Jean-Patrick Manchette 53 avenue Dr. A. Netter 75012 Paris le 27 novembre 1994
Cher Richard,
J'ai lu — avec retard — CUEILLE LE JOUR et j'ai trouvé ça impressionnant, formidable. Il est beau de voir avec quelle maîtrise (je ne trouve pas d'autre mot) s'associent le ton et la teneur de ton « conte ». Il y a un moment que je sais que tu t'es envolé dans les espaces supérieurs (au moins depuis UN PETIT HOMME…) mais je suis spécialement séduit par celui-ci — peut-être parce que l'élément un peu surnaturel est entièrement inclus dans l'ouvrage, ce n'est pas un supplément pseudo-poétique.
Bref, je suis ravi, j'ai eu envie de te le mettre solennellement sur le papier.
Amour à toi et aux tiens. A bientôt.
Lettre de Manchette à Morgiève, retrouvée par celui-ci avant la parution tout bientôt de l'excellent faux polar US, Le Cherokee, et reproduit par Joëlle Losfeld, son éditrice, avec l'autorisation de Doug Headline et de Mélissa Manchette.
Il me double par la droite, me coupe la route, je dois freiner et me retrouve flanqué devant la voiture qui vient en face et manque de me rentrer dedans. Miracle, mon sang ne fait pas un tour, je redémarre au quart et le rattrape au feu, me ravise. Qui suis-je me dis-je pour rappeler à l'ordre ce gamin, lui faire la morale, lui dire le bien le mal ? De quel droit me sentirais-je supérieur à ce crétin analphabète à deux roues ? Je n'ai pas lu Bouddha et il fut un temps où je m'emportais, étais prêt à en découdre en toute circonstance, avec le premier parti, je ne sais quelle sagesse, est-ce la vieillesse, à peine un soupir, je regarde ailleurs, rentre, caresse le chien, les chats, embrasse ma femme, prépare un feu, ouvre une bouteille, réprime sans frime cette envie de pleurer, me noie à l'envers, et pense à autre chose, à rien. Qui dira un jour cette sensation ?
La seule « consolation » est d’oublier qu’on a besoin d’être consolé. — Rien ne console, si ce n’est l’oubli des raisons qui créent le besoin de consolation. Toute activité étrangère au moi est facteur de consolation.
Je me suis longtemps refusé à tenir pour vrai ce que je vais dire, car compte tenu de la singularité de ma nature et du fait que l’on tend toujours à juger les autres d’après soi-même, je n’ai jamais été porté à haïr les hommes, mais au contraire à les aimer. C’est l’expérience qui, non sans résistance de ma part, a fini par me convaincre ; mais je suis sûr que les lecteurs rompus au commerce des hommes, reconnaîtront la justesse de mes propos ; tous les autres les trouveront excessifs, jusqu’au jour où l’expérience, s’ils ont jamais l’occasion de faire réellement l’expérience de la société humaine, leur ouvrira les yeux à leur tour. J’affirme que le monde n’est que l’association des coquins contre les gens de bien, des plus vils contre les plus nobles. Lorsque plusieurs coquins se rencontrent pour la première fois, ils se reconnaissent sans peine, comme par intuition, et entre eux les liens se nouent aussitôt ; si d’aventure leurs intérêts s’opposent à leur alliance, ils n’en conservent pas moins une vive sympathie les uns pour les autres et se vouent une mutuelle considération. Quand un coquin passe un contrat ou engage une affaire avec un individu de son espèce, il agit le plus souvent loyalement sans songer à le tromper ; a-t-il en revanche à traiter avec des honnêtes gens, il leur manque nécessairement de parole et, s’il y trouve avantage, s’efforce de les perdre. Il lui importe peu que ses victimes aient assez de cœur pour se venger, puisqu’il espère toujours, comme cela se vérifie presque à coup sûr, triompher de leur courage par la ruse. J’ai vu plus d’une fois des hommes d’une couardise extrême, ayant à choisir entre un coquin plus couard encore et un honnête homme plein de courage, embrasser par lâcheté le parti du coquin ; mieux, c’est ce qui arrive régulièrement aux gens du commun placés en pareille situation, car les voies de l’homme de bien sont simples et communes et celles du scélérat multiples et obscures...
