. Qu'elle supplante ta mère... 

...Vous y allez un peu fort, docteur. C'est une Anglaise ?

Tilda ? Oui, il me semble. Ou Ecossaise, un truc dans le genre.

En tous cas, elle n'était pas sexy. Elle boîtait, s'aidait d'une canne, et, comme ma mère, elle ne pouvait marcher seule, elle avait peur de tomber. Sauf que j'étais plus petit qu'elle. Elle est grande, cette Anglaise ?

Elle en a l'air… Mais, je serais étonnée qu'elle mesure plus d'un mètre quatre-vingt dix…

Je suis un enfant lorsque je suis avec ma mère, c'est peut-être le sens de cette partie du rêve…

Au contraire, tu ne sens pas, lorsque tu marches avec ta mère, que c'est elle l'enfant, que, sans toi, elle est perdue ?

Oui, sûrement. Mais alors, étant rêvé que ce n'était pas elle, c'était moi, l'enfant… Le type que l'on croisait, avec son masque un peu usé et sale, ressemblait drôlement à Tony Curtis, vieux. Tu sais, un peu baleine…

Oui, le beau gosse d'Hollywood était devenu affreux. De quoi parlaient-ils, ta mère qui n'était pas ta mère et lui ?

De leur santé. Et ma mère, enfin Tilda, se disait étonnée de la gentillesse, la politesse des gens ici. Dès qu'elle arrivait quelque part, on lui proposait un siège, Mais asseyez-vous donc. Je comprenais à cette anecdote, il me semble, que nous n'étions pas en France. On revoyait en flash-back tout ce que ma fausse mère racontait au monstre qu'était devenu le beau gosse hongrois du cinéma hollywoodien… Il y avait de grandes tables...

Dans la rue ?

Non. Lorsqu'elle évoquait ce détail sur la bienveillance des gens à son égard, nous étions dans une grande salle, genre salle de réception, comme dans un congrès, un festival, je ne sais pas si tu te souviens de ce genre de réunions, qu'on ne verra jamais plus... Et il me semble que les interlocuteurs n'étaient plus les mêmes. Exit la baleine hongroise. Il y avait là une collègue de travail, une amie comédienne... Peut-être Tony Curtis se tenait-il en retrait, debout, appuyé sur sa canne... Comme souvent, dans ce genre d'endroits, je ne me sentais pas à ma place...

Oh, je suis tombée l'autre jour sur une citation qui m'a fait penser à toi. Je me suis dit que tu la connaissais certainement.

La citation ?

– Du moins, le texte dont elle est tirée...

Un texte de qui ?

Léon Bloy, je crois. Attends, je l'avais notée sur mon cahier. Le voici :
Incapable de s'ajuster à la vie contemporaine qui le pénétrait de dégoût, il résidait au fond de son propre coeur, tel que, dans son antre, un dragon d'avant le déluge, inconsolable et hagard de la destruction de son espèce.
Oui, c'est bien de Bloy, mais je n'ai pas noté le titre...

Tu as trouvé ça sur internet ?

Oui. Quelqu'un que je ne connais pas...

...citait un texte que tu ne connais pas, d'un auteur que tu ne connais pas...

En gros, oui. Mais toi, tu l'as déjà lu, j'imagine.

Pas vraiment, un peu.

J'avais l'impression que ça parlait de toi... Tu lis quoi, en ce moment ?
Plume
? J'adorais Michaux quand j'étais à la fac...

–  Tiens, écoute ça, justement. J'ai l'impression que ça parle de nous :
Autrefois, quand la terre était solide, je dansais, j'avais confiance. A présent, comment serait-ce possible ? On détache un grain de sable et toute la plage s'effondre, tu sais bien.

– Comment veux-tu que nous retrouvions le sommeil avec cette image en tête désormais ?

–  La chambre n'est pas très grande, il ne doit pas être bien loin, on va remettre la main dessus. Viens, rapproche-toi et ferme les yeux.



 

 



2 commentaires:

  1. Comme toujours, vous êtes l'impeccable contempteur de ce monde.
    Salutations et courage

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    1. N'exagérons rien, cher Promeneur… Nous serons toujours trop tendres face à ces dérives de nos existences… Amicalement

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