Peter Pereira |
Pourquoi un romancier, simulateur de profession, serait-il moins habile ou plus digne de confiance qu'un comptable banlieusard lent et dépourvu d'imagination qui raconte des blagues à sa femme ?
Philip Roth
Neuza Rodrigues |
Neuza Rodrigues |
Chers grands-parentsNous sommes arrivés (le verbe avait été oublié et ajouté sur la ligne en dessous avec une flèche indiquant le bon emplacement) en Autriche sans avoir eu de problème avec la voiture, étonnant non ? Il a fait beau jusqu'à mardi mais aujourd'hui il pleut, on a donc été à la piscine pour éviter d'être mouillé (le participe passé était passé à l'infinitif mais fut corrigé), logique, non ?Pour dormir, nous avons trouvé un petit coin sympa, juste entre l'autoroute et la ligne de chemin de fer (auquel fut ôté un t), agréable, non ? Sinon, tout va bien, je vous embrasse. Sébastien
Il a tout dit le petit. On attend le lever des orages et de la brume pour aller se promener. Sinon on mettra le cap sur l'Italie pour ne pas déprimer et bronzer un peu. Grosses bises. Dominique
Tout le monde va bien. J'espère que vous avez reçu ma 2e carte d'Irlande où je me suis très bien amusée. Bisous. Agnès.
Le mauvais temps gâche tout et c'est dommage car le pays tyrolien est bien joli. Bisous.
Neuza Rodrigues |
Très bon début de séjour avec dépaysement total, soleil et impression en trois heures de temps d'être plongé dans un conte des Mille et Une Nuits. Nous retrouvons avec plaisir une ville qui a très peu changée (!) depuis vingt ans. Les enfants s'adaptent très bien à cette vie : Loïc rêve d'ouvrir un petit "bazar" dans le souk quant à la petite gazelle elle s'imagine plutôt en reine berbère. Grosses bises.
Neuza Rodrigues |
Et puis, rajoutée au-dessus de la légende de la carte et de la date, cette mention, sans pronom personnel.Ci-joints photos (elles ont peut-être été conservées ailleurs, dans un autre livre ?) pour vous rappeler votre jeunesse. Ce sont comme d'habitude des 1ers jets – pas très réussis. Si vous voulez vous admirer davantage, rendez-vous à St-Jeannet (ceci est valable aussi pour Reinette).Après une semaine à Paris, retour demain à St-Jeannet pour tout l'été. Nous vous embrassons.
Pierre Bourdieu se serait certainement régalé. Ou Modiano…Aimerais bien parler "élections" avec vous –
Saul Leiter |
Il suffisait que cette pensée me visite quelques heures, ou même quelques minutes, pour qu'elle ait son importance. Dans le tracé assez rectiligne de ma vie, elle était une question demeurée sans réponse. Et si je continue à écrire ce livre, c'est uniquement dans l'espoir, peut-être chimérique, de trouver une réponse. Je me demande : Faut-il vraiment trouver une réponse ? J'ai peur qu'une fois que vous avez toutes les réponses, votre vie se referme sur vous comme un piège, dans le bruit que font les clés des cellules de prison. Ne serait-il pas préférable de laisser autour de soi des terrains vagues où l'on puisse s'échapper ?
Patrick Modiano, Encre sympathique, Gallimard, 2019
Il fut une époque où je ne bâillais jamais. Nerfs et tension me maintenaient toujours alerte et occupé. Bâiller me paraissait un luxe seulement à la portée des gens heureux. Un jour, j’ai vu par la fenêtre un homme au volant qui bâillait à se décrocher la mâchoire en attendant que le feu passe au vert. J’en ressentis une telle envie que j’écrivis : « Il bâille pendant qu’il lit le journal, bâille quand il discute avec ses amis, bâille quand il regarde la télévision ou se promène sur la plage, bâille quand il est avec sa petite amie, bâille sous la douche, bâille alors qu’on l’insulte ou qu’il a une rage de dents. Il est imbattable. Il bâillerait devant le peloton d’exécution. Il bâillerait même devant Dieu. »
Écrire ici puis me relire, deux types de narcissisme dont j’ignore les bienfaits à terme, mais qui me sont bien utiles pour le moment.J’écris également pour tenter de circonscrire un monde qui, avec l’âge, me semble de plus en plus vaste. J’ai chaque fois la sensation d’en savoir moins, de voir moins de gens et de moins bien les comprendre. Tout me semble plus grand, lointain, inintelligible. Et j’ai l’impression d’avoir toujours moins de temps.Jeune, tout nous paraît plus petit, plus clair, à portée de main, même si ce n’est pas de manière instantanée. Un roman, par exemple, est un roman et non pas un fragment de l’Histoire de la Littérature, cette Histoire que nous savons désormais ne jamais pouvoir embrasser et connaître dans sa totalité. Un ami est un ami et non pas ce sac de noeuds inextricables et ennuyeux qu’il deviendra par la suite. Nous tombions amoureux et plus aucune femme au monde n’existait. Plus tard, nous réalisons qu’il en existe des millions.
Il est avéré que la littérature est aujourd’hui un art en déclin. J'en veux pour preuve le sens généralement accordé au terme « littéraire ». « Poétique » signifie depuis longtemps « mièvre », et « théâtral » correspond à « affecté », mais il est désormais notoire que l’épithète « littéraire » signifie fondamentalement « pénible ».Dire d’une oeuvre d’art, d’un tableau, d’un film ou d’une musique, qu’elle est « littéraire », est un jugement péjoratif. Mais déclarer qu’un livre possède une grande « force plastique » ou un « style cinématographique » revient à en faire l’éloge.Parmi ceux qui ne pensent pas que les romans sont assommants se trouvent les lecteurs de « littérature populaire » ou de ce que l’on nomme les best-sellers. Ils étaient, il y a peu, considérés pour ainsi dire comme des êtres pervers. Les critiques parlaient d’eux avec une épouvante que je n’ai jamais partagée. Ils méprisaient ces gens qui lisaient « ces sous-produits frauduleux uniquement fabriqués pour des raisons commerciales ». Ils n’éprouvaient que l’effroi puritain caractéristique à propos du plaisir. Car une chose est sûre, les lecteurs de best-sellers sont habituellement plus satisfaits de leurs livres que les amateurs de la « littérature sérieuse ». « C’est pas mal, mais… », « Je préfère son livre précédent », « La construction est un peu faible », « Il y a quelques pages en trop »,… sont généralement les commentaires des seconds, une fois leurs lectures terminées. Les lecteurs de best-sellers ont l’air plus heureux et dépourvus de scrupules. J’ai été l’un des premiers à recenser des ouvrages de « littérature populaire » (une pratique alors répandue à l’étranger). À cette époque, je m’en souviens, le fait même d’écrire sur une romancière comme Patricia Highsmith passait pour une sorte de blasphème, une ingérence inacceptable au sein des suppléments littéraires. Avec le temps, dans l’intérêt de mes employeurs et du mien, on m’a, au sein du journal, enfermé dans le rôle du critique de best-sellers et de romans policiers. C’est du moins le genre de papiers qu’on me commande le plus. Cela me convient, car j’exerce ainsi dans une niche spécialisée et que, dans quatre-vingts pour cent des cas, je m’amuse bien. Si je me consacrais à l’autre littérature, je pense que j’atteindrais à peine vingt pour cent.
Nombre de ceux qui veulent devenir écrivains vendraient leur âme au diable pour bien écrire. Ce que j’ai appris avec l’expérience : on peut être un salaud et bien écrire, et il est fort probable que seuls les salauds parviennent à bien écrire.
Les anxiolytiques remplacent en quelque sorte les cuites d’autrefois. Il y a désormais moins de gaieté dans ma vie, une gaieté en plus faible quantité. Bien que mon état général soit certainement plus serein. Mais Samuel Johnson avait raison. L’homme n’a rien trouvé de mieux. L’invention humaine ayant le plus apporté de joie à l’homme est, de loin, la taverne.Une joie de faible qualité ? Mais comment mesure-t-on la qualité de la joie ? C’est une joie réelle, et c’est bien suffisant.
Le fond de tristesse de certains visages, preuve vivante que le bonheur existe et qu’ils l’ont connu.
