dimanche 16 août 2020

Compagnons de la grappe

Mark Maggiori


- Tiens, trinquons à la mémoire de Bukowski !
- Qu'est-ce qui te prend ?
- Tu ne sais pas qu'il aurait eu 100 ans, aujourd'hui ? 
- C'est complètement con…
- De trinquer à sa mémoire ?
- Non, ce que tu dis.
- Il était né le 16 août 1920 : ça fait pile 100 ans, aujourd'hui !
- C'est ce conditionnel qui pose problème. Ça ne veut rien dire…
- Ben, si. Il aurait eu 100 ans aujourd'hui, s'il n'était pas mort. Le conditionnel s'impose… 
- Dire Bukowski aurait eu 100 ans, c'est stupide. Ça sous-entend que Bukowski serait arrivé à l'âge de 100 ans s'il ne s'était pas appelé Bukowski. S'il n'avait mené la vie qu'il a menée… S'il n'avait été, enfant, frappé par son père, s'il ne s'était soulé la gueule dès l'âge de 10 ans, histoire d'abréger sa souffrance, s'il n'avait fréquenté les hôpitaux et subi des traitements de boucher pour combattre des furoncles qui lui bousillaient la gueule et le corps, si son connard de géniteur ne l'avait pas foutu à la porte, s'il n'avait eu pour compagnons de la grappe les clodos, s'il n'avait connu les hôtels pour indigents, dormi dans des jardins publics, atterri à l'hosto où on alla jusqu'à lui filer l'extrême-onction, plus d'une fois il me semble, s'il n'avait bu plus qu'à son tour, et pas que du bon pinard, vécu dans des piaules miteuses, enchaîné des boulots de merde, passé ses après-midis sur les champs de course, baisé des putes à un dollar,  couru la première pétasse venue, s'il ne s'était esquinté la santé à tout cela et à taper sur sa machine pour bouffer, bref, ce que tu dis ne veut rien dire.
- On commémore sa naissance, si tu veux. 16 août…
- …Non, c'est encore plus con. Je ne veux rien commémorer. Il n'y a rien à commémorer. Les médias, Google, et tous les trous du cul passent leur temps à commémorer la fin de la guerre, le début d'une autre, la mort d'une célébrité, la naissance d'une autre, la découverte d'un vaccin, celle d'un virus, les premières règles de machine, la ménopause de bidule, le premier homme sur la lune et mon cul sur la commode, rien à foutre de tout ça… Buvons à tout ce que tu veux, mais pas à ces conneries. 
- Bon, calme-toi, j'ai compris, je ne recommencerai plus.
- C'est ce que tu penses… 
- Je vais essayer.
- Tu te méprends.
- Tu me méprises.
- Pas du tout. Nous sommes tellement conditionnés par le discours ambiant, la propagande médiatique, l'infantilisation de nos vies, l'entreprise d'abrutissement général, qu'il est impossible, pour des crétins dans notre genre, de rester vigilants en permanence.
- Tu es trop sensible sur le dossier Bukowski.
- Y'a pas de dossier.
- Si, dès que quelqu'un parle de lui, tu t'énerves. Comme si tu te l'étais approprié…

- T'en as pas marre de dire n'importe quoi ?
- C'est vrai : on dirait que Bukowski t'appartient… J'ai le droit, autant que toi, de parler de Bukowski. Tout le monde a le droit de parler de…
- Tu l'as lu ?
- …
- Tu l'as lu ?
- Non, mais j'en ai l'intention…
- Tu vois ? Rassure-toi, tu n'es pas le seul. La plupart des Français ne connaissent de lui que l'émission de Pivot, mais tout le monde se sent le droit de parler de lui…
Et Bukowski par ci, Bukowski par là… Ils éditent ces jours-ci un recueil de textes inédits de Bukowski sur l'alcool, je me demande s'il n'y ont pas glissé une préface de Beigbeder ou de Poivre d'Arvor, un truc dans le genre… Franchement, tous ces cons qui citent Bukowski, sans même avoir essayé de comprendre ce qu'il écrit, de le lire dans le texte et pas dans ces traductions navrantes… Bukowski serait censuré aujourd'hui et on veut commémorer sa naissance, le petit doigt sur la couture du pantalon ? Lâchez-nous la grappe, avec Bukowski, bande d'ignares !
- Ok, Ok. Tu prends quoi ?
- Une Heineken, comme Bukowski !

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