lundi 28 septembre 2020

Sauvée

 

Vous savez, je viens d'une famille modeste, en Auvergne. Une fratrie de 4. Mon père, agriculteur, et ma mère, femme au foyer, comme on disait, n'avaient pas le bac. Ce sont des empêchés. Car mon grand-père paternel était instituteur. Au collège, je vous parle d’une époque d’avant le collège unique, mon père, issu d’une famille de 10 enfants, n’avait pas de bons résultats, décrochait. Il a été orienté vers le métier de tourneur-fraiseur à l’âge de 15 ans. Vous savez, dans les familles nombreuses, on ne fait pas de cas des individualités : ça passe ou ça casse... Ma mère présente un profil semblable. En seconde, son père a refusé qu'elle redouble.  Il l’a poussée vers un CAP de vendeuse afin qu’un jour, elle puisse reprendre la boulangerie familiale. Mais elle s'est enfuie, puis a rencontré mon père...
J’ai 11 ans lorsque ma mère décède brutalement. Le chagrin est de courte durée car je suis l’aînée et je dois m'occuper de mon frère et de mes deux sœurs. La vie n’est pas simple, vous pouvez sans mal l'imaginer.
Comment m'en sortir ? J'ai la chance d’être bonne élève et je décide de tout miser sur les études. Mon prof de lettres conseille à mon père de me faire postuler pour les grandes hypokhâgnes. Il hésite, j’insiste et je suis admise au lycée Henri IV. A Paris
! Ce sera un véritable choc culturel pour moi. Je n’ai pas vraiment profité de la vie parisienne, ou de ma prépa, car je n'ai pas un rond contrairement à mes camarades qui la plupart ont de l'argent et, par leur milieu, possèdent tous les codes. Je rate normale sup. J'enchaîne les diplômes : licence, maîtrise, puis le Capès que je réussis du premier coup. Mais je n'ose pas me présenter à l'agrégation. Je ne me sens pas légitime. Mes profs de fac me poussent pourtant, me conseillant de faire un rapport de stage pour la passer. Mais je n'ai aucun revenu, mise à part une bourse et mon père ne peut pas m'aider, mon frère et mes sœurs sont encore à sa charge. Il me faut un poste et je deviens prof. Je me dis que Camus n'a jamais pu passer l'agrégation, tuberculeux et trop fragile, les médecins le lui avaient interdit. Sartre lui, bien né et en bonne santé, avait tous les codes, toutes les ressources morales et physiques pour réussir... Ce n'est que l'année dernière que j'ai passé l'agrégation et que je l’ai réussie. Entre-temps, j’ai rencontré un homme, avec qui j’ai eu deux enfants. Je cherchais, je pense, une certaine normalité et ne voulais pas voir que ce type était un imbécile. Ma fille n’avait pas cinq ans lorsque nous nous sommes séparés. Je me  retrouve seule car le juge m’accorde la garde des enfants.
J’essaie, dans mon métier, dans ma vie, de lutter contre le déterminisme social car je sais combien il est plus difficile de se construire, se réaliser, quand on n'a pas un socle initial qui nous le permet. Du moins, à égalité d'intelligence ou de désir, est-ce bien plus long, bien plus compliqué, pour certaines personnes que pour d'autres. 
Dans un sens, je peux dire que la littérature m’a sauvée.
Évidemment, ce sont nos histoires personnelles qui nous lient à des auteurs. Camus, dont je vous parlais, j'ai l'impression qu'il a écrit toute son œuvre pour moi. Quelqu’un comme Yourcenar aussi... C’est peut-être ça, un chef-d'œuvre, l’impression que son universalité ne parle qu’à vous seul.
Annie Ernaux m’a également beaucoup marquée. La Place, notamment, où elle raconte la distance culturelle, et sociale, qui s'établit avec son père lorsqu'elle se lance dans ses études. Une écriture dite blanche, sans affects qui a la froideur mais aussi l'intensité du constat (un peu comme chez Modiano). Et en lisant La Femme gelée, j’ai beaucoup pensé à ma mère, mais aussi à la vie à laquelle j'ai en partie échappé. L'importance de Virginia Woolf et notamment, bien sûr, de son essai Une chambre à soi. Et René Char… D'autres aussi, mais je ne veux pas vous embêter avec ces listes, somme toute certainement classiques. De plus, je ne parle que de moi. Et vous
, alors?

 

 

 

5 commentaires:

  1. Réponses
    1. Moi aussi, Kwarkito, j'aime beaucoup ce témoignage... Et la question finale...

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  2. Si la majorité a raison, si cette musique dans les cafés, ces divertissements de masse,
    ces êtres américanisés aux désirs tellement vite assouvis représentent le bien,
    alors, je suis dans l'erreur, je suis fou, je suis vraiment un loup des steppes,
    comme je me suis souvent surnommé moi-même ;
    un animal égaré dans un monde qui lui est étranger et incompréhensible.
    Hermann Hesse, Le Loup des steppes

    Rassure-toi, Hermann, tu n'es pas le seul...

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  3. « Je n'avais envie d'aller nulle part. Sans conviction, j'ai demandé au chauffeur de taxi de m'emmener au casino. Il a tourné vers moi une trogne rougeaude où deux petits yeux noirs luisaient méchamment. Il sentait le vin. Il a étouffé un petit rire et s'est mis en route. En un éclair, il m'a semblé voir le monde, enfin : un bordel étouffant, dirigé par un tenancier ivre. »

    Après, est-ce que ça sauve, Martinet ? Pas sûr. Ça aide à mettre des mots, des images sur ce qui étouffe à l'intérieur, sur cette hideuse normalité aliénée, qui cerne où qu'on aille à en broyer la raison. Au mieux, ça offre une certaine clarté intime, permettant de saisir, au moins en soi, ce qu'on arrive à bredouiller à peine lorsqu'on s'essaie, une fois encore, à « causer aux gens », qui sont partout. Partout.

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