samedi 14 juillet 2018

Ecrasés




- Une sorte d'effervescence…
- …Arrête tes conneries.
- Je le sens. C'est dans l'air…
- Ce que je sens, moi, c'est que t'as un peu abusé de la bibine durant ce mondial…
- Pas que. Mais ça fait du bien.
- De se lâcher un peu ?
- Oui, le pays en avait besoin.
- « Le pays en avait besoin » ! T'as lu ça dans le journal ?
- Oh, on ne peut parler de rien avec toi… T'es toujours là avec ton air dépressif…
- Lucide, pas dépressif. Nuance.
- Le résultat est le même, on a toujours l'impression que tu fais la gueule.
- Eh bien, figure-toi, justement, ce matin, j'ai fait un effort pour soigner mon angoisse.
- Ah oui ?
- En me levant, je me suis dis : Mon petit, il est temps de te reprendre en main, le soin de soi tout ça, tu vois ?… J'ai hésité entre l'ouverture d'un compte Instabook avec l'achat d'une centaine de followers, l'écoute revigorante d'un discours de ce jeune vieux Macron ou une lente et avide déambulation dans les rayons du Lidl en bas de chez moi…
- T'as choisi quoi finalement ?
- Je me suis lancé dans la rédaction d'un essai.
- Sur quel sujet ?
- Un traité bref, ramassé, mais complet…
- Sur quel sujet ?!
- Le bras écrasé.
- …
- Parfaitement.
- On en reprend une ?
- Tu ne t'es jamais demandé pourquoi personne n'y avait songé ?
- Au bras écrasé ?
- A lui consacrer un essai. Onfray par exemple, qui pond un livre par mois. Jamais !, ça ne l'intéresse pas. La psychanalyse, l'existentialisme, l'hédonisme, le normandisme… Mais jamais un Livre noir du bras écrasé. Ou du lit. Oui, Le Livre noir du lit, ça aurait de la gueule dans les librairies… Gros succès assuré – ça concerne tout le monde.
- Le bras écrasé ?
- Mais c'est trop tard, cher Michel, cet essai, c'est moi qui le fais ! T'avais qu'à te réveiller avant !
- Il a été malade…
- Je sais, mais à trop perdre son temps sur les plateaux télé, avec les vidéos youtubées, les interventions, son université populaire, les conférences, les signatures…, il est passé à côté du problème…
- Il faut bien qu'il en laisse un peu aux autres… Et donc, ton traité ?
- La première partie se concentre sur la sensation. Tu es au lit, avec la personne que tu aimes, tu sens, dans ton sommeil, un besoin de te coller à elle, ou le contraire – c'est plutôt le contraire qui se produit et te permet la réflexion –, et soudain, tu sens sa peau contre la tienne, sa chaleur, son haleine, mais ça ne loupe pas, tu te retrouves vite avec le bras écrasé. Jusqu'où tenir ? Doit-on repousser l'autre ? Quand doit-on partir, quitter le lit ?
- Il y a longtemps que ça ne m'est pas arrivé…
- De quitter le lit ?
- De dormir avec quelqu'un.
- De toute manière, tu n'es pas le lecteur idéal de ce genre d'essai. Ni d'aucun autre d'ailleurs. 
- Je croyais que tout le monde se sentirait concerné par ton bouquin.
- Tout le monde, sauf toi.
- Et les gens dépourvus de lit… 
- Les gens dépourvus de lit font rarement le succès d'un livre…
- Et alors, la seconde partie de ton essai ?
- Elle est plus scientifique : qu'est-ce que l'écrasement du bras produit en nous ? 
- Des fourmis ?
- Et la douleur, tu en fais quoi ?
- Tu veux dire qu'elle est indissociable de l'amour ?
- C'est ma conclusion ! 
- L'autre finit toujours par nous écraser.
- En partie.
- Onfray, tu devrais l'aimer, ce type. Il est comme toi, issu d'un milieu modeste, anarchiste…
- Mais je n'ai rien contre lui. Du moment que je ne le vois ni ne l'entends. Et qu'on ne m'oblige pas à le lire… 
- J'ai hâte d'y être ! T'es sûr que tu ne veux pas venir ?
- Sûr. A moins qu'on aille dans un bar croate… Je crois que je n'aime plus ça…
- Le foot ? Ou les bars ?
- Les deux. C'est la première fois où je vois aussi peu de matches durant une coupe du monde… C'est d'un ennui… Je me suis même endormi devant l'ordi, deux fois.
- Pendant les prolongations ?
- Avant même !
- Mais je parie que tu ne t'es pas réveillé avec le bras écrasé...
- Pire que ça : un torticolis. Et personne à qui m'en prendre !

2 commentaires: