Il fut une époque où je ne bâillais jamais. Nerfs et tension me maintenaient toujours alerte et occupé. Bâiller me paraissait un luxe seulement à la portée des gens heureux. Un jour, j’ai vu par la fenêtre un homme au volant qui bâillait à se décrocher la mâchoire en attendant que le feu passe au vert. J’en ressentis une telle envie que j’écrivis : « Il bâille pendant qu’il lit le journal, bâille quand il discute avec ses amis, bâille quand il regarde la télévision ou se promène sur la plage, bâille quand il est avec sa petite amie, bâille sous la douche, bâille alors qu’on l’insulte ou qu’il a une rage de dents. Il est imbattable. Il bâillerait devant le peloton d’exécution. Il bâillerait même devant Dieu. »
Écrire ici puis me relire, deux types de narcissisme dont j’ignore les bienfaits à terme, mais qui me sont bien utiles pour le moment.
J’écris également pour tenter de circonscrire un monde qui, avec l’âge, me semble de plus en plus vaste. J’ai chaque fois la sensation d’en savoir moins, de voir moins de gens et de moins bien les comprendre. Tout me semble plus grand, lointain, inintelligible. Et j’ai l’impression d’avoir toujours moins de temps.
Jeune, tout nous paraît plus petit, plus clair, à portée de main, même si ce n’est pas de manière instantanée. Un roman, par exemple, est un roman et non pas un fragment de l’Histoire de la Littérature, cette Histoire que nous savons désormais ne jamais pouvoir embrasser et connaître dans sa totalité. Un ami est un ami et non pas ce sac de noeuds inextricables et ennuyeux qu’il deviendra par la suite. Nous tombions amoureux et plus aucune femme au monde n’existait. Plus tard, nous réalisons qu’il en existe des millions.
Il est avéré que la littérature est aujourd’hui un art en déclin. J'en veux pour preuve le sens généralement accordé au terme « littéraire ». « Poétique » signifie depuis longtemps « mièvre », et « théâtral » correspond à « affecté », mais il est désormais notoire que l’épithète « littéraire » signifie fondamentalement « pénible ».
Dire d’une oeuvre d’art, d’un tableau, d’un film ou d’une musique, qu’elle est « littéraire », est un jugement péjoratif. Mais déclarer qu’un livre possède une grande « force plastique » ou un « style cinématographique » revient à en faire l’éloge.
Parmi ceux qui ne pensent pas que les romans sont assommants se trouvent les lecteurs de « littérature populaire » ou de ce que l’on nomme les best-sellers. Ils étaient, il y a peu, considérés pour ainsi dire comme des êtres pervers. Les critiques parlaient d’eux avec une épouvante que je n’ai jamais partagée. Ils méprisaient ces gens qui lisaient « ces sous-produits frauduleux uniquement fabriqués pour des raisons commerciales ». Ils n’éprouvaient que l’effroi puritain caractéristique à propos du plaisir. Car une chose est sûre, les lecteurs de best-sellers sont habituellement plus satisfaits de leurs livres que les amateurs de la « littérature sérieuse ». « C’est pas mal, mais… », « Je préfère son livre précédent », « La construction est un peu faible », « Il y a quelques pages en trop »,… sont généralement les commentaires des seconds, une fois leurs lectures terminées. Les lecteurs de best-sellers ont l’air plus heureux et dépourvus de scrupules. J’ai été l’un des premiers à recenser des ouvrages de « littérature populaire » (une pratique alors répandue à l’étranger). À cette époque, je m’en souviens, le fait même d’écrire sur une romancière comme Patricia Highsmith passait pour une sorte de blasphème, une ingérence inacceptable au sein des suppléments littéraires. Avec le temps, dans l’intérêt de mes employeurs et du mien, on m’a, au sein du journal, enfermé dans le rôle du critique de best-sellers et de romans policiers. C’est du moins le genre de papiers qu’on me commande le plus. Cela me convient, car j’exerce ainsi dans une niche spécialisée et que, dans quatre-vingts pour cent des cas, je m’amuse bien. Si je me consacrais à l’autre littérature, je pense que j’atteindrais à peine vingt pour cent.
Nombre de ceux qui veulent devenir écrivains vendraient leur âme au diable pour bien écrire. Ce que j’ai appris avec l’expérience : on peut être un salaud et bien écrire, et il est fort probable que seuls les salauds parviennent à bien écrire.
Les anxiolytiques remplacent en quelque sorte les cuites d’autrefois. Il y a désormais moins de gaieté dans ma vie, une gaieté en plus faible quantité. Bien que mon état général soit certainement plus serein. Mais Samuel Johnson avait raison. L’homme n’a rien trouvé de mieux. L’invention humaine ayant le plus apporté de joie à l’homme est, de loin, la taverne.
Une joie de faible qualité ? Mais comment mesure-t-on la qualité de la joie ? C’est une joie réelle, et c’est bien suffisant.
Le fond de tristesse de certains visages, preuve vivante que le bonheur existe et qu’ils l’ont connu.
Iñaki Uriarte, Bâiller devant dieu,
trad. Carlos Pardo, préface de Frédéric Schiffter
éd. Séguier,
en librairies pour mon anniversaire me dit-on
Cinq jours avant le mien.
RépondreSupprimerOn ira, cher Frédéric, boire une tisane avec Uriarte et le traducteur !
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