ZINEB REDOUANE, 80 ans, a été tuée par une grenade lacrymogène reçue en plein visage à Marseille le 1er décembre 2018. JEROME H. a perdu son œil gauche à cause d’un tir de LBD 40 à Paris le 24 novembre 2018. PATRICK, a perdu son œil gauche à cause d’un tir de LBD 40 à Paris le 24 novembre 2018. ANTONIO, 40 ans, vivant à Pimprez, a été gravement blessé au pied par une grenade GLI F4 à Paris le 24 novembre 2018. GABRIEL, 21 ans, apprenti chaudronnier vivant dans la Sarthe, a eu la main arrachée par une grenade GLI F4 à Paris le 24 novembre 2018. SIEGFRIED, 33 ans, vivant près d’Epernay, a été gravement blessé à la main par une grenade GLI F4 à Paris le 24 novembre 2018. MAXIME W., a été brûlé à la main et a perdu définitivement l’audition à cause d’une grenade GLI F4 à Paris le 24 novembre 2018. CEDRIC P., apprenti carreleur vivant à la Possession (Réunion), a perdu son œil gauche à cause d’un tir de LBD 40 à la Possession le 27 novembre 2018. GUY B., 60 ans, a eu la mâchoire fracturée par un tir de LBD 40 à Bordeaux le 1er décembre 2018. AYHAN, 50 ans, technicien Sanofi vivant à Joué-les-Tours, a eu la main arrachée par une grenade GLI F4 à Tours le 1er décembre 2018. BENOIT, 29 ans, a été gravement blessé à la tempe par un tir de LBD 40 à Toulouse le 1er décembre 2018. Il a été placé dans le coma pour 15 jours, sa vie est en danger. MEHDI, 21 ans, a été gravement blessé lors d’un passage à tabac à Paris le 1er décembre 2018. MAXIME I., 40 ans, a eu une double fracture de la mâchoire à cause d’un tir de LBD 40 à Avignon le 1er décembre 2018. FREDERIC R., 35 ans, a eu la main arrachée par une grenade GLI F4 le 1er décembre 2018 à Bordeaux. DORIANA, 16 ans, lycéenne vivant à Grenoble, a eu le menton fracturé et deux dents cassées par un tir de LBD 40 à Grenoble le 3 décembre 2018. ISSAM, 17 ans, lycéen vivant à Garges les Gonesse, a eu la mâchoire fracturée par un tir de LBD 40 à Garges-les-Gonesse le 5 décembre 2018. OUMAR, 16 ans, lycéen vivant à Saint Jean de Braye, a eu le front fracturé par un tir de LBD 40 à Saint Jean de Braye le 5 décembre 2018. JEAN-PHILIPPE L., 16 ans, a perdu son œil gauche à cause d’un tir de LBD 40 le 6 décembre 2018 à Bézier. RAMY, 15 ans vivant à Vénissieux, a perdu son œil gauche à cause d’un tir de LBD 40 ou une grenade de désencerclement à Lyon le 6 décembre 2018. ANTONIN, 15 ans, a eu la mâchoire et la mandibule fracturées par un tir de LBD 40 à Dijon le 8 décembre 2018. THOMAS, 20 ans, étudiant vivant à Nîmes, a eu le sinus fracturé par un tir de LBD 40 à Paris le 8 décembre 2018. DAVID, tailleur de pierre vivant en région parisienne, a eu la maxillaire fracturée et la lèvre arrachée par un tir de LBD 40 à Paris le 8 décembre 2018. FIORINA L., 20 ans, étudiante vivant à Amiens, a perdu son œil gauche à cause d’un tir de LBD à Paris le 8 décembre 2018. ANTOINE B., 26 ans, a eu la main arrachée par une grenade GLI F4 à Bordeaux le 8 décembre 2018. JEAN-MARC M., 41 ans, horticulteur vivant à Saint-Georges d’Oléron, a perdu son œil droit à cause d’un tir de LBD 40 à Bordeaux le 8 décembre 2018. ANTOINE C., 25 ans, graphiste freelance vivant à Paris, a perdu son œil gauche à cause d’un tir de LBD 40 à Paris le 8 décembre 2018. CONSTANT, 43 ans, technico-commercial au chômage vivant à Bayeux, a eu le nez fracturé par un tir de LBD 40 à Mondeville le 8 décembre 2018. CLEMENT F., 17 ans, a été blessé à la joue par un tir de LBD 40 à Bordeaux le 8 décembre 2018. NICOLAS C., 38 ans, a eu la main gauche fracturée par un tir de LBD 40 à Paris le 8 décembre 2018. YANN, a eu le tibia fracturé par un tir de LBD 40 à Toulouse le 8 décembre 2018. PHILIPPE, a été gravement blessé aux côtes, avec hémorragie interne et fracture de la rate par un tir de LBD à Nantes le 8 décembre 2018 ALEXANDRE F., 37 ans, a perdu son œil droit à cause d’un tir de LBD 40 le 8 décembre 2018 à Paris. MARIEN, 27 ans, a eu une double fracture de la main droite à cause d’un tir de LBD 40 le 8 décembre 2018 à Bordeaux. FABIEN, a eu la pommette fendue et le nez fracturé par un tir de LBD 40 le 8 décembre 2018 à Paris.
La mort n'est pas un mal : elle libère l'homme de ses maux et, le privant de tous les biens, lui en enlève le désir. C'est la vieillesse qui est le mal suprême: elle ôte à l'homme toutes les jouissances, ne lui en laisse que la soif et apporte avec elle toutes les douleurs. Et pourtant, c'est la mort que l'on redoute et la vieillesse que l'on désire.
Ecrire, c’est défendre la solitude dans laquelle on se trouve ; c’est une action qui ne surgit que d’un isolement effectif, mais d’un isolement communicable, dans la mesure où, précisément, à cause de l’éloignement de toutes les choses concrètes le dévoilement de leurs relations est rendu possible.
Mais c’est une solitude qui nécessite d’être défendue, ce qui veut dire qu’elle nécessite une justification. L’écrivain défend sa solitude en montrant ce qu’il trouve en elle et uniquement en elle.
María Zambrano, Hacia un saber sobre el alma
trad. Jean-Marc Sourdillon, Jean-Maurice Teurlay
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Et, sous tous les noms dont il peut se parer, fascisme, démocratie ou dictature du prolétariat, l’ennemi capital reste l’appareil administratif, policier et militaire ; non pas celui d’en face, qui n’est notre ennemi qu’autant qu’il est celui de nos frères, mais celui qui se dit notre défenseur et fait de nous ses esclaves. Dans n’importe quelle circonstance, la pire trahison possible consiste toujours à accepter de se subordonner à cet appareil et de fouler aux pieds pour le servir, en soi-même et chez autrui, toutes les valeurs humaines.
Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin, après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée.
Combien souvent, et sottement à l’aventure, ai-je étendu mon livre à parler de soi ?
Montaigne
Il semble bien difficile de dire s'il y a quelque chose de plus contraire à la morale que de parler sans discontinuer de soi-même, ou de plus rare qu'un homme exempt d'un tel défaut.
Pas un jour, ces temps-ci, sans agitation, paroles, colères, enthousiasmes, gestes inutiles, excès en tout genre. Comme si nous devions nous prouver en permanence que nous sommes encore en vie.
N’apprends qu’avec réserve. Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre ce que naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête – innocent ! – sans songer aux conséquences.
« France Culture aurait dû être un univers de gens cultivés donc agréables. Dans les faits, c’étaient des tueurs ». Celle qui s'exprime ainsi s'appelait Pascale Casanova. Cette dingote de littérature est morte le 29 septembre dernier à 59 ans dans une magnifique indifférence. J'avais croisé cette proche de Bourdieu, dont les héros se nommaient Beckett ou Kafka, vers 1995 dans une des émissions qu'elle anima sur la radio publique et où elle eut la saugrenuité de m'inviter à deux reprises il me semble. Impressionné par la dame, et le lieu, qu'est-ce que je foutais là ?, j'ai le souvenir d'avoir barboté une phrase par séance.