Iñaki Uriarte, Bâiller devant dieu,
trad. Carlos Pardo, préface de Frédéric Schiffteréd. Séguier,
en librairies pour mon anniversaire me dit-on
les femmes de l'après-midi
fini les femmes qui frappent à ma porteà 3 h du matinavec la bouteille et le corps prêt à l'emploi ;elles débarquent à 2 h 30 de l'après-midiet dissertent au sujet de leur âme,elles sont mieux roulées que ne l'étaientles vieilles filles, mais l'affaire est entendue –pas de coups d'un soir,je dois acheter le film entier ;elles savent distinguer Manet de Mozart, elles ont lu tous lesMillers, et boiront un peu de vinenfin juste un doigt, et leurs poitrines sont vastes etfermeset leurs culs sont sculptés parle démon du sexe ;elles connaissent les philosophes, les politiciens et les combines ;elles ont le corps et l'esprit,et puis elles s'installent, me dévisagent et lâchent,« tu sembles un peu nerveux, est-ce que tout va bien ? »« o oui », je réponds, « au poil », en me demandant putainqu'est-ce que c'est que ce bordel ?
je vais pas gaspiller un mois pour un bout de fesse ;et quels yeux terriblement magnifiques, o oui, les sorcières !il faut les voir sourire, en sachant bien à quoi vous pensez –les coller sur un lit et qu'on n'en parle plus —putain oui ! –mais il s'agit d'une ère inflationnisteet avec ellesvous devez payer avant, pendant etaprès, c'estla femelle émancipée, et je ne suis plus unécolier, et je les autorise à repartirsans qu'il se soit rien passé, la plupart d'entre ellesayant déjà derrrière ellesun ou deux hommes en ruine,et juste une vingtaine de printemps, alors on convient d'un rendez-vousplus tard dans la semaine, et elles se taillentleur prix éternel ondulantderrière ellescomme leur cul magnifique,mais voilà que je me surprends à écrire,le jour suivant,« Chère K… : votre beauté et votre jeunesse sont juste insoutenablespour moi. Je ne vous méritepas, c'est pourquoi je vous demanderai d'arrêter là notre relation,aussi infime qu'elle a puêtre…bien à vous,… »après ça je souris, plie la lettre, la mets dans l'enveloppe, lèchele rabat, ajoute le timbre,et descends dans la ruejusqu'à la boîte aux lettres la plus prochelaissant la femme émancipée aussi libre qu'elledevrait l'être, et m'évitant quelques dommagespar la mêmeoccasion.
Charles Bukowski, Tempête pour les morts et les vivants,
éd. Au diable Vauvert, 2019
trad. Romain Monnery
John Bignell |
les conditions
présentement, d'après les conditions fixées par le soleil
mon monde touche à sa fin.
marqué par le ver,
bradé par une population mondiale
n'ayant aucune idée de mon existence,
présentement, d'après les conditions fixées par le soleil
mon monde touche à sa fin.
mes amis, on peut difficilement dire qu'il y ait eu des temps bénis.
j'ai montré du courage, de la pochardise et de la peur
le cœur continue de battre
sous l'emprise d'une terreur absolue.
d'après les conditions fixées par le soleil
je me prépare à déposer
les armes, la souffrance et le peu
qu'il me reste d'honneur.
ça ne marche pas à tous les coups
j'ai connu un écrivain dans le temps
qui essayait toujours de resserrer des phrases
par exemple il écrivait :un vieil homme en manteau vert descendit la rue.après correction :vieil homme en vert descendait rue.après correction :vieil homme vert descendait rue.après correction :homme vert descendait.après correction :vert descendait.pour finir cet écrivain disait,merde, j'arrive pas à péter,et puis il s'est tiré une balledans la tête.tiré dans la tête.tiré la tête.
tiré.
Chanson d'amour
j'ai mangé ta chatte comme une pêche,j'ai avalé le noyaule duvet.calé entre tes jambesj'ai sucé mâchouillé léchéavalé tout ton être,ai senti tout ton corps se tendre tressaillir commeun fusil-mitrailleurj'ai fait de ma langue une flècheet le jus a couléet j'ai avalépris de foliesuçant l'intégralité de tes entrailles –ton con tout entier dans ma bouche aspiréj'ai morduj'ai morduet avaléet toi aussitu as cédé à la foliealors je me suis retiré pour recouvrirde baisers ton nombrilavant de glisser entre les fleurs blanches de tes jambes
j'ai embrassé croquémordillé,encore une foistout du longces merveilleux poils pubiensqui m'attiraient m'attiraient toujours plusj'ai résisté tant que possibleet puis j'ai bondi sur la chosesuçant et lapant,des poils dans mon âmeun con dans mon âmeton être entier dans mon âmedans un lit miraculeuxavec dehors des cris d'enfantss'amusant sur leurs vélosà roulettes aux environs de5 heures de l'après-midicette heure merveilleuseque constitue 5 heures de l'après-miditous les poèmes d'amour étaient écrits :ma langue est entrée dans ta chatte et dans ton âmele couvre-lit bleu était làsans oublier les enfants dans l'alléeet ça chantait et ça chantait et ça chantait et ça chantait.
Charles Bukowski, Tempête pour les morts et les vivants,
éd. Au diable Vauvert, 2019
trad. Romain Monnery
Le regard d'une femme, en fin de soirée, dans un bar, peut faire qu'une journée morte ressuscite. Et toi avec.
Certains prennent tellement le soin d'être à la mode qu'ils ont l'air d'une mauvaise plaisanterie ambulante.
Voir tomber la pluie sur la mer me fait penser à moi.
Autoportrait en hiver : un type solitaire, avec une humeur de chien et un parapluie.
Il arrive parfois que, dans un bar, ou au spectacle, tu détournes soudain les yeux et tombes sur une personne qui te fixe du regard. Garde cet instant en mémoire. Car jamais plus elle ne sera aussi sincère.
Elle était grande et maléfique et, paradoxe considérable, pauvre.
Le mot révolution jouit d'un charisme excessif.
Ces gens qui ont peur que nous remarquions qu'ils ne sont pas d'accord.
Jeune, j'ai exercé une mauvaise influence sur moi.
Quand tu embrasses une femme qui dort, ne prétends pas être le seul.
L'amour, s'il existe, résiste.
Cette putain de vie finira par tous nous tuer.
Les solitaires, cibles des raseurs.
Ne me parlez pas du peuple. J'ai été président d'un conseil syndical. Je sais ce qu'est le peuple.
Certaines cravates accentuent le désastre.
Etre un type sympathique… Je n'y pense même pas.
« Nous voulons décider de notre avenir ! » Encore une ronflante supercherie.
Les bonnes nouvelles, c'est une affaire de jeunes.
- Je n'ai jamais rien fait dont je devrais avoir honte, dis-je.- Tu t'es déjà relu ?, répondit-elle.
L'amour et le quotidien tout au plus se supportent.
Tant qu'il y aura des bars et des librairies !
Karmelo C. Iribarren, Diario de K.,
Renacimiento, 2014
traduction maison
José Ramón San José Ruigómez |
J'ai de mon vivant, et depuis longtemps déjà, devancé l'oubli dans lequel je tomberai sitôt craché mon dernier braillement.Charles Brun
Elliot Erwitt |
Je ne retrouve pas tous les prénoms, les peaux, les lieux de rencontres, ceux du plaisir, l'objet du désir obscur, le charme bourgeois de la discrétion, l'année, à qui appartenait cette poitrine, les promesses, ces grosses fesses, les désillusions, les morsures, les petites blessures, cette main sur mon épaule, les cris et les suçotements, les rires et l'attente, les lettres et les appels interminables tirant sur le fil du téléphone fixe, les escaliers dévalés et la ville entière pour elle traversée, la peau, l'infection rouge, nos dix-huit ans, nos idées hautes et nos trahisons, notre constant manque de fric, tes doigts dans ma braguette, la gueule à l'aube, le cafard du soir, la manif passée collés, qui m'a emmené à l'hôpital, ces balades dans les bois sur le siège arrière d'une moto, les langues avalées, les seins profanés, mon bras sous la table, les cassettes enregistrées autoreverse, l'alcool, l'étreinte au musée, nos définitives sentences sur l'avenir et les sourires, les disputes, la robe déchirée et les culottes oubliées, la sieste sur une terrasse abandonnée, sa voix dans la nuit, et ces pas dans l'escalier, les soutifs indégraffables, les douces ruptures et les rires violents, cette danse sur une jambe, la petite mort dans tes yeux, l'appétit de ta bouche, viens on se recouche, une claque à l'apéro, son souffle dans mon dos, une baise devant le feu, les livres au lit, un dîner polonais au fin fond du dix-huitième, les flics à la porte, le parfum d'une dame en noir, la séance de minuit, le dernier métro, l'amour sur le sable, ce cul sur la table, une promenade à vélo en bord de marne, la pluie au premier rendez-vous, ce sang sur les draps, la honte après une nuit ivre, la petite musique du petit déjeuner, le post-it sur le frigo, ce numéro de haute-voltige, j'ai tout oublié mais je jure, je ne renie rien, je n'ai aimé que toi, je suis prêt à tout recommencer. Là.