jeudi 25 septembre 2014

Le prix à payer



Une banlieue industrielle, polluée et anonyme, développée dans l’ombre de la grande ville voisine, Chicago. Tel est le décor de Price (Summer Crossing), récit qui se déroule, comme son titre original l’indique, le temps d’un été, au tout début des années 1960. Dramaturge reconnu, oscarisé pour son premier scénario de cinéma, Stojan Tesich est né en 1942 dans l’ex-Yougoslavie. Adolescent, il voit sa famille s’installer aux Etats-Unis et plonge avec obstination dans sa langue d’adoption, se rêvant romancier. Il succombera à une crise cardiaque en 1996, après avoir bouclé Karoo, son deuxième roman.  
Price est publié en 1982 aux Etats-Unis. Fruit d’une dizaine d’années de maturation, ce texte est contemporain du scénario que signe Tesich pour le film d’Arthur Penn, Georgia (Four friends). Le personnage principal de Georgia s’appelle Danilo Prozor. Enfant d’immigrés yougoslaves, il est entouré de deux amis inséparables et d’une jeune fille un peu fantasque, source de ses premiers émois et regrets. Dans le roman, petite variante, Danilo Prozor est devenu Daniel Price et seule sa mère est originaire des Balkans.
A tout juste 18 ans, en une saison ardente, Daniel Price va voir sa vie lui échapper. Tout commence par un combat de lutte. Si Price l’emporte, il obtiendra une bourse pour entrer à l’université et tournera ainsi le dos au destin réservé à tout enfant d’ouvriers : une place à l’usine du coin ou aux espaces verts de la ville, un mariage précoce, une vie monotone, pas choisie, calquée sur celle de ses parents. Etrangement, alors qu’il est sur le point de l’emporter, Price renonce, provoquant sa défaite et glissant dans une parenthèse de torpeur. Ce même soir, il fait la rencontre de Rachel, une jeune femme étrange et fascinante. En plongeant dans cette histoire d’amour bancale, avec l’obsession et l’arrogance dictées par son âge, s’essayant à la poésie pour séduire Rachel, tout en s’éloignant de ses deux  fidèles acolytes et de leur devenir, Price cherche à s’abstraire du réel, du drame qui se noue chez lui entre un père malade et une mère infidèle. Quel garçon de 18 ans, découvrant à peine la vie, peut entendre son père, désignant la tumeur qui le ronge, dresser cet amer constat : « Il y a du sang vicié là-dedans. Des choses mortes. Des rêves délavés et brisés. Nous en avons tous. Nos têtes en sont pleines. La mienne en tout cas. Elle en est pleine. A une époque, pourtant... c'était une cage à oiseaux, propre et nette, avec un rossignol à l'intérieur... et il chantait d'une voix pure et fraîche... la chanson de ma vie. » ? Et comment ne pas fermer les yeux devant une mère épuisée par son travail de femme de ménage, de nuit, dans la grande ville voisine et ne pouvant faire face aux frais d’hospitalisation de son mari ? 
Karoo dressait un portrait impitoyable de l’industrie cinématographique à travers le parcours chaotique d’un scénariste désabusé et cynique. C’était l’œuvre d’un auteur ayant connu le succès et ses désillusions. Et on pense à John Fante, cet autre (petit-)fils d'ouviers immigrés, qui faillit égarer son talent à Hollywood. Forcément. Mais, au-delà de ce qui ressemble à roman d’apprentissage, Price est le tombeau des rêves, la face cachée d’une certaine mythologie américaine encore tenace pour tout immigré, la certitude d’y trouver une vie meilleure que sur sa terre natale. 

Steve Tesich, Price, éditions Monsieur Toussaint Louverture. Ce sont ces mêmes précieuses éditions qui avaient proposé la première traduction en français de Karoo en 2012.

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