mercredi 12 août 2020

La bouche ouverte


Il empoigna le micro, pressa la touche d'enregistrement et, tandis que la bande commençait de s'enrouler, il demeura un instant immobile, la bouche ouverte. Son visage était contracté comme au début de l'après-midi, dans la baignoire.
– J'ai fait une erreur, dit-il soudain. Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique que leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires de…
Il hésita.
– …du même piège à cons, acheva-t-il et il continua aussitôt. Le régime se défend évidemment contre le terrorisme. Mais le système ne s'en défend pas, il l'encourage, il en fait la publicité. Le desperado est une marchandise, une valeur d'échange, un modèle de comportement comme le flic ou la sainte. L'Etat rêve d'une fin horrible et triomphale dans la mort, dans la guerre civile absolument généralisée entre les cohortes de flics et de mercenaires et les commandos du nihilisme. C'est le piège qui est tendu aux révoltés et je suis tombé dedans. Et je ne serai pas le seul. Et ça m'emmerde bien. 
Le Catalan fixa l'ombre et se frotta machinalement la bouche avec la main. Il eut la vision de son père qu'il n'avait jamais vu : l'homme est debout sur une barricade, plus exactement, il est en train de faire une enjambée, un de ses pieds en l'air ; c'est le soir du 4 mai 1937, à Barcelone, le prolétariat révolutionnaire s'est insurgé contre la bourgeoisie et les staliniens, une balle va frapper dans une fraction de seconde le père de Buenaventura Diaz, dans une fraction de seconde, l'homme sera mort, dans quelques jours, la Commune de Barcelone sera écrasée, dans peu de temps, elle sera enterrée sous la calomnie.
– La condamnation du terrorisme, dit Buenaventura dans le micro, n'est pas une condamnation de l'insurrection, mais un appel à l'insurrection.

17 commentaires:

  1. Bonjour
    Merci !
    Tout bouge et rien ne change !
    Bonsoir

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    1. Exact, d'où il est pertinent de relire aujourd'hui l'ami Manchette...

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  2. C'est marrant, je comptais bien utiliser ce même extrait de Nada. Et ai toujours été vaguement déçu par l'honnête adaptation du roman par Chabrol.
    Abrazo. J.

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    1. Julio, c'est le premier Manchette que j'ai lu, vers 20 ans, parce que Chabrol l'avait adapté. Je ne savais même pas qui était JPM, ne lisais jamais de polar. J'avais piqué le bouquin à ma soeur, adepte de la Série noire. Je pense être passé à côté à cette époque. Et je n'ai jamais vu le film, certainement mauvais - si j'en crois JPM et ce qu'il en dit dans son Journal. Je viens de relire Nada, ça secoue et perturbe pas mal là-dedans. Quant à ce passage, on n'en cite souvent qu'une seule phrase, habitués que nous sommes à tout réduire à des slogans à la con... Abrazote

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  3. J'ai eu la chance de faire ça à l'inverse. C'est à dire de lire moi aussi d'abord le bouquin. Je devais avoir dans les dix-sept ans et un pote, un vieux con de vingt balais, me l'a fourgué en me disant "c'est LE Manchette à lire". Je ne savais pas qui était Manchette et le gros a eu le bon goût d'y rajouter LE Goodis (toujours selon lui). J'étais accroché.
    Plus tard, le film m'a déçu mais il n'a pourtant rien de crapuleux. Juste une adaptation pas adaptée, trop copie carbone, comme on disait alors. Rien de crapuleux, donc mais un truc trop mou.
    Mais j'le reverrais bien par curiosité.

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    1. Ah oui, moi aussi, je le verrais bien, par curiosité aussi, et en espérant ne pas m'énerver... Sais-tu, cher Julio, qu'après ce film, Manchette a refusé de collaborer aux adaptations de ses bouquins ? Par une autre curiosité, c'était quoi LE Goodis ?

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  4. En l'occurrence "La pêche aux avaros" (The raving beauty) qui n'est certainement pas LE Goodis si on se penche un peu sur l’œuvre du gars.

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  5. Ça signifie que le gars de trois ans mon aîné était un peu prétentieux car il était loin d'avoir lu beaucoup de Goodis. Ni beaucoup de Manchette d'ailleurs.

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    1. Autre aveu : je n'ai jamais lu Goodis. Selon toi, qui n'a donc plus 17 ans, ni 20, quel est LE Goodis, alors ?

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  6. Houla. Je ne suis qu'un amateur du gars mais j'aime bien "Le casse" (the burglar) ou "La nuit tombe" (nightfall). Tirez sur le pianiste ! est aussi chouette que le film qu'en tira Truffaut.

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  7. Désolé de jouer le trouble fête, mais ce passage de Nada m'hérisse le poil ! il rassure surement les frileux qui ont résisté héroïquement à l'idée d'envoyer les pognes contre l'ennemi … au moment même où le Manchette écrivait ces lignes !
    dix piges de ratière mais comme chantait la Piaf, je ne regrette rien, à part de ne pas avoir gagné …

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    1. Je ne suis pas sûr d'avoir bien saisi votre commentaire. Mais rassurez-vous, il ne peut avoir ici de trouble-fête, car de fête il n'y a point.

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  8. A bien vous lire, je n'ai pas été compris, veuillez m'excuser de ne pas avoir été clair .
    Tout d'abord, le mot "terroriste" est un mot de l'ennemi,
    incompréhensible dans la bouche de Buenaventura Diaz, ambigu sous la plume de Jean-Pierre Manchette ;
    qui dans ces années là ne s'est pas réjoui de voir le saut en Dodge Dart de Carrero Blanco ou la dispersion, façon puzzle, de l'ordinateur au QG militaire américain à Heidelberg qui gérait les bombardements au nord Vietnam ?
    Pas envie de raconter ma vie mais je fus l'un de ceux qui, plutôt boxeur que catcheur, préférèrent les directs aux manchettes …
    ce qui me gave aussi, c'est tout ce déballage hagiographique où la moindre note de journal intime devient relique inestimable,
    les perfidies perdurent, les exégètes soupèsent les inimitiés
    ainsi Monsieur Manchette n'est guère indulgent avec le pauvre Jean-Pierre Bastid,
    passant ordinaire ( comme disait Auguste ) j'ai vu souvent Bastid dans des endroits où il n'y avait que des mauvais coups de matraque ou de flashball à recevoir, seul son sens de la solidarité avec les Rroms, les sans papelards, les mal foutus de ce monde l'y avait mené .
    –" La condamnation du terrorisme, dit Buenaventura dans le micro, n'est pas une condamnation de l'insurrection, mais un appel à l'insurrection. "
    mon cul ! il n'y a que l'intransigeance qui paie !
    l'insurrection vient à pas d'escargot, freiné par ses célibataires même,
    les quadras punis s'amusent seulement à lorgner la ligne vœux des blogs, ce monde là leur convient si bien …
    Amitiés !

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    1. Cher Rechnaia, il me semble impossible d'établir un dialogue ici qui nécessite temps et espace… le sujet ne peut être traité en quelques lignes… Précision tout de même, ce blogue n'est qu'un carnet de notes, cahier de brouillon, très personnel, et ne se veut nullement un média à manifeste, exégèse, célébration de quelque pensée ou auteur que ce soit… Mais il est fort probable qu'il puisse être autrement interprété… Pour d'éventuels développements, merci d'utiliser l'adresse de contact de ce blogue…

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