Acrimed a mis en ligne récemment un long et instructif entretien de Pascale Casanova avec Yves Lacascade, datant de 2017, et publié à l'origine dans le numéro 148-149 du Journal des anthropologues. Extrait :
- Yves Lacascade : Comment as-tu commencé à travailler à France Culture ?
- Pascale Casanova : Je crois que c’était par un membre de l’équipe du Panorama : comme ils cherchaient des gens en province, il m’a proposé d’y participer. À l’époque, au Panorama, il y avait des sujets sur les expos à Bordeaux, à Lyon, et donc moi je faisais de petits reportages sur ce qui se passait dans ma région, du journalisme culturel en quelque sorte. Je lisais La Nouvelle République pour avoir des idées de sujet. J’avais été mise en contact avec Duchateau par l’un de mes professeurs en licence et maîtrise de lettres à Tours. Voilà, c’est comme ça que je suis entrée peu à peu. Je « montais » à Paris pour commenter en direct mes reportages. Ça a dû durer trois ou quatre ans. Et puis l’émission s’est allongée et Duchateau m’a proposé de venir plus souvent et de faire d’autres sujets. Je faisais aussi des choses au mois d’août : je lançais des débats, des magazines, des choses enregistrées, pas en direct, mais des bobinos, des rediffusions. Duchateau me le faisait faire aussi à Noël, quand les autres n’étaient pas là. C’était très technique. Ça faisait partie de l’apprentissage. Ça m’apprenait à causer.
Je m'obstine à établir une différence entre imbécillité et intelligence, et ce n'est pas aussi facile qu'il y paraît.
Pour commencer, l’imbécillité humaine est si foisonnante qu’une bonne partie échoit aux êtres intelligents, qui l’utilisent avec plus d’agilité et de confiance que ne le ferait un imbécile. Les imbéciles s'obstinent à faire (et c'est bien) ou à dire (ce qui est moins bien) des choses intelligentes. En revanche, on voit bien que les intelligents font ou disent des imbécillités tout le temps, sans le vouloir. L'imbécillité et l'intelligence se trouvent comme dans des vases communicants, passant constamment de l'un à l'autre ; il arrive qu'elles se repoussent mais, en général, elles se mélangent bien et elles créent des amitiés, des relations, des alliances et des mariages qui ne s'expliquent pas, et dont les gens disent : mais comment est-ce possible ?
Augusto Monterroso, La Lettre e,
trad. Christine Monot, éd. Passage du Nord-Ouest
Le 28 octobre 1919, André Gide écrit dans son Journal :
Hier, visite de Valéry. Il me répète que, depuis nombre d’années, il n’a écrit que sur commande et que pressé par le besoin d’argent.
- C’est-à-dire dire que depuis longtemps, tu n’as rien écrit pour ton plaisir ?
- Pour mon plaisir ? reprend-il. Mais mon plaisir est précisément de ne rien écrire. J’aurais fais autre chose que d'écrire, pour mon plaisir. Non ; non ; je n’ai rien écrit, et je n’écris rien que contraint, forcé et en pestant.
J'entends passer le temps, Comme à Ostende, Monsieur William, Ne chantez pas la mort, Le Temps du tango…, «Quand on dit Caussimon on dit le verbe juste, la césure incassable et la rime comme un rappel de l'aventure et de l'idée première », affirmait Léo Ferré. Interprète de rôles et de chansons, poète, auteur dans l'ombre du grand Léo, et d'autres, Jean-Roger Caussimon s'est éteint un 20 octobre à Paris, sans exil fiscal et sans hommage national. L'été dernier, célébration confidentielle du centenaire de sa naissance et, la nuit dernière, bel effort de France culture qui nous livre une bonne partie de ses archives Caussimon dont un portrait en trois parties réalisé en 1969.
Et en supplément, ce petit docu des familles, à la mise en scène improbable, et indispensable. A la vôtre !