Je percevais beaucoup de classe chez mon cousin Saturnino – Satur, pour les intimes, comme son père, et son grand-père. Camilo Blanes Cortés, lui, était le sixième d'une famille dans laquelle on se refilait le prénom de Camilo de grand-père en petit-fils. Et lorsqu'il se lança dans la chansonnette, il ne trouva rien de mieux que d'opter pour le pseudo de Camilo Sexto – Camilo le sixième, donc –, qui, le succès imposant un peu de décence, devint Sesto, plus discret. Dans ces années 1970 où ma fascination pour mon élégant cousin voyait le jour, Camilo Sesto se produisait en Jesus Cristo Superstar, dont j'entendais les standards pour la première fois dans la bouche de Satur. Jesucristo, Jesucristo, yo estoy aquí – avec orchestre symphonique et guitares électriques… Je ne me souviens plus s'il avait assisté à une des représentations de ce spectacle américain adapté en castillan. Certainement pas. Sa famille était aussi pauvre que la mienne et les sorties étaient pour ainsi dire inexistantes. C'est le cinéma qui viendra plus tard, mais c'est une autre histoire.
J'avais 11 ou 12 ans et j'essayais de trouver une manière de vivre, loin de la crasse et de l'ignorance. Avec Satur, son frère Loren, et les copains de ce quartier périphérique et populaire de Madrid, nous partagions l'amour du foot, le seul sport à portée de nos bourses, sur un terrain vague occupé plus loin par les gitans ou dans la cour bétonnée d'une annexe de la fac du coin. Ce n'était pas par la musique populaire que je m'élèverais, devinais-je certainement – après tout, c'était le style de musique que nous écoutions à la maison… Mais lorsque je voyais, lors de la retransmission d'une émission de variétés, mon cousin vibrer pour Camilo Sesto, dont il connaissait les paroles par cœur, j'en fis également mon pain quotidien. Le temps des vacances. Un ou deux ans plus tard, à la mort du generalisimo, nous nous installions dans un village des environs de Madrid, et la variété espagnole, résistant à la movida dont je n'avais aucun écho, flottait dans l'air, et le juke-box, du bar-restaurant tenu par mes parents. Lorsque les difficultés matérielles arrivèrent, mon frère et moi nous installions chez mon oncle Satur. L'aîné que j'avais pris pour modèle devait déjà être majeur – il est un peu plus âgé que ma sœur il me semble. Et l'une de ses mimiques préférées, lorsque sa mère dépressive l'exaspérait, ou son frère ou sa sœur, rarement son père, était de mimer son idole, légèrement moqueur, à ma grande satisfaction tant je trouvais Camilo parfois bien ridicule, la main balayant l'air avant de se refermer en un poing vengeur accompagné d'un Ya no puedo más. L'ambiguité sexuelle du chanteur devait séduire Satur qui, très beau jeune homme, était toujours entouré d'une cour de jeunes filles, ce qui m'excitait plutôt mais l'indifférait secrètement. Ce n'est que quelques années plus tard, alors que je connaissais mes premiers déboires amoureux, que nous nous retrouvâmes autour du cinéma, auquel Satur et ses amis m'initièrent, faute de trouver un autre terrain d'entente. Et tandis qu'ils célébraient l'explosion libératrice de la nuit madrilène sur les terrasses de la Castellana ou dans des bars obscurs de Chueca, je traînais mon spleen en flirtant avec une jolie blonde madrilène à qui j'offrais des livres de Perec en castillan que je n'avais pas même lus en V.O. ou dans les étages de la Casa del libro sur Gran Vía… Tout m'échappait dans la poursuite de cette vaine fuite des origines. Comme elle semble loin aujourd'hui, et loupée, en apprenant cette nouvelle. Hier soir encore, je tentais d'expliquer à ma chérie, à qui j'avais montré des vidéos de Camilo Sesto il y a quelques mois, combien Madrid, ce que j'en ai connu du moins, me manquait. Mais il était impossible de le lui faire entendre.
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