dimanche 27 septembre 2020

Comment expliquer ça ?

 

Harry Gruyaert


Rétrospectivement, je m’aperçois que ce besoin de boire était, au début, une affaire de mentalité, de nerfs, d’exubérance. Comment expliquer ça ?
Je vais l’essayer. Physiologiquement, du point de vue du palais et de l’estomac, l’alcool ne cessait de m’inspirer du dégoût. Les meilleures liqueurs ne me séduisaient pas plus que je n’avais apprécié la bière à l’âge de cinq ans, ou l’âpre vin à sept ans. Dès que je me trouvais seul, à écrire ou à étudier, je n’y pensais plus. Mais je vieillissais, je devenais prudent, ou sénile, comme on voudra. Les propos que j’entendais en société me plaisaient beaucoup moins qu’autrefois, si bien que c’était une torture pour moi d’écouter les platitudes et les stupidités des femmes, les arrogantes prétentions et les discours pompeux de pygmées à demi cuits. C’est le tribut qu’on doit payer quand on a trop lu ou qu’on est soi-même un imbécile, et il importe peu d’approfondir l’origine de mon mal : l’essentiel, c’est que je souffrais. Pour moi disparaissaient la vie, la gaieté, l’intérêt que je trouvais jadis dans mes relations avec mes semblables.
Je m’étais élevé trop haut parmi les étoiles ou peut-être me réveillais-je d’un sommeil trop profond, le surmenage n’avait pas provoqué chez moi de crises de nerfs. Mon pouls battait normalement. L’excellente condition de mon cœur et de mes poumons continuait à faire l’admiration des docteurs.
Tous les jours j’alignais mes mille mots. J’accomplissais avec une ponctualité rigoureuse et mêlée de joie tous les devoirs que m’imposait la vie. La nuit, je dormais comme un enfant. Mais... Mais à peine en compagnie des autres hommes, j’étais envahi par une sombre mélancolie ; dans le fond, j’avais envie de pleurer. Je ne trouvais plus la force de rire devant les solennelles proclamations d’individus que je tenais pour d’encombrants idiots. Je ne retrouvais pas non plus mon léger persiflage d’antan pour répondre aux babillages superficiels de femmes qui, sous leurs airs de sottise et de douceur, restent aussi primitives que les femelles préhistoriques, aussi naturelles et redoutables dans la poursuite de leur destinée biologique, bien qu’elles aient remplacé leur peau de bêtes par des fourrures plus rares.
Je n’étais pas pessimiste, je le jure. Je m’ennuyais, voilà tout. Trop souvent j’avais assisté au même spectacle, entendu les mêmes chansons et les mêmes plaisanteries. J’avais trop fréquenté le théâtre et j’en connaissais si bien le machinisme que ni les artifices de l’acteur en scène, ni les rires et les chants ne parvenaient à couvrir chez moi le crissement des poulies derrière les décors.
Ça ne vaut pas le coup de pénétrer dans les coulisses ; on risque d’y découvrir un ténor à la voix angélique en train de rosser sa femme. C’est pourtant ce que j’avais osé, et j’en payais les conséquences. J’étais peut-être un imbécile, mais qu’importe ? Le fait est que mes rapports sociaux avec les hommes devenaient de plus en plus pénibles. D’autre part, je dois dire qu’en de rares, très rares occasions, il m’arrivait de rencontrer des âmes d’élite ou des idiots de mon espèce avec qui je pouvais passer des heures magnifiques dans les champs d’étoiles ou dans le paradis des fous (…)

 

Jack London, John Barleycorn,
Le Cabaret de la dernière chance
,
trad. Louis Postif, ed. Libretto

 

 

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